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30 novembre 2023 4 30 /11 /novembre /2023 19:15

https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/cop28-douze-ministres-environnement-racontent-40-ans-de-tergiversations-tout-le-monde-se-foutait-du-climat.html#premiers_pas_de_ecologie

 

 

"On me disait que c'était complètement exagéré"

 

"L'écologie était secondaire par rapport à l'économie"

"J'étais la cinquième roue du carrosse"

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récit

Douze ministres de l'Ecologie racontent 40 ans de tergiversations face à la crise climatique

Par Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot

 

Pour cet article, franceinfo a sollicité dix-sept anciens ministres de l'Environnement ou de l'Ecologie, restés plus de six mois en poste. Douze ont accepté de répondre et cinq ont décliné : Huguette Bouchardeau, Ségolène Royal, Nathalie Kosciusko-Morizet, Delphine Batho et Nicolas Hulot.

 

"Notre maison brûle et nous regardons ailleurs", disait Jacques Chirac en 2002. Deux décennies plus tard, de nombreux records de chaleur ont été battus à travers le monde et "garantir un avenir vivable et durable pour tous", comme le demande le dernier rapport du Giec (document PDF), paraît de plus en plus difficile. Mais qu'ont fait nos dirigeants politiques depuis que la menace climatique est connue ? Alors que s'ouvre, jeudi 30 novembre, la COP28 à Dubaï, destinée à dresser le bilan des engagements pris lors de l'Accord de Paris, franceinfo donne la parole à celles et ceux qui, au sein du gouvernement, ont tenté de porter l'enjeu de lutter contre la crise climatique : les ministres de l'Environnement. Ils nous racontent l'émergence progressive du problème, les blocages, mais aussi les réussites de ce ministère atypique depuis plus de quarante ans.

 

1970-1992

"Ce n’était la préoccupation de personne"

 

Les balbutiements de l’écologie en politique

 

Nous sommes le 28 février 1970. Dans un discours prononcé à Chicago, Georges Pompidou met en garde l'humanité : "L'emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même." Le président de la République crée, l'année suivante, le tout premier ministère de l'Environnement et le confie à Robert Poujade. "C'est une tâche nouvelle et très nécessaire", réagit dans sa première interview celui que l'on bombarde "ministre délégué chargé de la Protection de la nature et de l'Environnement". "Mon problème, c'est celui des moyens qu'il faudra trouver et dégager, et ce ne sera pas facile", anticipe-t-il. Plus tard, dans un livre, il surnommera son portefeuille "le ministère de l'impossible". Déjà.

 

Tandis qu'aux Etats-Unis, en 1979, le président Jimmy Carter reçoit sur son bureau un rapport (document PDF) qui fera date sur les conséquences des activités humaines sur les températures, en France, la question de la menace climatique n'approche guère le perron du pouvoir. Ce sont la lutte contre la pollution et l'amélioration globale du cadre de vie des Français qui animent le jeune ministère. Pourtant, à la télévision, le volcanologue Haroun Tazieff alerte : le gaz carbonique rejeté par nos voitures, nos chaudières et nos industries "risque de faire de l'atmosphère une espèce de serre". "Vous êtes en train de paniquer les populations, là", rétorque au scientifique le journaliste d'Antenne 2, perplexe.

 

Le vulcanologue Haroun Tazieff désigne l'Antarctique sur un globe terrestre, le 1er novembre 1978, dans sa maison à Mirmande (Drôme).
Le vulcanologue Haroun Tazieff désigne l'Antarctique sur un globe terrestre, le 1er novembre 1978, dans sa maison à Mirmande (Drôme).

 

"Quand Tazieff faisait ses déclarations sur le réchauffement, il était considéré comme un hurluberlu. (...) Ses thèses étaient très marginales et très contestées", confirme Alain Carignon, ministre délégué à l'Environnement qui entre dans le gouvernement Chirac en 1986. Cette année-là, la catastrophe de Tchernobyl met les risques naturels et technologiques tout en haut de la pile des dossiers prioritaires. "Les politiques sont quand même prisonniers de leur époque", regrette Alain Carignon. Le climat "n'est alors la préoccupation de personne, affirme-t-il. Les associations environnementales et écologistes étaient très puissantes. Mais aucune n'est venue se battre sur cet impératif." Toutefois, il remarque – et déplore – que, déjà, "l'écologie était secondaire par rapport aux préoccupations économiques".

