Georg Ernst Stahl (1659-1734) est l’auteur de la théorie du "phlogistique", qui a constitué, malgré son nom étrange, ce qui peut être considéré comme la première vraie révolution en chimie.
La théorie a mobilisé les plus illustres chimistes de son temps. Elle mérite qu’on s’y arrête.
Georg Ernst Stahl est d’abord connu comme médecin du roi de Prusse Frédéric-Guillaume Ier. Ses travaux en biologie auront encore valeur de référence à la fin du 19ème siècle. C’est cependant à la chimie qu’il apportera sa contribution essentielle.
Il est très au fait des travaux des alchimistes, en particulier de ceux de Glauber à qui il reconnaît le mérite de "parler d’après sa propre expérience" mais dont il regrette cependant la "passion pour le chrysopée (l’alchimie) et ses expériences chimériques" qui l’ont "souvent égaré et lui ont fait prendre une route qui ne menait à rien".
En effet, comme Macquer, il est un critique sévère de la doctrine de ses prédécesseurs. Il regrette, en particulier, le manque d’intérêt des chymistes pour "le travail des mines et de la métallurgie qui était en vigueur depuis un temps immémorial en Allemagne". "Il en eût pu résulter, dit-il, des avantages plus réels et plus grands que de toutes les recherches dictées par une curiosité frivole et insensée."
La métallurgie sera donc son modèle et c’est d’abord auprès des artisans qu’il ira observer les gestes techniques, supports de sa théorie qu’il devra construire en opposition avec les doctrines alchimiques et les pratiques empiriques qui imprègnent encore toutes les activités chymiques de ses contemporains.
Parmi les auteurs qui l’ont précédé, il fait une exception : Johan Joachim Becher (1635-1682). Pourtant celui-ci, poursuivant la tradition alchimiste, considère encore tous les minéraux comme le résultat de la liaison du sel, du soufre et du mercure philosophiques. Cependant, au lieu de simples "principes", Becher affirme que, si les anciens ont eu recours à ces dénominations, c’est "parce que ces éléments ou principes se trouvent d’une façon sensible, et même, pour ainsi dire, dominent dans les corps si connus que l’on appelle soufre, mercure, et dans les sels en tant qu’ils sont sels".
Les propriétés du "vrai" soufre, du "vrai" mercure, du "vrai" sel seraient donc à l’origine des pratiques alchimiques et c’est donc avec ces "vrais" corps que le chymiste doit travailler.
Plus précisément, nous dit Stahl, citant Becher :
"C’est à ces vrais principes qu’il assigne les différents effets et propriétés des métaux, et il dit que c’est le sel qui leur donne le volume, la pesanteur, la liaison, la solidité, la fixité au feu, et la subtilité.
Le Soufre principe procure la couleur aussi bien que la combinaison intime et exacte, il facilite la fusion et la rend plus parfaite au moyen de la chaleur, parce que cet être est le plus susceptible du mouvement igné, et domine dans toutes les autres substances inflammables. En un mot c’est ce principe qui constitue proprement l’essence du feu (souligné par nous).
Le principe mercuriel est proprement ce qui constitue les métaux, ce qui les combine le plus intimement, ce qui leur donne de la liaison, de la ductilité et de la ténacité."
Stahl, lui-même, comme les alchimistes ses prédécesseurs, s’intéressera donc au sel, au mercure et, surtout, au soufre. Le soufre qui, comme il le rappelle, est pour les alchimistes le "principe" de combustibilité des métaux.
Ce "principe sulfureux" est le sujet de son "Traité du soufre". Pour lui aucun doute, le "feu principe" est une véritable matière :
"Je crois être fondé", dit-il, à affirmer "raisonnablement", que "ce principe est le feu corporel, la vraie matière du feu, le vrai principe de son mouvement dans toutes les combinaisons inflammables".
Cette "matière" du feu, il faut la nommer :
"je lui donne le nom grec de Phlogisticon, phlogistique ou inflammable".
