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8 septembre 2023 5 08 /09 /septembre /2023 14:30

 

 

Dans le recueil des Mémoires de l’Académie des sciences pour l’année 1783, paraît un article de Lavoisier qui, lors de sa lecture publique, fait l’effet d’une bombe dans le monde confortablement installé des phlogisticiens.


Son mémoire est présenté comme une suite de la théorie de la combustion et de la calcination qu’il avait publiée en 1777 et dans laquelle il avait introduit la notion de « principe oxygine ». « Ce principe une fois admis, écrit-il, les principales difficultés de la chimie ont paru s’évanouir et se dissiper, et tous les phénomènes se sont expliqués avec une étonnante simplicité. »


Le phlogistique : « une erreur funeste »

 
Pour autant, la théorie du phlogistique, inspirée de Stahl, est encore dominante. Il importe donc d’en faire une critique serrée qui ne laisse plus aucune porte de sortie aux adversaires. Dès l’introduction, le ton est donné :

 

« Si tout s’explique en chimie d’une manière satisfaisante sans le secours du phlogistique, il est par cela seul infiniment probable que ce principe n’existe pas ; que c’est un être hypothétique, une supposition gratuite ; et, en effet, il est dans les principes d’une bonne logique de ne point multiplier les êtres sans nécessité. Peut-être aurais-je pu m’en tenir à ces preuves négatives, et me contenter d’avoir prouvé qu’on rend mieux compte des phénomènes sans phlogistique qu’avec le phlogistique ; mais il est temps que je m’explique d’une manière plus précise et plus formelle sur une opinion que je regarde comme une erreur funeste à la chimie, et qui me paraît en avoir retardé considérablement les progrès par la mauvaise manière de philosopher qu’elle y a introduite. Je prie mes lecteurs, en commençant ce mémoire, de se dépouiller, autant qu’il sera possible, de tout préjugé ; de ne voir dans les faits que ce qu’ils présentent, d’en bannir tout ce que le raisonnement y a supposé, de se transporter aux temps antérieurs à Stahl, et d’oublier pour un moment, s’il est possible, que sa théorie a existé. »


Si Lavoisier reconnaît à Stahl le mérite d’avoir montré, d’une part, que la calcination des métaux est une véritable combustion, et, d’autre part, que le charbon est nécessaire à la réduction des chaux métalliques en métaux, son mérite s’arrête là : « Si Stahl se fût borné à cette simple observation, son système ne lui aurait pas mérité sans doute la gloire de devenir un des patriarches de la chimie, et de faire une sorte de révolution dans la science. »


Aussi s’attaque-t-il non pas à Stahl, mais aux développements qu’ont donnés, à la théorie, les principaux chimistes européens. C’est d’abord à ses compatriotes Macquer et Baumé qu’il réserve ses critiques en démontant point par point leur argumentation. Et en guise de conclusion :

 

« Toutes ces réflexions confirment ce que j’ai avancé, ce que j’avais pour objet de prouver, ce que je vais répéter encore, que les chimistes ont fait du phlogistique un principe vague qui n’est point rigoureusement défini, et qui, par conséquent, s’adapte à toutes les explications dans lesquelles on veut le faire entrer ; tantôt ce principe est pesant, et tantôt il ne l’est pas ; tantôt il est le feu libre, tantôt il est le feu combiné avec l’élément terreux ; tantôt il passe à travers les pores des vaisseaux, tantôt ils sont impénétrables pour lui ; il explique à la fois la causticité et la non- causticité, la diaphanéité et l’opacité, les couleurs et l’absence des couleurs. C’est un véritable Protée qui change de forme à chaque instant. »

 

Reste maintenant à étayer la théorie adverse, celle du principe oxygine. Sans doute Lavoisier estime-t-il l’avoir suffisamment fait dans son mémoire de 1777 auquel il invite à se reporter, car il n’apporte aucun développement supplémentaire. La nouveauté de ce mémoire, daté de  1783, consiste en une réflexion « sur la nature de la chaleur et sur les effets généraux qu’elle produit ».


Le phlogistique n’existe pas, mais la chaleur si. Laplace et Lavoisier l’ont mesurée.

 

Après avoir prouvé que le phlogistique, matière du feu, n’est qu’une hypothèse inutile et même dangereuse, reste à expliquer la chaleur qui, elle, existe et s’observe à chaque moment de l’activité d’un chimiste. Impossible de ne pas en parler si on veut répondre à toutes les objections que fait naître la mort du phlogistique.À l’image du « fluide  électrique », Lavoisier imagine qu’il existe un « fluide igné » et qui serait la matière de la chaleur. Plus précisément, il distingue deux types de chaleurs. L’une, la « chaleur libre »,  est celle qui circule naturellement d’un corps chaud vers un corps froid en élevant la température de l’un et en abaissant celle de l’autre. La seconde, la « chaleur combinée », est celle qui, par exemple, va faire fondre la glace sans que sa température ne varie.

 

Le lien entre les deux ?