 

En mai 1988, l'élu du RPR quitte son poste et il est remplacé par Brice Lalonde, qui intègre le gouvernement Rocard comme secrétaire d'Etat chargé de l'Environnement. Qu'en est-il de l'état des connaissances à ce moment-là ? "Les scientifiques font déjà le lien entre la consommation des énergies fossiles et le réchauffement. On savait tout, il n'y a pas de problème", évacue l'écologiste. Mais ce savoir reste confidentiel. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) naît de ce constat. Dès 1990, l'organisme publie son premier rapport (document PDF) alertant sur des vagues de chaleur plus nombreuses et "des conséquences sur tous les secteurs d'activité".

 

Brice Lalonde dans la centrale nucléaire de Gravelines (Nord) lors du tournage d'une émission de TF1, le 10 juin 1991. (FISTER / TF1 / SIPA)
Brice Lalonde dans la centrale nucléaire de Gravelines (Nord) lors du tournage d'une émission de TF1, le 10 juin 1991. (FISTER / TF1 / SIPA)

 

En France, Michel Rocard prend l’initiative de lancer l’appel de La Haye, signé par 24 pays en 1989, prémices de la diplomatie environnementale. "Les conditions mêmes de la vie sur notre planète sont aujourd’hui menacées", alerte le texte. Pour autant, l'heure n'est pas encore aux mesures concrètes. Devenu ministre, Brice Lalonde a beau être convaincu de la menace, sa marge de manœuvre est limitée.

 

"Ministre de l'Environnement, à l'époque, c'était quand même la cinquième roue du carrosse. (...) Le changement climatique n'avait pas le même degré de gravité et d'urgence qu'aujourd'hui."

 

Brice Lalonde à franceinfo

 

Le ministre se "bagarre" tout de même contre le plomb dans l'essence et "pour des pots catalytiques", présente un "plan pour l'environnement" (jugé alors décevant par les militants écologistes) et convainc ses collègues de créer une mission interministérielle de l'effet de serre. "J'ai essayé d'être un écolo de gouvernement. C'est toute une affaire d'avancer, d'accepter des compromis, d'avoir des étapes… La tâche est énorme." Ni les politiques, ni les Français ne le savent, mais le début des années 1990 marque un tournant. Si les émissions de gaz à effet de serre commencent à se stabiliser en France, elles vont encore exploser au niveau de la planète, portées par une consommation d'énergies fossiles qui s'emballe dans le monde entier.

 

1992-2003

 

"Certains ont tout fait pour qu’on n’agisse pas"

 

En 1992, les grandes nations de ce monde organisent un sommet de la Terre et accouchent du document à l'origine des COP, ces conférences qui rythment la vie de la diplomatie climatique tous les ans. "La première pensée globale est là", assure Michel Barnier, en poste au ministère de mars 1993 à mai 1995.

 

Michel Barnier, entouré par des enfants, plante un arbre, le 25 novembre 1993, à Saint-Fulgent (Vendée).
Michel Barnier, entouré par des enfants, plante un arbre, le 25 novembre 1993, à Saint-Fulgent (Vendée). (FRANK PERRY / AFP)

 

Le ministre RPR tente de faire émerger une écologie de droite, où se conjuguent défense de l'environnement et capitalisme. Il lance un débat sur le mix énergétique français, dominé par le nucléaire, mais à la traîne en matière de renouvelable. Il doit composer avec des collègues pas franchement coopératifs : "Le ministère de l'Environnement n'agit qu'en embêtant, pour rester poli, les autres", résume-t-il. Un enquiquineur qui plus est éphémère : "Nous ne sommes que le maillon d'une chaîne. Vous n'êtes que le successeur d'un ministre et le prédécesseur d'un autre."

 

Corinne Lepage, qui lui succède en 1995, est plus critique. Pour elle, les historiens regarderont les responsables politiques de son époque comme des "égoïstes incroyables", voire des "criminels, pour ceux qui étaient conscients et qui ont tout fait pour qu'on n'agisse pas." Le problème, pour l'avocate, réside dans une prise de conscience très limitée du changement climatique quand elle était au ministère. "Franchement, j'étais une Martienne. (...) On me disait que c'était complètement exagéré, que c'était ridicule. Quand vous parliez de notre responsabilité à l'égard des générations futures, tout le monde s'en foutait et, en fait, on a commencé à s'intéresser au climat quand notre génération a été concernée."

