Par Gérard Borvon
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L'inventeur de la soie artificielle.
C'est d'abord un article de la revue "La Nature" datée de 1898 qui nous avait révélé l'existence de
"Cette curieuse industrie, dont la France a droit d’être fière, atteint à la période de grande fabrication. Une puissante société a établi à Besançon une usine colossale dont les produits s'emploient de plus en plus dans l'industrie de la soie"
Son inventeur, Hilaire de Chardonnet (1839-1924) est un ingénieur et industriel de Besançon. En 1884 il dépose un brevet pour une soie artificielle à base de collodion ou nitrocellulose et crée une usine pour sa production, en 1892, à Besançon.
Le procédé est décrit avec détails : fabrication du coton poudre par action d’un mélange d’acide nitrique et d’acide sulfurique sur le coton, lavage et séchage du fulmicoton obtenu, dissolution dans un mélange d’alcool et d’éther sous forte pression, filtration du collodion obtenu, envoi sous forte pression dans une filière, moulinage et retordage pour constituer des fils de diamètre voulu et, pour finir, dénitratation des fils. En effet, avant cette dernière opération, les fils ne sont encore que du coton-poudre, c’est-à-dire un explosif. En plongeant les écheveaux terminés dans une solution de sulfure d’ammonium, qui élimine l’essentiel de l’acide nitrique, on obtient une soie artificielle qui, nous dit l’auteur de l’article, "est aussi belle et aussi brillante que les soies naturelles les plus estimées", même si, reconnaît-il, elle est moins résistante.
L'oeuvre de Hilaire de Chardonnet est développée par Jean-Marie Michel dans "Chardonnet et le premier textile industriel"
On peut lire ecore le discours prononcé par Gabriel Bertrand, membre de l'Académie des Sciences sur "Les découvertes scientifiques du Comte de Chardonnet et l'invention de la soie artificielle", lu le jeudi 28 mai 1936 à l'occasion du cinquantenaire de la soie artificielle à Besançon.
Un lecteur me fait savoir que "Lorsque je suis arrivé à Besançon pour mes études supérieures les "bizuths" de chimie allaient en blouse blanche se prosterner devant ce monument."
De Besançon à Rennes
Abandonné par ses actionnaires Franc-Comtois, Hilaire de Chardonnet crée de nouvelles usines dont l'une à Rennes. Dans son livre "On chantait rouge", Charles Tillon, le mutin de la Mer Rouge, licencié dès que ses employeurs connaissent son passé militant, rend hommage à celui qui l'a embauché dans son usine de Rennes. L'amour partagé de la technique aura fait se rencontrer le jeune ouvrier ajusteur de 25 ans et révolutionnaire déclaré, et le vieil ingénieur, , polytechnicien, aristocrate et nostalgique de la royauté.
Le révolutionnaire et l'aristocrate.
Nous reproduisons ici le texte de Charles Tillon qui décrit en connaisseur la technique et l'ambiance de ces premiers ateliers de textile industriel dont la matière première était encore un produit naturel : la cellulose.
En introduction il regrette l'oubli trop général des inventeurs de dispositifs techniques à l'origine de puissantes industries. La voiture s'est banalisée mais qui sait, écrit-il, que l'inventeur du carburateur est le mécano de Clermont-Ferrand Laforest ?
"Les actionnaires des industries chimiques et textiles connaissent-ils mieux M. de Chardonnet, le vétitable inventeur de la soie artificielle ? Je voudrais rendre hommage à sa mémoire, en évoquant ici les souvenirs d'un maître d'industrie que je n'ai connu qu'indulgent. Mais qui fut dévoré par ses frères.
M. de Chardonnet était né à Besançon, trente-sept ans après Victor Hugo. Un de ses grands-pères avait été élu député de la noblesse aux Etats généraux comme mon grand-oncle le père Gérard l'avait été comme paysan, et ils avaient ensemble, avec Robespierre et les Jacobins, en juin 1991, voté la loi cynique du Rennais Le Chapelier contre le droit de grève des ouvriers, en croyant supprimer les corporations et aider au progrès !
Louis de Chardonnet, sorti de Polytechnique, fixa surtout sa curiosité sur les études naturalistes. Ce fut alors qu'il se passionnait pour l'étude de la maladie des vers à soie qu'une intuition le poussa à rechercher l'origine de leurs sécrétions, puis par la suite à tenter d'imiter le travail de la nature. Il vécut ainsi trente années préoccupé de l'idée de fabrique de la soie artificielle au bénéfice de l'industrie.
