Dans les campagnes, on se souvient du remembrement comme d’un épisode traumatique. À partir des années 1950, l’Etat français est passé outre la propriété privée pour redessiner et redistribuer les terres agricoles. Deux témoins racontent à hauteur d'enfant ce bouleversement qui les hante encore.
Photographie extraire du diaporama de Nicole et Félix le Garrec
La loi qui encadre le remembrement a permis à l’Etat français, à partir des années 50, de passer outre la propriété privée pour redessiner, remodeler, redistribuer les terres agricoles. L’objectif étant qu’elles soient plus grandes et cultivables par des tracteurs. À ce jour, aucun livre d’histoire ou de géographie critique n’a été produit sur le remembrement.
Jacqueline Le Goff est née en 1953 au Drennec, un village situé à vingt kilomètres de Brest. Fille d’un boulanger et d’une mère au foyer, elle vivait dans une petite ferme et passait son temps dans la nature.
“C'était un labyrinthe de petits chemins. On allait chercher des mûres, des châtaignes. C'était un terrain de jeu magnifique. Il y avait des bois, il y avait des clairières, des champs entourés de talus. Les talus sont des constructions humaines qui partagent les terrains, faites pour protéger les champs de l'érosion et aussi pour permettre à la faune et à la flore de se développer. Sur ces monticules de terre, il y avait des arbres.”
Alors qu’elle a neuf ans, elle voit sur la colline face à leur ferme des bulldozers détruire ces talus et ces arbres.
“C'était un remembrement, un démembrement. C'était le chaos. C'était un saccage qui m'a beaucoup marqué. C'étaient des choses que les hommes avant nous avaient fait patiemment, qu'on a détruit avec tellement de facilité.” Jacqueline
“Dès qu'on détruit le paysage, c'est une blessure qui s'ouvre.” Jacqueline.
Fils d’agriculteurs, Pierre Parvy est né en 1954 et a grandi dans le Limousin. Au début des années 1960, Pierre voit les tracteurs, dans les fermes alentours, remplacer les vaches qui tractaient les outils agricoles.
“Quand j'étais gamin, il fallait garder les vaches. Il n'y avait pas de clôtures électriques, automatiques. Donc on partait le matin avec le casse-croûte de la journée et on allait partager la journée avec les vaches. On retrouvait les autres gosses du village et on passait la journée ensemble. C'était vraiment le paradis.” Pierre
Avec l’arrivée des bulldozers, Pierre voit s’empiler les arbres coupés et les talus être détruits. Face à ce qui est vécu comme des actes d’une grande violence, des paysans s’allongent devant ces engins, d’autres, ayant perdu leurs terres, tentent de se suicider.
“Les paysans membres de la commission de remembrement étaient perçus par les autres comme des traîtres, comme ceux qui les abandonnaient.” Pierre
“La modification de la biodiversité a été considérable. Avant le remembrement, il y avait une vie, il y avait des oiseaux, il y avait des rongeurs, il y avait des insectes. Et là, après le passage des bulldozers, il n'y avait plus rien.” Pierre
“Mon père disait que le remembrement allait améliorer la vie du paysan. Cinquante ans après, quelle est la vie du paysan ? Dans mon petit village de cinquante habitants avec ses sept familles de paysans, aujourd'hui il n’y a plus qu'un seul paysan.” Pierre
Merci à Jacqueline Le Goff, Pierre Parvy, Yveline, Morgan Large, Valentin Lacambre, Léandre Mandard et Alice Sternberg.
Reportage : Inès Léraud
Réalisation : David Jacubowiez
Mixage : Marie-Claire Oumabady
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Projection du diaporama « Le Remembrement » de Félix et Nicole Le Garrec à Trébrivan. 29 septembre 2023.
L’association Les Amis de Nicole et Félix Le Garrec organise ce samedi 30 septembre, à 14 h 30, à la salle polyvalente de Trébrivan, une projection du diaporama sonore Le Remembrement, en présence des deux réalisateurs.
Ces photos et témoignages ont été réalisés en 1973 et 1974 à Trébrivan. À l’époque, la commune se déchire sur l’épineuse question du « remembrement », ce redécoupage des terres agricoles, dicté par le ministère de l’Agriculture pour augmenter les capacités de production du pays.
