En introduction de ses "Elemens de chymie théorique", Pierre-Joseph Macquer (1718-1784) souhaite faire valoir que cette science naissante peut, à présent, revendiquer un statut équivalent à celui de la géométrie.
Dans ce but, il s’emploie à la dégager de l’Alchymie, cet "énorme confusion de faits" dont il déclare qu’ils "étaient il y a quelque temps toute la science des Chymistes".
Cette Alchymie dont il regrette le reste de filiation qui s’exprime dans ce nom partagé par les deux disciplines.
C’est un mal, écrit-il dans son dictionnaire de Chymie, "pour une fille pleine d’esprit et de raison, mais fort peu connue, de porter le nom d’une mère fameuse pour ses inepties et ses extravagances".
Justement sévère qu’il tempère, cependant, en reconnaissant que l’activité alchymique été l’occasion de beaucoup de "découvertes curieuses et avantageuses".
"Depuis que les hommes, revenus de leurs anciens préjugés, ont senti en cultivant les sciences et la physique, que ce n’était points par de vains raisonnements qu’ils pouvaient parvenir à connaître les causes de tous les phénomènes que l’univers ne cesse de leur offrir ; mais que les bornes prescrites à leur esprit, ne leur laissaient d’autre moyen d’approfondir les merveilles de la nature, que l’usage de leur sens, c’est-à-dire l’expérience : on peut dire avec vérité que la Physique a entièrement changé de face, et qu’elle a fait plus de progrès dans l’espace d’un siècle et demi qu’il y a qu’on suit cette méthode, qu’elle n’en avait fait dans les milliers d’années qui ont précédé.
Mais si cela est vrai à l’égard des autres parties de la physique, la chose est en quelque sorte encore plus certaine par rapport à la chimie. Quoiqu’on ne puisse dire que cette science ait jamais été destituée d’expériences, cependant elle était tombée dans le même inconvénient que les autres, parce que ceux qui la cultivaient ne faisaient leurs expériences qu’en conséquence de raisonnements et de principes qui n’avaient de fondement que dans leur imagination.
De là cet amas mal assorti, et cet énorme confusion de faits qui étaient il y a quelque temps toute la science des chymistes. La plupart (c’était ceux principalement qui prenaient le fastueux nom d’alchymiste) croyaient, par exemple, que les métaux n’étaient qu’un or commencé et ébauché par la nature, qui par la coction qu’ils éprouvaient dans les entrailles de la terre, acquéraient différents degrés de maturité et de perfection, et pouvaient enfin devenir entièrement semblables à ce beau métal.
Sur ce principe qui, s’il n’est pas démontré absolument faux, est au moins dénué de toute certitude, et n’est fondé sur aucune observation, ils ont entrepris d’achever l’ouvrage de la nature, et de procurer aux métaux imparfaits cette coction si désirable. Pour y parvenir, ils ont fait une infinité d’expériences et de tentatives, qui n’ont servi qu’à démentir leur système et à faire sentir aux plus sensés combien était défectueuse la méthode qu’ils avaient employée.
Cependant, comme les faits ne sont jamais inutiles en physique, il est arrivé que ces expériences, quoiqu’infructueuses à l’égard de l’objet pour lequel elles avaient été entreprises, ont été l’occasion de beaucoup d’autres découvertes curieuses et avantageuses.
L’effet que cela a produit a été d’exciter le courage de ces Chymistes, ou plutôt Alchymistes, qui regardaient ces succès comme des acheminements au grand œuvre, et d’augmenter beaucoup la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes, et de leur science, qu’ils préféraient à cause de cela à toute les autres. Ils ont même poussé si loin cette idée de supériorité, qu’ils ont regardé le reste des hommes comme indignes ou incapables de s’élever à des connaissances si sublimes.
En conséquence, la Chymie est devenue une science occulte et mystérieuse ; ses expressions n’étaient que des figures, ses tours de phrase des métaphores, ses axiomes des énigmes, en un mot le caractère propre de leur langage était d’être obscur et inintelligible.
Par ce moyen ces Chymistes, en voulant cacher leurs secrets, avaient rendu leur Art inutile au genre humain, et de là justement méprisable. Mais enfin le goût de la vraie physique a prévalu dans la Chymie, comme dans les autres sciences. Il s’est élevé de grands génies, des hommes assez généreux pour croire que leur savoir ne serait véritablement estimable qu’autant qu’il serait profitable à la société. Ils ont fait leurs efforts pour rendre publiques et utiles, tant de belles connaissances auparavant infructueuses ; ils ont tiré le voile qui couvrait la Chymie : et cette science en sortant des profondes ténèbres dans lesquelles elle était cachée depuis tant de siècles, n’a fait que gagner à se montrer au grand jour.
Plusieurs sociétés de savants se sont formées dans les Royaumes les plus éclairés de l’Europe : elles ont travaillé à l’envi les unes des autres à l’exécution d’un si beau projet ; la science est devenue communicative, la Chymie a fait des progrès rapides, les Arts qui en dépendent se sont enrichis et perfectionnés ; elle a pris une forme nouvelle, en un mot elle a mérité pour lors véritablement le nom de science, ayant ses principes et ses règles fondés sur de solides expériences et des raisonnements conséquents.
Depuis ce temps, les connaissance des chymistes se sont tellement multipliées, et celles qu’ils acquièrent encore par une expérience journalière augmentent si fort l’étendue de leur Art, qu’il faut aussi des livres d’une très grande étendue pour le décrire en entier. En un mot on peut en quelque sorte comparer à présent la chimie à la géométrie ; l’une et l’autre science offre une matière extrêmement ample qui augmente considérablement chaque jour ; elles sont toutes deux le fondement des Arts utiles et même nécessaires à la société ; elles ont leurs axiomes et leurs principes certains, les uns démontrés par l’évidence, et les autres appuyés sur l’expérience ; par conséquent l’une peut aussi bien que l’autre être réduite à certaines vérités fondamentales qui sont la source de toutes les autres. Ce sont ces vérités fondamentales qui réunies ensemble, et présentées avec ordre et précision forment ce qu’on appelle éléments d’une science."
Pierre-Joseph Macquer
Cette sévérité n’empêche pas Macquer d’adopter un symbolisme directement inspiré de celui des alchimistes ou d’utiliser des instruments issus de leurs laboratoires.
Macquer, Eléments de chimie théorique, 1749.
Voir aussi son Dictionnaire de Chymie.
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Suivre le parcours de l’oxygène depuis les grimoires des alchimistes jusqu’aux laboratoires des chimistes, avant qu’il n’investisse notre environnement quotidien.
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