Ce phlogistique, Stahl le reconnaîtra dans le soufre mais aussi dans le charbon et les corps combustibles comme les résines, les huiles et graisses végétales ou animales. Car, dit-il, ce principe se trouve dans les trois règnes de la Nature "au point qu’il passe immédiatement sans nulle difficulté et en un instant, du règne végétal et du règne animal dans le règne minéral et dans les substances métalliques" (p 61).
Que se passe-t-il quand brûle un morceau de charbon ? La combustion libère le "phlogistique" qui ira imprégner l’air ambiant, le transformant en "air phlogistiqué". Ce phlogistique pourra aussi se dissoudre dans l’eau dans laquelle on aura fait passer cet air, donnant à celle-ci un caractère acide, autre propriété importante du phlogistique.
Mais, d’abord, Stahl le verra en œuvre dans les métaux et c’est à la métallurgie qu’il souhaite apporter les "avantages" de la bonne connaissance de l’action du phlogistique.
Glauber regrettait que l’art des métaux soit devenu un métier, Stahl nous montre que, en réalité, ce sont les métallurgistes qui, tel monsieur Jourdain, faisaient de la chimie sans le savoir.
Citant Becher, il considère que "l’expérience ou la pratique éclaire l’esprit non seulement quand elle réussit, mais encore quand elle ne réussit point, ou quand elle donne des résultats tout différents de ceux qu’on se promettait". Comment mieux définir la nécessité d’une science expérimentale. C’est donc à l’expérience des métallurgistes, des verriers, des émailleurs qu’il attribue une bonne part de ses découvertes. Son texte est riche en descriptions des méthodes de ces artisans.
Exemple : il observe les pratiques des fondeurs de plomb. Ceux-ci considèrent leur technique comme celle de la simple fonte du minerai. Après les opérations de triage et de lavage de celui-ci, le métal qui s’y trouverait caché en serait extrait par la fusion qui séparerait les scories du métal lui-même.
Dans cette opération, l’attention de Stahl est attirée par un autre phénomène.
"J’ai souvent dans ma jeunesse demandé quelle pouvait être l’utilité ou la nécessité de fondre en mettant du charbon en poudre au fond du fourneau. Jamais on n’a pu m’en donner d’autre raison, sinon que c’était pour que le métal et surtout le plomb pût se fourrer sous le charbon, et par là être garanti contre l’action des soufflets qui le calcinerait ou le dissiperait".
Poursuivant son investigation, il fait fondre dans un creuset un minerai de plomb, la litharge :
"J’observais que chaque fois qu’il tombait un peu de charbon dans le creuset, j’obtenais toujours une portion de plomb.
Quelques fondeurs me donnèrent pour raison que le plomb se rafraichissait dans la poussière de charbon, ce qui signifiait la même chose, que le plomb s’y cachait et se garantissait par là de la grande ardeur du feu. Je ne crois donc pas que jusqu’ici les Fondeurs se soient imaginés que dans l’opération de fondre par les charbons, il y avait quelque chose qui se joignait corporellement au métal ; cependant il est bien singulier que personne ne se soit douté de la vraie raison de cette opération, depuis un temps immémorial qu’elle est mise en usage tant dans le travail en grand que dans le travail en petit, ou dans les essais."
Là réside la découverte de Stahl, étonné d’être le premier à la constater alors qu’elle saute aux yeux : le charbon n’est pas là, uniquement, pour alimenter le feu et produire la chaleur nécessaire à la fonte du minerai. Il lui apporte ce "quelque chose" qu’il contient et qui se joint "corporellement" au métal. Ou pour parler autrement : le minerai n’est pas simplement fondu dans l’opération métallurgique : il se combine à un "quelque chose".
Cet être mystérieux, ce "quelque chose" cédé par le charbon qui en est riche, est du phlogistique !
C’est donc une véritable combinaison chimique et non pas, comme on le croit jusqu’à présent, une simple fusion qui s’opère dans le four du métallurgiste. La proposition constitue une rupture radicale avec la pensée classique.