Son biographe l'avait connu grand de taille. Je ne le vis que tassé par l'âge, sous une forêt de cheveux blancs. Son visage, mangé par des favoris neigeux à l'autrichienne, s'éclairait d'yeux gris où brûlait toujours cette "fierté gaillarde" dont nous parle A. Demoment (Auguste Demoment, Un grand inventeur : le Comte de Chardonnet 1839-1924, Paris, édit. La Colombe, 1953).
J'ignorais alors la longue patience d'une partie de sa vie passée à répéter pour son tourment : "Le ver à soie a deux filières... le bombyx file aussi le coton... Or, la feuille de mûrier est riche en cellulose... Mais comment reproduire la cellulose liquide ? ". Le problème résolu après mille déboires, il monta sa première usine à Besançon en 1891. Incendies à répétition, puis un malaxeur de pâte, en sautant, éparpille le tout dans le Doubs... ! Les fournisseurs d'argent veulent alors déposséder l'inventeur. Il doit s'entendre avec des Suisses pour une autre usine : on lui vole son brevet ! C'est que la guerre des soies commence, animée par la haine perfide des soyeux de Lyon. Viennent alors les procès, les dettes... Le savant dédaignera l'argent et se laissera plumer, d'abord par des princes espagnols en mal de trône, puis par des concurrents sans scrupules, hargneux de voir sa production prendre commerce. Jamais il n'abandonnera ses recherches qui lui procureront quarante-huit brevets d'invention, dont un pour "un moteur léger à pétrole" destiné à l'aérostation ! En France, un concurrent se dresse devant lui en 1913 : la société La Viscose. Et la guerre le surprend, ruiné par les revers.
La paix revenue, M. de Chardonnet va placer son dernier espoir dans la création à Rennes d'une soirie qui lui permette d'utiliser un nouveau procédé de nitration pour la fabrication du collodion dont il devrait tirer une production plus compétitive. J'allais être témoin de la peine qu'il prit.
Tout commençait dans l'usine de Rennes par la fabrication du collodion avec du coton malaxé au sein de vastes cuves dans un mélande d'acides. On obtenait ainsi une mixture explosive, du fulmicoton, que l'on dissolvait dans un dosage d'alcool et d'éther, ce qui donnait une lourde pâte de nitro-cellulose couleur de miel, que des presses hydrauliques allaient pousser jusqu'aux ateliers de filature par des tuyauteries aboutissant à leur extrémité à des milliers de de filières en agate... Chaque filière secrétait ainsi un collodion qui, par l'évaporation de ses dissolvants, s'anoblissait en fil de soie plus ténus que les cheveux des toutes jeunes ouvrières alignées debout dans cette magnanerie chimique, devant de longs bancs parallèles où s'animait un mouvement mécanique très simple. Leur attention toujours à vif devait éviter, d'un doigt agile, que le fil ne se rompe plus d'une seconde avant de se ressouder aux autres, en s'enroulant par retors sur des bobines qu'on emportait rapidement vers de multiples opérations d'où sortirait rapidement vers de multiples opérations d'où sortirait la soie en écheveaux.
Je partageais mon temps entre cette filature et l'atelier mécanique. Dans cette usine poudrière, une atmosphère méphitique imprégnée de vapeurs formées à l'instant de la transmutation du collodion en soie intoxiquait les ouvrières. Chardonnet aurait voulu aboutir à n'employer à cette fabrication que des équipes accomplissant six heures par jour et ce problème de la production l'angoissait : comment améliorer la viscosité du collodion et parvenir à multiplier mécaniquement le filage d'une soie qui mettrait à la portée de toutes les femmes un tissu encore plus désirable et plus aimable à caresser...
L'entretien courant des machines laissait du bon temps. Par contre, si le vif-argent Simon, patron de la mécanique, m'annonçait la visite de M. de Chardonnet, je devenais fébrile. Crainte et admiration. Il avait alors quatre-vingt trois ans. Je le verrai toujours se découvrir quand il entrait sous la verrière de la filature comme pour saluer la compagnie et s'avancer vers mon établi sur un coin duquel il posait son antique gibus.
- Eh bien, monsieur, comment va la malade ?
Il s'approchait alors d'un long bâti de fonte allongé comme un monstre sur la largeur de la filature, surmonté d'un mécanisme conçu pour recevoir le mouvement par un jeu d'arbres à came et transmettre son animation à des sortes de cadrans mobiles plantés de filières minuscules. D'autres mécanismes encore et le tout compliqué d'un fourmillement de tuyaux de laiton. Depuis un an déjà, "la malade" gisait là, immobile, entre deux consultations et toujours aussi rétive à répondre aux ambitions de son inventeur. En faisant appel au concours de capitaux bretons pour l'édification de la Soierie artificielle française, Chardonnet avait promis aux actionnaires alléchés qu'ils bénéficieraient de cette nouvelle invention mécanique. Mais le premier prototype s'était en partie brisé dès la mise en route. Et depuis...