 

 

Corinne Lepage dans le bureau de son cabinet d'avocat, le 9 mai 2023, à Paris.

 

Si les politiques publiques tardent à se saisir du sujet de l'écologie, en dehors de la loi Barnier sur la protection de l'environnement et de la loi Laure sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, les connaissances dans ce domaine progressent : le Giec dévoile un nouveau rapport en 1995, insistant toujours plus sur le rôle de l'effet de serre dans le réchauffement de la planète. Un phénomène naturel que peu comprennent. "J'en parlais régulièrement dans mes discours. Je l'avais instauré comme un élément de langage incontournable. Sauf que ça n'entrait pas du tout, ça n'imprimait pas", se souvient avec amertume Corinne Lepage.

 

"On en parle peu", confirme Dominique Voynet, qui prend sa suite en 1997. Et ce désintérêt ne concerne pas que les politiques. En arrivant au sommet de Kyoto, la ministre écologiste se rend compte "qu'il y a des dizaines de journalistes allemands, anglais, américains, chinois, etc. Il doit y avoir deux journalistes français. Ce n'est pas un sujet grand public". C'est pourtant au Japon que le monde se fixe, pour la toute première fois, des quotas de limitation des émissions de gaz à effet de serre.

 

L'indifférence vis-à-vis des mesures prises à l'international se mue en méfiance, dès lors qu'elles doivent se concrétiser en France. Dans le gouvernement de gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin, Dominique Voynet doit ferrailler avec le ministère de l'Economie au sujet d'une taxe sur les activités polluantes des entreprises. Ce projet d'"écotaxe" est "activement torpillé" par Bercy et Laurent Fabius, enrage encore aujourd'hui l'écologiste. Elle finit par jeter l'éponge et quitte le gouvernement en juillet 2001, après quatre ans aux responsabilités. Sur son bilan, l'ancienne candidate des Verts se dit "super critique" : "On n'était pas prêts", lâche-t-elle, en raillant les mesures de l’époque.

 

Dominique Voynet dans les locaux de France Télévisions, le 17 mai 2023, à Paris.

 

L'année de son départ, le Giec publie un troisième rapport (document PDF) et les Etats-Unis de George W. Bush piétinent une décennie de négociations climatiques en sortant du protocole de Kyoto. Si elle veut le respecter, la France dispose d'une dizaine d'années. Objectif : stabiliser ses émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990. Mais "pour Jacques Chirac ou pour Lionel Jospin, c'est la moindre des préoccupations", juge l'écologiste Yves Cochet, en poste de juillet 2001 à mai 2002.

 

Yves Cochet, le 8 octobre 2001, lors d'une conférence de presse devant l'usine d'engrais AZF
Yves Cochet, le 8 octobre 2001, lors d'une conférence de presse devant l'usine d'engrais AZF du Grand-Quevilly (Seine-Maritime). (MEHDI FEDOUACH / AFP)

 

Aux résistances rencontrées au sein de l'exécutif s'ajoutent, selon lui, les pressions des lobbies, notamment nucléaire et agricole. "Tout de suite, ils vous prennent à la gorge", décrit-il. Et l'actualité fait passer la cause écologique au second plan. En septembre 2001, l'explosion de l'usine AZF à Toulouse fait 31 morts et près de 2 500 blessés. "C'était le risque technologique qui primait", se souvient aujourd'hui Yves Cochet.

 

"Avec les suites d'AZF, je n'ai pas su, ou pas pu, m'occuper, par exemple, des dérèglements climatiques ou de la biodiversité."

 

Yves Cochet à franceinfo

 

Après la cohabitation puis l'élection présidentielle de 2002, l'exécutif dirigé par Jacques Chirac s'ancre de nouveau à droite, et Roselyne Bachelot décroche le portefeuille de l'Ecologie. Mais c'est le chef de l'Etat qui restera dans l'histoire avec cette phrase, prononcée en 2002, au sommet de la Terre de Johannesbourg (Afrique du Sud) : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs."