 

« La chaleur qui disparaît au moment où la glace se convertit en eau, est de la chaleur qui passe de l’état libre à l’état combiné ; cette quantité de chaleur est constante et déterminée. On a observé, en effet, que, pour fondre une livre de glace, il fallait une livre d’eau à 60 degrés d’un thermomètre à mercure divisé en quatre-vingts parties : il n’existe plus de glace quelques instants après ce mélange, et toute l’eau est exactement à zéro du thermomètre. Il est clair que, dans cette expérience, la quantité de chaleur nécessaire pour élever une livre d’eau, de zéro du thermomètre à 60 degrés, a été employée à fondre une livre de glace, ou, en d’autres termes, que cette chaleur a passé de l’état libre à l’état combiné. »

 

La fusion de la glace est donc un bon moyen de mesurer une quantité de chaleur, le thermomètre n’étant, lui, qu’un moyen de repérer une température. De là, un dispositif imaginé par Laplace :

 

« Lorsque le thermomètre monte, c’est une preuve qu’il y a un écoulement de chaleur libre qui se répand dans les corps environnants : le thermomètre, qui est au nombre de ces corps, en prend sa part en raison de sa masse et de la capacité qu’il a lui-même pour contenir la chaleur. Le changement du thermomètre n’annonce donc qu’un déplacement de la matière de la chaleur ; il n’indique tout au plus que la portion qu’il en a prise ; mais il ne mesure pas la quantité totale qui a été dégagée, déplacée ou absorbée.


Nous n’avons encore de moyen exact pour remplir cet objet que celui imaginé par M. de Laplace. (Voy. Mém. de l’Acad., 1780, page 364.) Il consiste à placer le corps et la combinaison d’où se dégage la chaleur au milieu d’une sphère creuse de glace : la quantité de glace fondue est une mesure exacte de la quantité de chaleur qui s’est dégagée. »

 

Le mémoire de 1780, cité ici, est un véritable cours de calorimétrie qui pourrait valoir à Laplace et Lavoisier le titre de fondateurs de cette discipline. Les travaux de leurs contemporains y sont rappelés, mais leur apport est déterminant. Des termes, encore utilisés, y sont définis : capacité de chaleur (aujourd’hui « capacité calorifique »), chaleur spécifique. Une unité de mesure est même proposée :

 

« Si l’on suppose deux corps égaux en masse, et réduits à la même tempé- rature, la quantité de chaleur nécessaire pour élever d’un degré leur température peut n’être pas la même pour ces deux corps ; et, si l’on prend pour unité celle qui peut élever d’un degré la température d’une livre d’eau commune, on conçoit facilement que toutes les autres quantités de chaleur, relatives aux différents corps, peuvent être exprimées en parties de cette unité. »

 

La chaleur spécifique de l’eau sera donc prise comme unité. C’est de cette façon que sera définie, au début du xixe siècle, la « grande » calorie, qui est la quantité de chaleur nécessaire pour élever de 1 °C la température de 1 kg d’eau, ou la « petite » calorie, qui élève la température de 1 g d’eau de 1 °C.

 

Après l’unité, l’appareil de mesure. Lavoisier lui donne le nom de « calorimètre » tout en s’excusant d’avoir ainsi réuni « deux dénominations, l’une dérivée du latin, l’autre dérivée du grec », se justifiant par le fait que « en matière de science on pouvait se permettre moins de pureté dans le langage, pour obtenir plus de clarté dans les idées ». Il est vrai que le mot de « thermomètre », issu du seul grec, était déjà pris.

 

 

Le calorimètre est dérivé de l’idée de la sphère de glace creuse. Une enceinte extérieure est remplie de glace. Elle sert de couche isolante constamment maintenue à zéro degré de température.

 

À l’intérieur, un volume lui-même rempli de glace comporte, en son centre, un espace grillagé pour contenir le corps qui apporte de la chaleur. Celle-ci sera mesurée par le volume de glace fondue.

 

Au préalable, les expérimentateurs auront déterminé la chaleur latente de fusion de la glace, c’est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire pour faire fondre une masse donnée de glace : « La chaleur nécessaire pour fondre la glace est égale aux trois quarts de celle qui peut élever le même poids d’eau de la température de la glace fondante à celle de l’eau bouillante. » Nous laisserons, encore une fois, aux apprentis physiciens qui le souhaiteraient, le soin de vérifier que cette valeur est proche de nos mesures contemporaines.

 

Dans ce premier mémoire, ce sont ainsi onze chaleurs spécifiquesqui sont mesurées, en  prenant pour valeur unité celle de l’eau. Dans le traité qu’il publie en 1789, Lavoisier indique qu’il attend un tableau plus complet pour le publier, car, dit-il, « nous ne le perdons pas de vue & il n’y a point d’hiver que nous ne nous en soyons plus ou moins occupés ». C’est dire l’intérêt de Lavoisier pour cette nouvelle discipline. Mais il est vrai que les hivers qui suivront celui de 1789 lui seront certainement moins propres à de telles occupations. La liste s’arrêtera donc là.