A chacune de ses visites, l'inventeur se débarrassait de sa jaquette, et se mettait à tourner autour de la gisante. Discrètement, j'attendais, après avoir une fois de plus remis la courroie de transmission qui l'animerait, à vide bien sûr, dans un effort de tension toujours redouté.
Jamais encore nous n'avions osé lui envoyer dans le ventre du collodion à filer. Après chaque expérience nouvelle, il me fallait démonter, modifier, remonter tel organe. Les manches de sa chemise empesée maculée d'huile, infatigable, le comte aux mains diaphanes prenait des notes, ébauchait un croquis. J'ignorais que j'assistais à son dernier combat contre une engeance qui l'allait vaincre. J'en connaissais comme lui les vices. L'énigme pour moi ce n'était pas la machine, mais cet homme acharné à la dominer et dont je ne savais alors presque rien si ce n'est que j'aurais acompli au besoin pour lui double journée.
Jusqu'alors, en s'en allant, il formulait de nouvelles instructions, assuré que lors d'une prochaine visite... Simon l'écoutait et esquissait un mouvement d'épaule. Il devait connaître l'humeur des actionnaires las d'attendre que la providentielle fileuse de soie donne des certitudes palpables. Mais pour l'altier vieillard seule la patience apportait la chance ! Comme en 1883, quand ses expériences sur la technique de la photographie lui permirent de discerner, dans une bavure arachnéenne de collodion, la réalité magique
a dernière fois qu'il vint à l'usine, l'inventeur me parut d'un allant moins sûr. Il se mit à piétiner autour de la "malade". Une auscultation méticuleuse... Je m'agitais pour préparer la mise en route. Aussitôt qu'elle commença à démarrer en grondant, je le vis qui posait pour la première fois la main sur le volant de la vanne destinée à introduire du collodion sous pression dans la tuyauterie. Etonné qu'il ne m'eût pas prévenu d'un tel essai à plein, je m'avançais près du vieil homme pour aider à la manoeuvre. Il resta figé. Un long moment. Puis, sa main blanche retomba et je vis qu'elle tremblait... Pathétique hésitation... ultime renoncement, je vivais le dernier attachement à son rêve !
Le comte de Chardonnet se tint encore un instant sans mouvement. Je voyais battre les veines de son front et redoutais qu'un malaise l'eût saisi. Mais non. Il se reprit, se tourna à demi pour me dire presque bas : "Je vous remercie, monsieur." Mon trouble s'accrut encore de le voir se contraindre à esquisser un sourire navré en jetant un dernier regard vers la machine qu'il abandonnait pour toujours. Il s'éloigna en se couvrant de son chapeau du passé. Je retournais à mon étau, bouleversé.
Il se trouva vingt-trois ans plus tard que, dinant un soir chez Jules Jeanneney alors ministre d'Etat et Franc-Comtois comme Chardonnet son ancien ami, j'eus la joie de pouvoir dire quels souvenirs je gardais de son compatriote. Mon hôte m'apprit alors qu'à la fin de sa vie ses revenus étaient devenus si modestes que des amis durent agir pour lui procurer une pension. Jamais le comte ne revint à l'usine de Rennes.
Il mourut en avril 1924 et fut conduit en terre par le Maréchal Foch. J'écrivis dans La Bretagne communiste du 8 avril : "L'inventeur de la soie artificielle est mort. Ceux qui à Rennes ont travaillé avec Chardonnet regretteront ce vieillard qui, à plus de 80 ans, cherchait encore avec acharnement à perfectionner une machine que les sales combines des profiteurs de son intelligence ne lui ont pas permis de sauver. Il ne craignait pas de retrousser ses manches
L'enseignement technique a gardé la mémoire de ces deux hommes. Des établissements portent leur nom. En particulier un lycée professionnel à Rennes et un Centre de formation par alternance à Besançon.
Faut-il y voir un symbole ? Le Lycée Hilaire de Chardonnet de Chalon sur Saône est présenté comme un "lycée de la nouvelle chance" qui se propose d'accueillir des élèves de 18 à 26 ans, issus de l'enseignement général, technologique ou professionnel, qui ont quitté le système scolaire depuis un an avec l'objectif de leur faire obtenir un baccalauréat en alternance en deux ans.
Sur l'usine de Besançon, voir le remarquable documentaire de FR3 Franche-Comté.
Des ouvrières et des ouvriers parlent de leur ancien métiers. Des artistes font parler les vieux murs.
VOIR. Rhodiacéta : "Tant que les murs tiennent"
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