 

"J'ai eu l'impression qu'il s'était presque converti, s'amuse Roselyne Bachelot. Après tout, la foi des convertis est bien plus forte que celle de la plupart de ceux qui ont baigné dans cela depuis la naissance." La réalité des faits est moins reluisante. "On était à l'époque, à l'Ecologie, l'avant-dernier budget ministériel", soupire-t-elle. Côté thermomètre : 40°C à Lyon, 41°C à Carcassonne, 42°C à Orange… La longue canicule de l'été 2003 et ses 15 000 morts concrétisent, en ce début de siècle, la menace du réchauffement climatique, et révèlent que la France n'est pas préparée à affronter ses conséquences.

 

2003-2015

 

"J’ai eu le sentiment d’une grande inutilité"

 

Cette vague de chaleur est-elle un électrochoc dans l'esprit des politiques ? Saisissent-ils le lien entre flambée des températures et activités humaines ? Pas vraiment. "Ce qui va emporter l'intérêt, et c'est dommage, c'est la question sanitaire. On parle de l'effet plutôt que de la cause", regrette Roselyne Bachelot, deux décennies plus tard. "Quand, après la canicule, je dis [dans une interview au Monde] qu'à la fin du siècle, l'été 2003 paraîtra frais, il faut voir les injures et les moqueries que j'ai reçues, de la part des journalistes et des politiques." Les années suivantes vont pourtant lui donner raison.

 

Roselyne Bachelot observe une carte sur un écran du Service central d'hydrométéorologie
Roselyne Bachelot observe une carte sur un écran du Service central d'hydrométéorologie et d'appui à la prévision des inondations, le 5 septembre 2003, à Toulouse. (ERIC CABANIS / AFP)

 

Au niveau international, les COP se succèdent et, sans les Etats-Unis, consacrent une forme d'impuissance collective. Cinq ans après l'élan de Kyoto, "j'ai eu le sentiment d'une grande inutilité", confie Roselyne Bachelot.

 

"Franchement, à ces COP, les gens étaient atones, on avait l'impression de vivre une queue de comète."

 

Roselyne Bachelot à franceinfo

 

A Paris, la préoccupation climatique n'est plus une boussole politique pour le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. "A l'automne 2003, raconte la ministre, Jacques Chirac me dit : 'Tu sais, il faut arrêter de parler d'écologie, ça emmerde tout le monde'. Et là, je me dis 'mes jours sont comptés'", raconte celle qui est à l'origine de la Charte de l'environnement. Adossé à la Constitution, ce texte consacre le "principe de précaution" et "le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé".

 

Serge Lepeltier la remplace en mars 2004 et fait de ce sujet, qu'il connaît bien, sa priorité. L'auteur du tout premier rapport parlementaire sur le changement climatique achève, dès son arrivée, le Plan national santé environnement (PNSE) qu'avait élaboré sa prédécesseure. "J’ai été celui qui a lancé la multiplication des biocarburants, des quotas [sur les émissions de gaz] à effet de serre pour l’industrie et la recherche de voitures propres", se targue aujourd'hui l'ancien ministre.

 

Serge Lepeltier s'apprête à plonger dans la réserve sous-marine de Banyuls-sur-Mer
Serge Lepeltier s'apprête à plonger dans la réserve sous-marine de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), le 5 juillet 2004, pour observer les conséquences du réchauffement climatique sur le milieu marin. (RAYMOND ROIG / AFP)

 

Dans les faits, les échecs ne manquent pas. Son projet de "bonus-malus", un dispositif fiscal sur l'achat de véhicules neufs, reste au point mort : des députés de son propre camp auront la peau de la mesure. La stratégie nationale de développement durable, dont il est chargé, prend également du retard. "Pour des raisons politiques – le risque de perdre certains électeurs – on a fait en sorte qu’il n’y ait plus une mobilisation générale sur ce thème", explique l'ancien ministre, parti en 2005.

 

Il lance toutefois un tout premier Plan climat (lien vers un fichier pdf), calqué sur l'ambition française établie à Kyoto. Habitat, transports, "Etat exemplaire", industrie, agriculture… Le document ne fait pas mystère des leviers à activer pour faire baisser les émissions. A mesure que se rapproche l'élection présidentielle de 2007, le sujet revient sur le devant de la scène, à la faveur de la sortie du documentaire Une vérité qui dérange, où l'ancien vice-président américain Al Gore alerte sur l'imminence d'une catastrophe climatique. Au même moment, un certain Nicolas Hulot fait signer aux douze candidats à la présidentielle un Pacte écologique, pour que chacun s'engage à appliquer "cinq propositions concrètes" et "dix objectifs" pour la planète.