 

Nous n’en dirons pas plus sur ces avancées vers le concept de « chaleur » (une théorie cinétique de la chaleur est même évoquée). Pour en rester à la chimie, il est important de noter que les réflexions de Lavoisier sur la chaleur seront à l’origine d’une clarification de la notion d’« état de la matière ».

 

La matière dans ses trois états.

 

Quel est l’effet physique de la chaleur sur les corps ? « Lorsqu’on échauffe un corps quelconque, solide ou fluide, écrit Lavoisier, ce corps augmente de dimension dans tous les sens, il occupe un volume de plus en plus grand ; si la cause échauffante cesse, à mesure que le corps se refroidit, il repasse par les mêmes degrés d’extension qu’il a parcourus ; enfin, si on le ramène au même degré de température qu’il avait dans le premier instant, il reprend sensiblement le même volume qu’il avait d’abord. »

 

Explication ? Le fluide igné aurait une propriété répulsive (n’oublions pas que la répulsion est aussi l’une des propriétés de ce fluidenouvellement étudié qu’est  l’électricité). Chauffer un corps, ce serait y faire entrer du fluide igné avec pour effet d’écarter ses molécules constitutives et donc de provoquer une dilatation. À l’inverse, le refroidissement s’accompagnerait d’une sortie du fluide, donc du rapprochement des molécules. Cette hypothèse est à même d’expliquer bien des phénomènes. En particulier, le passage du solide au liquide puis au gaz.

 

La distinction visible entre un solide, un liquide, un gaz, était certainement l’une des origines de la théorie des quatre éléments, la terre, l’eau et l’air étant des modèles parfaits de chacun de ces états. Lavoisier introduit une théorie du « changement d’état » qui participe à la ruine de cette ancienne doctrine.

 

Constater que l’eau qui devient de la glace est encore de l’eau et qu’elle le demeure quand elle devient vapeur est déjà une chose. Généraliser le phénomène à tous les corps est une autre étape que Lavoisier n’hésite pas à franchir. Imaginons, dira-t-il dans son Traité élémentaire de chimie publié en 1789, que la Terre se trouve tout à coup placée dans des régions très froides : « L’eau qui forme aujourd’hui nos fleuves et nos mers, et probablement le plus grand nombre des fluides que nous connaissons, se transformerait en montagnes solides, en rochers très durs. » L’air même et les substances aériformes qui le composent se présenteraient sous forme « de nouveaux liquides dont nous n’avons aucune idée ».

 

Penser que l’air puisse devenir liquide, et même solide, si on le refroidit encore plus, tout en restant de l’air, nécessite une sérieuse argumentation.

 

Qu’est-ce qu’un solide ? Lavoisier l’imagine formé de molécules qui, à la température ambiante, ne se touchent pas. En effet, quand le corps se refroidit, il se contracte sous l’effet du départ d’une partie du fluide igné accumulé entre ses molécules. Il faudrait donc un froid excessivement vif pour que les molécules se touchent. Mais alors, comment expliquer la cohésion d’un solide et son passage aux autres états ? La théorie de l’attraction gravitationnelle de Newton est mise à contribution :

 

« Tous les corps de la nature obéissent à deux forces : le fluide igné, la matière du feu, qui tend continuellement à en écarter les molécules, et l’attraction, qui contrebalance cette force. Tant que la dernière de ces forces, l’attraction, est victorieuse, le corps
demeure dans l’état solide ; ces deux forces sont-elles dans un état d’équilibre, le corps devient liquide ; enfin, lorsque la force expansive de la chaleur l’emporte, le corps prend l’état aériforme. »Plus tard, en particulier dans son Traité élémentaire de chimie publié en 1789, Lavoisier appellera « calorique » ce fluide igné et exposera avec précision cette théorie des trois états :

 

« Presque tous les corps de la Nature sont susceptibles d’exister dans trois états différents : dans l’état de solidité, dans l’état de liquidité, & dans l’état aériforme… Ces trois états d’un même corps dépendent de la quantité de calorique qui lui est combinée.»

 

Plus précisément, ajoute Lavoisier :

 

« Je désignerai dorénavant ces fluides aériformes sous le nom générique de gaz. »

 

Enfin, les gaz sont nés !

 

Les « trois états de la matière » – solide, liquide, gazeux – sont aujourd’hui enseignés dès les premières classes de l’école primaire. Il nous est difficile d’imaginer un temps où cela ne constituait pas une évidence. Pourtant, cette « évidence » n’a commencé qu’avec Lavoisier.

 

L’eau est la plus belle illustration de ces trois états. La température de la Terre est telle qu’elle y existe à la fois comme glace, comme liquide et comme vapeur. Parmi les « quatre éléments » de philosophes elle est la seule à avoir cette évidente propriété. Elle est aussi la dernière à être encore considérée comme un « principe ». Mais l’est-elle vraiment ? Il appartiendra à nouveau à Lavoisier de prouver qu’elle est un corps composé.

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