Un autre exemple vient renforcer cette conviction :
"On n’a qu’à aller chez un fondeur d’étain, lorsqu’il fait fondre de l’étain à un grand feu de charbon au point que ce métal fondu allume un morceau de papier, il se forme bientôt une pellicule à sa surface ; et lorsqu’on l’enlève il ne tarde point à s’en former une nouvelle qui, à mesure qu’on ira en avant, ressemblera plus à de la poussière ou de la cendre.
Si l’on met un peu ou beaucoup de cette cendre dans un creuset, et qu’on l’expose même au feu le plus violent sans y faire tomber aucun charbon, elle ne souffrira aucune altération ; et si l’on n’y joint du sel ou du verre comme fondant, elle restera toujours dans l’état de cendre.
D’un autre côté, si lorsque cette cendre est encore à la surface de l’étain fondu, on y joint soit de l’huile, soit de la poix, soit une résine tirée des végétaux, soit du suif, soit une autre graisse tirée des animaux, qu’on remue le tout avec un bâton ; cette cendre se fondra de nouveau et se réunira au reste de l’étain de manière qu’on n’en apercevra plus la moindre particule".
Pour Stahl, les produits végétaux et animaux, l’huile, la poix, la résine, le suif… sont également riches en phlogistique. Ils sont donc capables de le rendre à l’étain fondu qui l’a perdu et s’est transformé en une "cendre".
D’où provient ce phlogistique ? Les végétaux le puisent dans l’atmosphère "qui s’en remplit par la fermentation que subissent les feuilles qui en sont tombées, et qui en pourrissant pendant l’automne et le printemps portent dans l’air, ainsi que les huiles, les bois et les charbons brûlés, une quantité considérable de ce principe inflammable dégagé et dans son état de pureté et de simplicité primitives" (p 62).
Quant aux animaux, comme ceux-ci "tirent originairement leur nourriture des végétaux, puisque les animaux carnivores se nourrissent surtout des frugivores, il est aisé de voir d’où ils tirent en général leur partie grasse".
Ce "cycle du phlogistique" annonce bien d’autres "cycles" comme ceux de l’oxygène, de l’azote, et surtout, du carbone.
La théorie de Stahl sera largement diffusée et popularisée par les chimistes français. "La théorie de Becher, qu’il a adoptée presque en entier, est devenue, dans ses écrits, la plus lumineuse et la plus conforme de toutes avec les phénomènes de la Chymie" devaient écrire Baumé et Macquer dans leur Plan d’un cours de chymie expérimentale et raisonnée (Paris 1757).
Nous pourrons la résumer dans une forme proche de celle qu’enseignait en France Guillaume-François Rouelle(1703-1770).
Rouelle donnait à Paris des cours de chimie, véritables spectacles, qui attiraient la meilleure société de la capitale. Diderot a été son élève et a noté ses cours mais aussi Macquer et Lavoisier. Sa "chimie phlogistique", reconstruction à son usage de celle de Stahl, y était présentée d’une façon claire et dépouillée apte à convaincre ses auditeurs et au premier rang de ceux-ci, Lavoisier lui-même.
Rouelle considérait qu’un corps qui brûle libère du phlogistique, qu’il interprétait clairement comme étant la matière du feu. Certains corps peuvent même être considérés comme du phlogistique pratiquement pur, le charbon par exemple.
Les métaux aussi peuvent brûler, signe qu’ils sont composés d’une proportion de phlogistique.
L’observation montre que, dans cette combustion, le métal ne disparaît pas mais que l’on obtient ce que, jusqu’à la fin du 18ème siècle, on continue à appeler une chaux métallique. Rouelle affirme la similitude entre cette "chaux" obtenue par la combustion vive d’un métal, celle résultant d’une corrosion lente à l’air ou encore celle qui est présente dans les minerais.
Pour résumer, une chaux métallique est donc, pour lui, un métal qui a perdu son phlogistique : un métal déphlogistiqué.