 

Sitôt installé à l'Elysée, Nicolas Sarkozy reprend une des idées de ce Pacte : créer un super-ministère de l'Ecologie, du Développement et de l'Aménagement durables. Jean-Louis Borloo récupère ce portefeuille inédit, dont l'ambition s'incarne dans le déploiement d'une "machine de guerre" : le Grenelle de l'environnement. Grâce à un périmètre étendu, le rapport de force de Jean-Louis Borloo avec le ministère de l’Economie va tourner à son avantage.

 

Jean-Louis Borloo dans son bureau, le 30 mai 2023, à Paris.

(JEAN-MARIE LEQUERTIER / FRANCE TELEVISIONS)

 

Pour la première fois, de juillet à octobre 2007, un ministre français met autour de la table les syndicats, les ONG, les collectivités locales et l'Etat pour discuter publiquement de biodiversité, d'alimentation, d'énergie et de transports, en vue d'inscrire dans la loi la baisse des émissions de gaz à effet de serre. "La nation le voulait, il y avait une prise de conscience très, très forte, se souvient l'intéressé. On avait les moyens, on avait une puissance incomparable en Occident, et on a eu, au fond, assez peu de résistances."

 

Une nuit, Jean-Louis Borloo est attendu à Bruxelles, où se négocie en parallèle un ambitieux "paquet énergie-climat". A l'Assemblée nationale, l'opposition défend ses amendements sur le Grenelle. "Je leur dis : 'Ecoutez, ça serait tellement simple que j'arrive à Bruxelles en disant qu'on a voté la loi Grenelle.' Ils ont retiré tous leurs amendements, qui étaient, au fond, secondaires." La loi est votée à la quasi-unanimité, gauche comprise, avec 526 voix pour et seulement quatre contre. "L'ambiance est euphorique, dans les territoires, entre les ONG et les agriculteurs, les syndicats…" Cet élan fait espérer de grandes avancées à la COP15 de Copenhague (Danemark) en 2009. Au lieu de cela, les négociations achoppent sur la répartition des efforts, et le rendez-vous sera présenté comme un échec. Jean-Louis Borloo, à la table des négociations, relativise : "La France a fait tout ce qu'il fallait pour qu'il y ait un engagement des pays riches à l'égard des pays pauvres."

 

La dynamique du Grenelle s'essouffle aussi en France. "Une politique comme celle-là a besoin d'évaluation et de suivi permanent", analyse le ministre d'alors. En plein essor, une partie du secteur des énergies renouvelables va ainsi subir "un coup d'arrêt" dans les années suivantes. Jean-Louis Borloo cite l'exemple de l'énergie solaire, d'abord encouragée financièrement par l'Etat, puis freinée par un moratoire en 2010, après l'arrivée de Nathalie Kosciusko-Morizet au ministère de l'Ecologie. Victimes de leur succès, les subventions sont abandonnées face au risque de plomber les comptes de l'Etat. S'il "comprend" cette décision budgétaire, Jean-Louis Borloo considère que "ça a démoralisé complètement le secteur photovoltaïque".

 

Jean-Louis Borloo dans son bureau, le 30 mai 2023, à Paris.

 

L'élection de François Hollande à l'Elysée, en 2012, ne marque pas une rupture. Rapidement, l'écologiste Delphine Batho torpille le "mauvais" budget de son portefeuille ; elle est limogée en juillet 2013 et remplacée par Philippe Martin. Pour conserver le soutien d'écologistes échaudés, l'ancien député du Gers annonce une "contribution climat-énergie", la fameuse "écotaxe". L'idée de faire payer les pollueurs, déjà défendue par Dominique Voynet, refait surface.

 

Cette fois, l'initiative se heurte directement à la colère de certains Français, inquiets pour leur portefeuille. L'automne suivant, la protestation violente des "bonnets rouges", en Bretagne, fait reculer le gouvernement. "Il y a eu un défaut d'explication, de pédagogie, de compensation peut-être, aussi, pour les plus modestes", reconnaît aujourd'hui Philippe Martin. "Vous savez, les gens sont aussi sur le court terme. Il y a l'idée de ne pas avoir d'engagement au-delà de sa propre vie, en quelque sorte. Et ça, c'est un vrai danger." De son passage éphémère au gouvernement, il retient que le ministre de l'Ecologie idéal, "c'est un homme ou une femme qui se fait élire à la présidence de la République". François Hollande n'est peut-être pas ce président-là, mais il se laisse convaincre d'organiser une COP cruciale à Paris.

