Cette colère qui monte

Peut-on parler d’intelligence quand la maranta referme ses bras le soir pour faire tomber, à son pied, les feuilles mortes accumulées pendant la journée ? Ce qui risquait de l’étouffer la nourrit. Le piège s’ouvre, béant. «L’intelligence, définie par l’homme, suppose un cerveau et un langage. Les plantes ne disposent ni de l’un ni de l’autre. On ne peut donc parler d’intelligence au sens où nous l’entendons.» Les mots manquent ou nous trompent.

Quant à l’intelligence humaine, il y a un moment que Francis Hallé n’y croit plus. «Vous connaissez beaucoup d’espèces qui détruisent méthodiquement leur environnement ? Moi pas ! Je n’en connais qu’une, c’est l’espèce humaine. Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis très déçu par l’être humain en tant qu’"espèce zoologique". Ne me transformez pas en misanthrope ! J’apprécie l’homme et la femme en tant qu’individu, pas la foule, elle m’est insupportable. Nous sommes monstrueux par notre comportement. Nous détruisons notre planète. Comment voulez-vous dire les choses autrement ? Il n’y a plus de forêt primaire dans la bande intertropicale. Il en reste en Sibérie, et au nord du Québec, mais elles ont peu d’intérêt du point de vue de la biodiversité, les conditions y sont trop difficiles. Même la France n’est pas capable de sauvegarder la forêt en Guyane. J’en veux à ceux qui nous gouvernent. Vous vous rendez compte que l’on a accordé des concessions à des chercheurs d’or en plein parc national ? Et on parle d’intelligence humaine !»

Cette colère qui monte en lui remonte à ses 20 ans. Il se souvient très bien de la manière dont la botanique s’est comme imposée à lui. Il l’a raconté mille fois et se dit une nouvelle fois «formel». Etudiant à Paris, il a fait «une rencontre décisive» avec une plante quelconque, une Capsella bursa-pastoris (Brassicaceae, Europe), la «bourse-à-pasteur». Elle avait trouvé refuge sur le rebord de sa fenêtre. Il l’a vu pousser, s’accrocher, se développer et «se reproduire», insiste-t-il, comme encore éberlué par la vitalité de ce brin de carbone agrégé.

Devant ce spectacle, il s’est dit que le monde des animaux, et l’homme n’est qu’un animal parmi d’autres, manquait d’intérêt, d’étrangeté au sens premier du mot : qui nous est étranger - lui parle «d’altérité».«Les différences entre la fourmi et le buffle sont minimes, ils mangent l’un et l’autre par la bouche qui se trouve devant, ils défèquent par l’arrière et ils ont un nombre de pattes qui varie, mais sont tous les deux organisés selon une stricte symétrie. Je me suis dit que ça n’était pas très intéressant.» A ce moment-là, la flore est devenue son royaume ou son domaine.

Depuis, il n’a pas cessé de dessiner des plantes, des fleurs et des arbres, fasciné par leur architecture, un mot trop humain mais il n’en a pas d’autre. «Dessiner une plante, il n’y a pas d’autres moyens de les connaître.» Aventurez-vous à citer la photo comme moyen de saisir les subtilités d’un mouron bleu (Anagallis grandiflora, Primulaceae,Europe). «En un cinquantième de seconde, vous n’avez rien saisi de la plante.» Lui y a passé deux heures pour s’apercevoir à la fin qu’il avait (presque) tout faux. A la page 61 des Plantes des Méditerranées, paru en septembre, il a barré un dessin et écrit à côté : «Faux ! les étamines sont opposées aux pétales.»

Admirez ses dessins et comparez-les aux traits de Matisse, retenant l’essentiel d’une courbe d’une feuille, il vous demandera de regarder du côté de Brueghel ou de Dürer. «Je ne peux pas me comparer à eux, mais ils ont longuement observé les plantes. Ça ne fait aucun doute. Matisse n’a rien vu !»

Mieux, il se lève et part à la recherche de photos des planches de son frère, Nicolas, aujourd’hui décédé, devenu botaniste à force de tracer le portrait de végétaux. Il y a là toute la matière de la plante, le velouté de la feuille, la texture de la tige. Alors que vous vous penchez sur ces dessins d’une folle précision, il s’agace : «Les gens trouvent beaux les dessins, mais ils oublient de regarder la plante.» Déclinant l’histoire du sage qui montre la Lune et de l’idiot qui regarde le doigt.

Pour travailler là-haut sans avoir à redescendre trop souvent parmi les hommes, il a inventé, depuis 1986, toutes sortes de machines extraordinaires qui sont autant des laboratoires posés sur la canopée en Guyane, au Cameroun, au Gabon ou à Madagascar, ou dans le Yunnan, en Chine du Sud. L’année prochaine, il espère passer deux mois en Birmanie avec une cinquantaine de botanistes, pour une première moitié birmans, pour une seconde moitié venus d’ailleurs.

C’est à ce moment que l’œil de Francis Hallé s’allume. Il parle d’esthétique et d’émotion : «Le sommet de la biodiversité, on l’atteint sur la canopée de la forêt primaire équatoriale ou ce qu’il en reste. Il n’y a rien de plus beau !» Il assure même qu’il faut arrêter de penser que les formes des fleurs ou des plantes ont une explication fonctionnelle, lui voit une raison sans raison guidée par «l’esthétique et la gratuité» qui nous échappent.

L’Espoir et l’envie

Cette beauté, il a voulu la montrer en initiant le tournage d’Il était une forêt (2013), réalisé par Luc Jacquet, celui qui a signé la Marche de l’empereur (2005). Il faut écouter la douceur de sa voix quand il commente ce qu’il a sous les yeux : «Il y a des millions d’années, nous sommes nés là, dans les plus hautes branches de la canopée, mais nous l’avons oublié.»

En Birmanie, il veut filmer la forêt la nuit. On lui a expliqué que les caméras avaient fait des progrès pour capter la luminescence des feuilles ou des organismes qui fréquentent la cime des arbres. Là, il retrouve l’espoir et l’envie. Mais, alors pourquoi revient-il chez lui à Montpellier ? «J’ai besoin d’avoir une bonne librairie.» Et que lit notre «homme arbre» ? «Tout et n’importe quoi, mais surtout pas des romans !» Après réflexion, on se dit qu’il est impossible qu’il n’ait pas lu le Baron perché d’Italo Calvino dont le héros, Côme Laverse du Rondeau, décide qu’il passera sa vie dans les arbres pour protester contre l’injustice des hommes, incarnés par son père. Le narrateur, son frère, raconte : «[Côme] semblait en sentinelle. Il regardait tout, et tout était comme rien.» Et encore : «Côme regardait le monde du haut de son arbre : tout, vu de là-haut, était différent.»

Francis Hallé admet : «Je relis régulièrement le Baron perché ; ce livre est la mascotte des grimpeurs d’arbres.» Dans les dernières pages, Côme, à la fin de sa vie, disparaît dans les airs, emporté par une montgolfière qui ressemble aux engins imaginés par Francis Hallé.

Dernier ouvrage paru : 30 ans d’exploration des canopées forestières tropicales, Francis Hallé, Editions Museo, octobre 2017, 366 pages 39,50 euros. 

Philippe Douroux Libération.