"L'écologie était secondaire par rapport à l'économie"
"J'étais la cinquième roue du carrosse"
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récit
Par Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
Pour cet article, franceinfo a sollicité dix-sept anciens ministres de l'Environnement ou de l'Ecologie, restés plus de six mois en poste. Douze ont accepté de répondre et cinq ont décliné : Huguette Bouchardeau, Ségolène Royal, Nathalie Kosciusko-Morizet, Delphine Batho et Nicolas Hulot.
"Notre maison brûle et nous regardons ailleurs", disait Jacques Chirac en 2002. Deux décennies plus tard, de nombreux records de chaleur ont été battus à travers le monde et "garantir un avenir vivable et durable pour tous", comme le demande le dernier rapport du Giec (document PDF), paraît de plus en plus difficile. Mais qu'ont fait nos dirigeants politiques depuis que la menace climatique est connue ? Alors que s'ouvre, jeudi 30 novembre, la COP28 à Dubaï, destinée à dresser le bilan des engagements pris lors de l'Accord de Paris, franceinfo donne la parole à celles et ceux qui, au sein du gouvernement, ont tenté de porter l'enjeu de lutter contre la crise climatique : les ministres de l'Environnement. Ils nous racontent l'émergence progressive du problème, les blocages, mais aussi les réussites de ce ministère atypique depuis plus de quarante ans.
1970-1992
"Ce n’était la préoccupation de personne"
Les balbutiements de l’écologie en politique
Nous sommes le 28 février 1970. Dans un discours prononcé à Chicago, Georges Pompidou met en garde l'humanité : "L'emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même." Le président de la République crée, l'année suivante, le tout premier ministère de l'Environnement et le confie à Robert Poujade. "C'est une tâche nouvelle et très nécessaire", réagit dans sa première interview celui que l'on bombarde "ministre délégué chargé de la Protection de la nature et de l'Environnement". "Mon problème, c'est celui des moyens qu'il faudra trouver et dégager, et ce ne sera pas facile", anticipe-t-il. Plus tard, dans un livre, il surnommera son portefeuille "le ministère de l'impossible". Déjà.
Tandis qu'aux Etats-Unis, en 1979, le président Jimmy Carter reçoit sur son bureau un rapport (document PDF) qui fera date sur les conséquences des activités humaines sur les températures, en France, la question de la menace climatique n'approche guère le perron du pouvoir. Ce sont la lutte contre la pollution et l'amélioration globale du cadre de vie des Français qui animent le jeune ministère. Pourtant, à la télévision, le volcanologue Haroun Tazieff alerte : le gaz carbonique rejeté par nos voitures, nos chaudières et nos industries "risque de faire de l'atmosphère une espèce de serre". "Vous êtes en train de paniquer les populations, là", rétorque au scientifique le journaliste d'Antenne 2, perplexe.
"Quand Tazieff faisait ses déclarations sur le réchauffement, il était considéré comme un hurluberlu. (...) Ses thèses étaient très marginales et très contestées", confirme Alain Carignon, ministre délégué à l'Environnement qui entre dans le gouvernement Chirac en 1986. Cette année-là, la catastrophe de Tchernobyl met les risques naturels et technologiques tout en haut de la pile des dossiers prioritaires. "Les politiques sont quand même prisonniers de leur époque", regrette Alain Carignon. Le climat "n'est alors la préoccupation de personne, affirme-t-il. Les associations environnementales et écologistes étaient très puissantes. Mais aucune n'est venue se battre sur cet impératif." Toutefois, il remarque – et déplore – que, déjà, "l'écologie était secondaire par rapport aux préoccupations économiques".
En mai 1988, l'élu du RPR quitte son poste et il est remplacé par Brice Lalonde, qui intègre le gouvernement Rocard comme secrétaire d'Etat chargé de l'Environnement. Qu'en est-il de l'état des connaissances à ce moment-là ? "Les scientifiques font déjà le lien entre la consommation des énergies fossiles et le réchauffement. On savait tout, il n'y a pas de problème", évacue l'écologiste. Mais ce savoir reste confidentiel. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) naît de ce constat. Dès 1990, l'organisme publie son premier rapport (document PDF) alertant sur des vagues de chaleur plus nombreuses et "des conséquences sur tous les secteurs d'activité".
En France, Michel Rocard prend l’initiative de lancer l’appel de La Haye, signé par 24 pays en 1989, prémices de la diplomatie environnementale. "Les conditions mêmes de la vie sur notre planète sont aujourd’hui menacées", alerte le texte. Pour autant, l'heure n'est pas encore aux mesures concrètes. Devenu ministre, Brice Lalonde a beau être convaincu de la menace, sa marge de manœuvre est limitée.
"Ministre de l'Environnement, à l'époque, c'était quand même la cinquième roue du carrosse. (...) Le changement climatique n'avait pas le même degré de gravité et d'urgence qu'aujourd'hui."
Brice Lalonde à franceinfo
Le ministre se "bagarre" tout de même contre le plomb dans l'essence et "pour des pots catalytiques", présente un "plan pour l'environnement" (jugé alors décevant par les militants écologistes) et convainc ses collègues de créer une mission interministérielle de l'effet de serre. "J'ai essayé d'être un écolo de gouvernement. C'est toute une affaire d'avancer, d'accepter des compromis, d'avoir des étapes… La tâche est énorme." Ni les politiques, ni les Français ne le savent, mais le début des années 1990 marque un tournant. Si les émissions de gaz à effet de serre commencent à se stabiliser en France, elles vont encore exploser au niveau de la planète, portées par une consommation d'énergies fossiles qui s'emballe dans le monde entier.
1992-2003
"Certains ont tout fait pour qu’on n’agisse pas"
En 1992, les grandes nations de ce monde organisent un sommet de la Terre et accouchent du document à l'origine des COP, ces conférences qui rythment la vie de la diplomatie climatique tous les ans. "La première pensée globale est là", assure Michel Barnier, en poste au ministère de mars 1993 à mai 1995.
Le ministre RPR tente de faire émerger une écologie de droite, où se conjuguent défense de l'environnement et capitalisme. Il lance un débat sur le mix énergétique français, dominé par le nucléaire, mais à la traîne en matière de renouvelable. Il doit composer avec des collègues pas franchement coopératifs : "Le ministère de l'Environnement n'agit qu'en embêtant, pour rester poli, les autres", résume-t-il. Un enquiquineur qui plus est éphémère : "Nous ne sommes que le maillon d'une chaîne. Vous n'êtes que le successeur d'un ministre et le prédécesseur d'un autre."
Corinne Lepage, qui lui succède en 1995, est plus critique. Pour elle, les historiens regarderont les responsables politiques de son époque comme des "égoïstes incroyables", voire des "criminels, pour ceux qui étaient conscients et qui ont tout fait pour qu'on n'agisse pas." Le problème, pour l'avocate, réside dans une prise de conscience très limitée du changement climatique quand elle était au ministère. "Franchement, j'étais une Martienne. (...) On me disait que c'était complètement exagéré, que c'était ridicule. Quand vous parliez de notre responsabilité à l'égard des générations futures, tout le monde s'en foutait et, en fait, on a commencé à s'intéresser au climat quand notre génération a été concernée."
Corinne Lepage dans le bureau de son cabinet d'avocat, le 9 mai 2023, à Paris.