La combustion ou la corrosion d’un métal s’écrira donc :
Inversement, partant de cette chaux métallique, on obtient le métal par l’action du charbon qui, non seulement apporte la chaleur nécessaire à la fusion, mais doit également être au contact du minerai, jouant lui-même le rôle d’un réactif chimique.
La réaction de réduction de la chaux en métal par le charbon s’interprète donc de façon simple : le phlogistique libéré par la combustion du charbon se fixe sur la chaux métallique et régénère le métal.
En résumé :
L’explication apparaît comme une lumineuse évidence et, de façon paradoxale, l’un des plus clairs exposés de la théorie du phlogistique est de la plume de Lavoisier qui deviendra pourtant, par la suite, son premier et plus virulent adversaire.
Nous sommes en l’année 1778. il participe à une visite d’inspection de la mine de plomb argentifère de Poullaouen, près de Huelgoat en Bretagne. Dans un rapport à l’Académie des Sciences, il détaille les méthodes métallurgiques utilisées dans cette usine réputée "moderne".
Depuis un an, dans un "Mémoire sur la combustion en général", il avait engagé ouvertement le combat contre le phlogistique. Cependant son rapport, acte de nature administrative, est un modèle de mise en œuvre de la théorie de Stahl.
Le minerai de Poullaouen est un sulfure de plomb (la galène) qui doit d’abord subir un "grillage" pour être transformé en oxyde de plomb avec libération de dioxyde de soufre. L’oxyde devra alors être réduit en plomb par l’action du charbon.
Lavoisier décrit la méthode :
" La première opération à faire est de griller la mine (le minerai) pour détruire le soufre par combustion et pour le volatiliser. Cette opération ne peut se faire sans qu’une partie du métal se réduise en chaux ; et on ne peut le ramener à l’état métallique que par l’addition de phlogistique (souligné par nous)".
Après avoir décrit le fourneau utilisé, Lavoisier décrit le procédé :
" De temps en temps on jette dans le fourneau quelques pelletées de menu charbon de terre ou de bois, pour rendre le phlogistique au métal, et ce dernier, lorsqu’il est fondu et revivifié, se rassemble par la pente naturelle du fourneau dans le milieu, où on a soin de le tenir toujours couvert avec du charbon embrasé."
Jusqu’à la fin de ces années 1770, le phlogistique est donc bien installé dans le paysage de la chimie. Ce "feu" n’est plus le subtil élément des premiers philosophes grecs. Passé entre les mains des alchimistes puis de leurs successeurs, il a acquis une existence quasi matérielle. Il n’en a pris que plus de force.
L’eau et l’air, eux-mêmes reconnus comme éléments, seront, à leur tour, bientôt soumis à l’épreuve des faits.
Cette histoire est évoquée dans :
Suivre le parcours de l’oxygène depuis les grimoires des alchimistes jusqu’aux laboratoires des chimistes, avant qu’il ne s’échappe dans notre environnement quotidien. Aujourd’hui, les formules chimiques O2, H2O, CO2,... se sont échappées des laboratoires et des livres scolaires pour investir notre vocabulaire quotidien.
Parmi eux, l’oxygène, élément indispensable à la vie, apparaît comme un nouvel élixir de jouvence et échappe aux chimistes pour devenir source d’inspiration poétique, picturale, musicale et objet de nouveaux mythes.
A travers cette histoire de l’oxygène, foisonnante de récits qui se côtoient, s’opposent et se mêlent, l’auteur présente une chimie avant les formules et les équations mais aussi montre qu’elle n’est pas seulement affaire de laboratoires et d’industrie, mais élément à part entière de la culture humaine.
Biographie de l’auteur
Gérard Borvon a été enseignant de physique-chimie en lycée et formateur en histoire des sciences à l’IUFM de Bretagne. Auteur de nombreux travaux visant à diffuser la culture scientifique, il a déjà publié chez Vuibert une Histoire de l’électricité, de l’ambre à l’électron (2009).