« Nicole et Félix Le Garrec se sont rendus à de multiples reprises en centre Bretagne, notamment à Trébrivan et Plonévez-du-Faou, et ont réalisé leur premier diaporama pour donner la parole à celles et ceux qui se mobilisaient contre le remembrement », explique Erwan Moalic, le président de l’association. « Par des manifestations, celle où les contestataires envahirent le conseil municipal de Plonévez-du-Faou et, celle, le 8 mai 1974, où ils obstruèrent l’accès à la mairie de Trébrivan pour tenter de bloquer une enquête d’utilité publique sur le remembrement », poursuit-il. Félix et Nicole Le Garrec se feront par la suite connaître avec leur film Plogoff, des pierres contre des fusils, sorti en 1980, tourné en plein cœur des événements qui secouèrent le cap Sizun, pressenti alors pour abriter une centrale nucléaire.
Un diaporama qui refait surface
Le diaporama sonore Le Remembrement a été acquis par le musée de Bretagne, à l’initiative de son premier directeur, Jean-Yves Veillard en 1976, principalement dans le but de le diffuser dans la salle contemporaine du musée, ouverte en 1975. À l’automne 2022, le musée retrouve dans ses collections ce diaporama et lance sa restauration et sa numérisation par les sociétés carhaisiennes Carrément à l’Ouest et Chuuttt Atelier sonore.
Quid, cinquante ans plus tard des vieilles rancunes, à Trébrivan, autour du remembrement ? « Loin de nous le désir de raviver des tensions, nous cherchons simplement à faire connaître cette page particulière de l’histoire de Trébrivan et espérons pour se faire, une participation importante de la population », explique le maire, Fabrice Even. « Cela permettra aux jeunes générations et aux nouveaux habitants, de découvrir et de comprendre cette période tumultueuse de l’histoire trébrivanaise. »
Sur tébéo :
Sur le site de Félix et Nicole le Garrec.
Nous sommes en 1972, en plein remembrement. Le problème prend une acuité particulière dans un pays de bocage comme la Bretagne massivement agricole et en particulier à Trébrivan.
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Extrait de S-eau-S, l'eau en danger. (Golias, 2000)
Reconstruire les paysages
Décembre 1992, dans un champ au dessus de la rivière Elorn une trentaine de personnes s’occupent à reconstruire un talus à l’ancienne dans un champ travaillé par Goulven Thomin, agriculteur bio.
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Le maître d’œuvre, Mikael Madec, est bien connu en Bretagne comme le collecteur assidu des gestes et des mots de la vie traditionnelle. Auteur d’un livre en breton sur la construction des talus, il a su mettre la main à la pâte et retrouver les méthodes anciennes. Sous sa direction donc, une équipe découpe les mottes, une autre les véhicule avec précaution, la troisième se livre au délicat travail de l’assemblage. En trois heures, malgré la pluie fine, une centaine de mètres d’un beau talus arrondi est monté.
Il ne reste plus qu’à s’attabler devant le solide casse - croûte qui est de tradition quand Goulven invite ses amis à un « grand chantier ».
Naturellement l’opération est symbolique. Cette parcelle avait jadis été remembrée de force. Son propriétaire, Jean Tanguy, s’était placé devant les engins venus araser ses talus, il avait fallu faire intervenir la gendarmerie.
Il s’agissait donc de rappeler à tous ceux qui semblaient les avoir oubliées, les multiples fonctions des talus : remparts contre les vents dominants, barrières contre le ruissellement, pièges pour les nitrates et les pesticides, refuges pour les plantes et les animaux « sauvages », facteurs d’équilibre biologiques.
Bien sûr, 100m de talus reconstruits n’allaient pas inverser à eux seuls la tendance. Les bulldozers du remembrement en avait détruit 200 000 km !
Sur la parcelle voisine, pour parfaire la démonstration, un tracto-pelle travaillait lui aussi à remonter un talus. Chacun pouvait apprécier la meilleure qualité esthétique du talus « fait main » mais reconnaissait cependant que le travail mécanique faisait quand même moins mal aux reins. Il ne s’agissait pas de « retourner à la marine à voile », comme le faisait remarquer Jean-Yves Kermarrec, un des pionniers de la lutte pour la protection de l’environnement dans le secteur. Les nouveaux paysans ont une vision très « nouvelle » de la vie. L’informatique, internet, ne leur font pas peur, pas plus que le tracteur, quand il est manié de façon conviviale. Ce qu’un engin a démoli, un autre engin peut le reconstruire !
Reste à espérer que la course engagée entre ceux qui redressent les talus et ceux qui les détruisent tournera à l’avantage des premiers.