En Bretagne, Fabrice Hamon, riverain d’une mégaporcherie, Morgan Large, journaliste locale, et François Florenty, inspecteur du travail, ont tous les trois voulu enquêter sur l'agro-industrie et découvert un beau jour qu'on leur avait dévissé une roue de voiture… Un reportage signé Inès Léraud.
Stéphanie Hamon et son mari Fabrice habitent à Landunvez, une commune bretonne de moins de 1500 habitants, dans le Finistère. Devant leur maison, une rivière passe pour se jeter dans la mer quelques mètres plus loin. Fabrice et Stéphanie déplorent avoir vu ce cours d'eau être maltraité au fil des années. Fabrice explique : "On est concernés par ces problèmes puisqu'on côtoie la rivière tous les jours. On l'a vu blanche, marron, noire aussi. Un petit ruisseau de campagne qui sillonne à travers les champs, ce n'est pas anormal qu'elle transporte de la terre, ce qui l'est, c'est l'odeur. C'était une odeur nauséabonde. Là, on a commencé à se poser des questions."
Le secteur dans lequel vivent Stéphanie et Fabrice héberge les plus gros élevages intensifs de porcs français. Leurs déjections sont répandues directement sur les champs pour servir d'engrais. Fabrice explique que le lisier des élevages intensifs n'est pas déversé comme il faudrait. "Il y a certains épandages de lisier qui sont faits respectueusement : la terre est d'abord retournée et le lisier coule dans les sillons creusés. Une fois le tracteur passé, la terre l'absorbe et il n'y a pas de surplus. À l'inverse, il y a ce que j'appelle 'l'hélicoptère à merde', où c'est simplement du fumier qui passe dans un gros ventilateur et qui projette le lisier partout. Il suffit qu'un terrain soit au dessus de la rivière pour que tout tombe dedans."
En juin 2022, Stéphanie et Fabrice s'aperçoivent de l'odeur nauséabonde qui se dégage de la rivière, proche de la plage où des gens se baignent. "Il avait plu toute la journée et au moment de traverser notre cours d'eau, on a senti une odeur infecte. On est allés voir le maire, pour l'alerter du problème. Il m'a dit que je pouvais discuter avec l'adjointe à l'environnement et lui demander de venir voir. Malheureusement elle ne pouvait pas. J'ai alors pris une bouteille vide et j'ai fait un prélèvement dans le but de faire analyser l'eau de la rivière. Elle a considéré mon prélèvement irrecevable. À mes frais, j'ai quand même fait analyser l'eau. On était à 80000 'e.coli' dans le ruisseau."
Conscient du problème, Fabrice continue de juin à septembre à prélever cette eau qui se déverse dans la mer et sur les plages à proximité. Les prélèvement révèlent par la suite la présence de matières fécales humaines et animales. "À la fin de l'année dernière, j'ai créé un compte Instagram qui s'appelle 'Beautifoul', pour faire référence à notre rivière appelée Foul. J'ai commencé à communiquer sur les tas de fumier au-dessus de rivière, ou leur liquide immonde qui s'écoule dans le cours d'eau en ligne droite. Je publie des photos de tout ça."
Stéphanie : "Ce sont des vies humaines qui sont mises en danger"
Un jour, Stéphanie et Fabrice prennent leur voiture pour une sortie familiale. Un bruit anormal les contraint à s'arrêter brusquement. "Notre voiture n'est pas neuve, donc je suis habitué à ce qu'elle fasse du bruit. Or, le son n'était pas normal. On s'est arrêtés sur le bas côté de la route et Stéphanie a eu une intuition et m'a dit : 'Va voir les roues.' Effectivement, un boulon m'est venu dans la main, il était sur le point de tomber. Il n'y avait qu'un seul boulon qui n'était pas desserré. Pour moi, c'était clair et net : c'est statistiquement impossible que quatre boulons se dévissent au même moment sur une voiture qui a été entretenue l'an dernier. Ce n'est pas le fait du hasard."
"On avait dit plusieurs fois en rigolant qu'on risquait de se retrouver avec un tas de fumier devant chez nous. Ça, on y avait pensé. Le déboulonnage ? Ça a atteint un autre niveau parce que ce sont des vies humaines qui sont mises en danger."
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Les Pieds sur terre
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Comme Stéphanie et Fabrice, Morgan Large, journaliste dans le centre de la Bretagne, a subi un 'déboulonnage'. En 2019, Morgan publie un article pour Reporterre sur la construction de poulaillers géants, subventionnée par la région Bretagne. Elle est contactée par des documentaristes qui souhaitent faire du sujet un film. Ce documentaire rencontre un grand succès. Pour Morgan, cela ne fait aucun doute : l'action de déboulonnage a un rapport direct avec son métier de journaliste.un article pour Reporterre sur la construction de poulaillers géants, subventionnée par la région Bretagne. Elle est contactée par des documentaristes qui souhaitent faire du sujet un film. Ce documentaire rencontre un grand succès. Pour Morgan, cela ne fait aucun doute : l'action de déboulonnage a un rapport direct avec son métier de journaliste.