 

2015-2023

 

"L’idée y est, la réalité non"

 

La COP21 fait basculer le ministère de l'Ecologie, occupé par Ségolène Royal, dans une autre dimension. La préparation de l'événement donne au sujet un poids inédit au sein de tout le gouvernement. Même face à Bercy, champion toute catégorie des bras de fer ministériels, l'Environnement arrache des arbitrages, comme l'interdiction des passoires thermiques ou l'objectif de rénover 500 000 logements par an. Ceux-ci viennent muscler sa future loi "sur la transition écologique et pour la croissance verte". "Comment j’ai fait ? COP21 ! COP21 ! COP21 ! Il fallait que l’on soit à la hauteur de la COP21", se souvient la ministre au cours d'une audition devant le Sénat. "L’idée était d’être exemplaire et d’anticiper les conclusions de la COP dans notre propre stratégie." Attendue au tournant, la France inscrit dans la loi son objectif de diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2050. Elle se dote également d'une feuille de route pour y parvenir : la stratégie nationale bas-carbone.

 

La ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal, salue le président des Etats-Unis, Barack Obama
La ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal, salue le président des Etats-Unis, Barack Obama, le 30 novembre 2015, à la COP21 au Bourget (Seine-Saint-Denis), aux côtés de Laurent Fabius, François Hollande, Ban Ki-moon et Christiana Figueres. (MUSTAFA YALCIN / ANADOLU AGENCY / AFP)

 

L'Accord de Paris consacre dans la liesse un nouvel objectif : "Contenir la hausse des températures nettement en dessous de 2°C" d'ici à la fin du siècle. Tout juste élu, en 2017, Emmanuel Macron choisit, pour incarner cet "esprit de Paris", une figure médiatique, le très populaire Nicolas Hulot. Son plan climat doit "mobiliser l’ensemble du gouvernement sur les mois et années à venir pour faire de l’Accord de Paris une réalité". Mais l'ancien animateur claque la porte onze mois plus tard en dénonçant "les petits pas" de la France sur le sujet.

 

En cette année 2018, les Français sont plus que jamais au fait de la menace climatique. La COP21 est passée par là, mais aussi les ouragans Irma et Maria, qui ont balayé les Antilles. Dans les lycées et dans la rue, des adolescents appellent à l'action, galvanisés par la jeune militante suédoise Greta Thunberg, reçue à l'Assemblée nationale. Mais les Français ne sont pas prêts à tout accepter au nom du climat. Dans un contexte de hausse des prix du carburant et de pouvoir d'achat en berne, une augmentation de la taxe carbone, décidée de longue date, votée par les parlementaires et défendue par l'exécutif, déclenche le mouvement des "gilets jaunes", qui investissent rues et ronds-points.

 

"J'ai eu le sentiment que les ‘ministres budgétaires’ – on va les appeler comme ça – ont un peu oublié de défendre la taxe carbone, qu'ils avaient pourtant fait augmenter fortement", grince François de Rugy, qui succède à l'animateur. La politique climatique doit désormais s'expliquer. "Certains se sont un peu planqués", lâche-t-il à l'intention d'anciens collègues. La mesure est si impopulaire que même les défenseurs de cette fiscalité, des ONG aux écologistes, prennent leur distance avec la proposition. Elle est abandonnée en 2019.

 

"Il y a des gens qui poussent, qui disent qu'on n'en fait pas assez. Et puis, le jour où il y a des résistances dans la population, eh bien, ils n'assument pas devant les citoyens en colère."

 

François de Rugy à franceinfo

 

Et l'ex-ministre de reprendre à son compte l'antienne du tout premier ministre de l'Ecologie. "Ce n'est pas que c'est le 'ministère de l'impossible' : c'est le ministère des contradictions, entre une aspiration à faire plus, plus vite, plus fort, et une résistance au changement, qui est sans doute un peu en chacun de nous", résume-t-il.

 

François de Rugy dans les locaux de France Télévisions, le 15 mai 2023, à Paris.