"En mars 2021, j'ai entendu du bruit en pleine nuit, et mon chien a aboyé. J'habite une toute petite maison au fond d'un cul-de-sac, dans un endroit qui n'est pas sur les GPS. C'est un endroit très tranquille. Mais bon, un aboiement de chien, ça peut être simplement parce qu'un chevreuil passe. Quelques jours après, je me promène chez moi et je remonte mon petit chemin. J'ai découvert un boulon par terre. J'ai alors fait le tour de ma voiture, et sur mes roues, à l'emplacement des boulons il n'y avait plus rien."
"J'ai appelé le garagiste en premier, qui m'a dit que je n'avais pas pu perdre ces boulons comme ça. Puis, j'ai appelé Reporters sans frontières et quelqu'un m'a dit qu'on ne voyait pas ce genre de pression sur les journalistes en France, mais plutôt dans les Balkans."
"À la suite du documentaire, une page entière est publiée dans le journal Le paysan breton*, signée Georges Gallardon. "Il s'agit du grand patron de Triskalia, une énorme coopérative bretonne qui fait 1,9 milliard de chiffre d'affaires et qui a 4800 salariés. Dans son article, il déplore une soit disant désinformation que je promulguerais. Il explique que je raconte n'importe quoi, que tout est faux, que la Bretagne est belle, et que la pollution n'existe pas…"
Après les mots de Georges Gallardon, Morgan commence à recevoir des coups de téléphone en pleine nuit, les portes de la radio pour laquelle elle travaille sont forcées et sa chienne est gravement intoxiquée. Elle décide d'agir juridiquement. "J'ai porté plainte directement auprès du procureur de la République à Saint-Brieuc. Je me disais qu'il y avait plus de chances que ça aboutisse à l'ouverture d'une enquête. Il y a eu une enquête qui semblait avoir été bien faite. Elle a aboutie en décembre 2022 à un 'non-lieu, faute de preuves.'"
Deux ans après le premier 'déboulonnage', Morgan est victime à nouveau d'un dévissage de boulons des roues de sa voiture. "J'étais tellement désespérée que je me suis mise à pleurer. Je me suis rendue à la gendarmerie avec le président de la radio et la coordinatrice de la radio qui ont eu la gentillesse de m'accompagner. Puis, comme deux ans auparavant, la police me dit qu'il allait être difficile de trouver les responsables, mais que je devrais installer une caméra de chasse chez moi."
Morgan souhaite déménager rapidement. Sans protection policière, elle affirme ne pas se sentir en sécurité.
Fabrice : "On le sentait très froid, très agacé"
François Florentiny est inspecteur du travail agricole dans les Côtes d'Armor, et militant au sein du syndicat Sud. Lorsqu'il se rend avec sa collègue chez un producteur de tomates, il est victime d'un déboulonnage, tout comme Fabrice, Stéphanie et Morgan. "Lorsqu'on arrive sur place, le patron ne nous reçoit pas de bon cœur. On lui fait comprendre qu'il n'a pas le choix. Il nous fait rentrer dans le bureau et, à cet instant, il dit : 'Vous m'excuserez, il faut que je sorte. J'ai un coup de fil à passer.' Il s'absente pendant une dizaine de minutes, puis revient à côté de sa femme, qui s'occupe de l'administratif."
"On le sentait très froid, très agacé, il mettait un temps infini pour trouver un document lorsqu'on demandait un contrat de travail par exemple."
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François et sa collègue décident de se rendre au village le plus proche pour déjeuner. "On se rend au village à proximité en voiture et là j'entends un bruit bizarre, comme un claquement métallique au niveau de la voiture. Arrivés à un feu rouge, une dame nous dit que notre roue bouge de gauche à droite. On décide de s'arrêter chez le garagiste qui nous dit que le boulon qui tient la roue est en partie dévissé. On téléphone alors à notre administration pour savoir s'il n'y a pas eu un entretien sur le véhicule. Ils nous confirment que non. Ça veut dire que ce problème mécanique a été créé le temps qu'on fasse notre contrôle chez l'exploitant."
François et sa collègue portent plainte car ils considèrent cette action comme une tentative d'atteinte à leurs vies. "L'exploitant a été entendu le surlendemain des faits et a nié. Puis plus rien… Après ça, les syndicats du ministère du Travail ont manifesté sous les fenêtres du tribunal de Saint-Brieuc afin d'évoquer le dossier du déboulonnage de la roue. Sous cette pression, ils ont tout de même procédé aux relevés d'empreintes sur les enjoliveurs. Mais le test a été fait aux environs de juin, quasiment six mois après. Les résultats n'étaient pas exploitables en matière d'empreintes. Au mois de juillet 2015, ma collègue et moi avons reçu un courrier stipulant que l'affaire était classée puisqu'ils n'avaient pas trouvé les coupables."
Reportage : Inès Léraud
Réalisation : Etienne Gratianette
Musique de fin : "Never Forget" par Elbé
Merci à Morgan Large, Stéphanie, Fabrice Hamon, François Florenty, Alain Méheut, Le média breton "Splann!" et Alice Sternberg.