 

Réconcilier les Français en colère et l'écologie, mission impossible ? Alors que les pouvoirs publics sont sommés de redoubler d'efforts, le "ministère des contradictions" sous-traite l'impossible à un panel de Français, réunis dans la Convention citoyenne pour le climat. "On leur a donné comme mission, au départ, de changer du tout au tout notre politique économique, sociale, politique, fiscale, etc. Bref, de changer de monde", résume Barbara Pompili, qui hérite en juillet 2020 du suivi de cette réflexion inédite, menée par 150 citoyens tirés au sort.

 

Cette mission tentaculaire se traduit par 150 propositions, qu'elle a pour objectif d'inscrire dans un texte de loi. "Dès les premières rencontres, j'ai dit aux membres de la Convention citoyenne : 'Je vais vous décevoir, c'est sûr.'" Et pour cause, certaines de ces mesures "sont d'ordre réglementaire ou international", constate Barbara Pompili, invitée par son Premier ministre à travailler plus étroitement avec ses autres collègues. Elle se casse encore les dents : "Jean Castex avait quand même dit que tous les ministères devaient s'investir dans la transition, et pas seulement le ministère de la Transition écologique. L'idée y était. La réalité, non."

 

"J'avais le plus souvent en face de moi des gens qui voulaient abaisser l'ambition plutôt que d'essayer de trouver des moyens d'y arriver."

 

Barbara Pompili à franceinfo

 

Les industriels ont beau être invités à la table des discussions, ils n'hésitent pas à "s'émouvoir auprès de divers ministères" pour tuer dans l'œuf les mesures de sobriété nées de la Convention citoyenne, continue-t-elle. Elle cite l'idée d'un malus sur le poids des véhicules, écrasée par un secteur automobile qui pèse lourd sur les décisions. "J'aurais aimé aller plus vite, pouvoir faire plus de choses, casser plus de barrières", assure Barbara Pompili, qui se décrit en "éternelle frustrée". "Mais je suis arrivée en sachant où je mettais les pieds. Je savais que ce serait dur, qu'il y aurait plein de lobbies."

 

Barbara Pompili visite une exploitation agricole qui cherche à réduire son impact environnemental
Barbara Pompili visite une exploitation agricole qui cherche à réduire son impact environnemental, le 25 octobre 2021, à Eole-en-Beauce (Eure-et-Loir). (PATRICK GELY / SIPA)

 

Ces dernières années voient le climat s'inviter dans tous les cercles, tous les débats. Elles voient aussi une première baisse, spectaculaire, des émissions de gaz à effet de serre quand le monde entier se confine, au printemps 2020, pour tenter d'enrayer la pandémie de Covid-19. Mais le "monde d'après" tant attendu ne survit pas à cette parenthèse, et les émissions mondiales de gaz à effet de serre flambent. Le défi est désormais "effectivement colossal", reconnaît Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique depuis mai 2022, à quelques jours de la présentation du nouveau plan du gouvernement. Celui qui doit permettre, une nouvelle fois, de diviser par deux les émissions de la France d'ici à 2030... quatre fois plus rapidement qu'avant.

 

De cinquième roue du carrosse, l'écologie va devenir le moteur du véhicule gouvernemental, promet le chef de l'Etat, en campagne pour sa réélection. "Nous devons réconcilier le pays par un changement de paradigme, par une ambition nouvelle" sur l'environnement, clame le président-candidat. Une fois réélu, Emmanuel Macron revoit l'attribution du dossier climatique en chargeant la Première ministre, Elisabeth Borne, de porter la planification écologique, avec un secrétariat général dédié. A ses côtés, un binôme se partage la Transition écologique et la Transition énergétique. Impensable en effet, au regard des urgences, de laisser l'enjeu climatique au seul "ministère de l'impossible". Cette énième nouvelle méthode changera-t-elle la donne ? La "maison" continue de brûler, en France comme ailleurs. Nous regardons désormais les flammes, mais le défi reste d'éteindre l'incendie.

Crédits

 

  • Rédaction : Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
  • Vidéos et montage : Mathieu Dreujou, Jean-Marie Lequertier, Billie Comte
  • Conception et design : Maxime Loisel
  • Développement : Grégoire Humbert
  • Illustration : Pauline Le Nours
  • Relecture : Louis Boy
  • Supervision éditoriale : Ilan Caro, Simon Gourmellet, Julie Rasplus

 

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