De quand date l'usage du charbon ? Le nom est réputé être issu du latin carbo signifiant braise. Le charbon serait donc une "braise éteinte", à moins qu'une braise ne soit elle-même qu'un "charbon ardent".
Une chose est certaine, le charbon qui a accompagné les sociétés humaines dans leur développement matériel était ce que nous distinguons aujourd'hui comme "charbon de bois" pour le différencier de notre "charbon" contemporain qui n'était à l'origine qu'un "charbon de terre" peu valorisé.
L'antiquité du charbon de bois.
En découvrant le feu, les humains ont nécessairement découvert les braises et le charbon de bois. Le charbon des restes des foyers est d'ailleurs la meilleure façon de les dater en utilisant la propriété radioactive du carbone 14.
Si la cuisine ou même la poterie pouvaient se contenter de la chaleur d'un feu de bois, les débuts de la métallurgie, ou la fusion du verre, nécessitaient des températures élevées qui pouvaient plus facilement s'obtenir par un feu de charbon de bois alimenté par l'air d'un soufflet.
Premier "métal" utilisé par l'homme pour ses outils, ses armes, ses bijoux, le bronze, alliage de cuivre et d'étain est attesté en Egypte dès –2550. Dans la chronologie admise en Europe, les "âges du bronze" européen s'étalent des environs de –2000 jusqu'à –750, date à laquelle commence "l'âge du fer". La fonte du bronze a besoin du charbon de bois pour atteindre les températures, supérieures à 900°C, nécessaires à l'opération.
Quand le fer remplace le bronze, les besoins en charbon de bois s'accroissent au même rythme que celui de la diffusion de ce métal.
L'industrie métallurgique et la grande époque des charbonniers.
Nous ne détaillerons pas ici les techniques de la métallurgie, nous les avons déjà largement évoquées quand nous avons parlé de Stahl, de Lavoisier et de la querelle du Phlogistique. Notons simplement que la métallurgie est d'abord un "art du feu" qui commence par la fabrication du charbon de bois. A l'époque médiévale et jusqu'au 18ème siècle, la proximité d'une forêt était tout aussi nécessaire que celle des minerais pour que s'installent des forges.
La construction des meules de charbon de bois
Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751)
Dans les clairières fumaient les meules, pyramides recouvertes de terre, dont il fallait mener la combustion de main de maître, pendant plusieurs journées, pour que le bois se transforme en charbon sans se consumer totalement.
A la fin du 18ème siècle le développement de la métallurgie crée la pénurie. Pierre-Clément de Grignon est "Maître de Forge" à Bayard sur Marne et Inspecteur Général des usines à feu sous Louis XVI. On lui attribue l'invention du mot sidérurgie. En 1775, regrettant la "perte irréparable" des forêts par des sidérurgistes incompétents, il publie des "Mémoires de Physique sur l'art de fabriquer le fer" dans le but d'y remédier.
"Les forêts s'appauvrissent et se détruisent par l'excès d'une consommation abusive. Quel intérêt la société n'a-t-elle pas de découvrir des moyens de conserver un bien si précieux, si nécessaire et si indispensable à nos Manufactures ? L'on y peut parvenir par une sage administration ; mais plus efficacement en économisant le charbon dans les travaux qui ont pour objet la réduction des mines (minerais) et leur métallisation, par la juste application des lois de la pyrotechnie dans la construction des fourneaux qui en consomment immensément ; puisqu'un seul fourneau consomme ordinairement en une année le produit de deux cents arpents de bois de l'âge de vingt-cinq ans : il y a en France près de six cents fourneaux de fonderie, c'est cent vingt mille arpents par an". Un arpent valant sensiblement ½ hectare, ce sont donc soixante mille hectares de bois qui disparaissent chaque année.
Il propose donc le plan d'un fourneau permettant d'économiser un cinquième du charbon habituellement utilisé.
Plan d'un fourneau économe en charbon de bois.
Grignon, Mémoires de Physique sur l'art de fabriquer le fer, 1775
Grignon est aussi un spécialiste en fabrication de charbon de bois. "Il en est de durs, de doux, de violents" écrit-il. Ils n'ont pas le même comportement selon qu'ils sont issus du chêne ou d'autres essences, qu'ils ont poussé sur des coteaux calcaires ou des montagnes granitiques. Le métallurgiste devra en tenir compte.
Mais qu'est-ce que le charbon ? Le chimiste viendra bientôt au secours du manufacturier.
Les chimistes et le charbon.
Avec Stephen Hales (1677-1761) nous avons rencontré le chimiste qui, le premier, a "distillé" du bois, des huiles et une multitude de matières organiques pour en extraire les "airs" qui, pensait-il, y étaient fixés et en constituaient la part essentielle. A la fin de cette opération, un résidu noir solide restait dans la cornue. Ce produit avait la propriété de pouvoir se consumer dans l'air sans flamme et en produisant une forte chaleur. C'est à ce corps que Hales donnait le nom de charbon.
Pour Macquer (1718-1784) le charbon est du "phlogistique fixé" : "une partie du Phlogistique contenu dans les matières animales et végétales, lorsqu'on fait brûler ces matières en les empêchant de s'enflammer, se joint intimement avec leur partie terreuse les plus fixes, et forme un composé qui ne peut se consumer qu'en rougissant et scintillant à l'air libre, sans jeter de flamme : on a donné à ce composé le nom de charbon".
Propriété essentielle de ce charbon pour l'adepte de Stahl qu'est Macquer : "il est très-propre à transmettre à d'autres substances le Phlogistique qu'il contient".
Lavoisier, adversaire du Phlogistique, y voit, quant à lui, un nouvel élément chimique. Contrairement à Hales et Macquer, il conservera le nom de charbon pour la matière brute ainsi nommée dans le commerce. Il désignera, dans un premier temps, par "substance charbonneuse" "le charbon dépouillé d’air inflammable aqueux, de terre et d’alcali fixe". Nous avons vu qu'il donnera ensuite à cette "substance charbonneuse" le nom de carbone.
Nous avons cité Stahl comme le premier à avoir noté le rôle "chimique" du charbon dans la réduction des minerais en métaux. Une observation ancienne aurait pu amener aux mêmes conclusions : celle du caractère explosif de la poudre noire et du rôle du charbon dans ce phénomène. Car, avec la métallurgie, la fabrication de poudre a été l'une des principales opérations industrielles liées au charbon de bois.
Lavoisier, le charbon et la poudre noire.
La poudre noire a été inventée en Chine et est connue pour avoir été utilisée comme arme aux alentours du 7ème siècle. Elle est réputée avoir été importée en occident par Marco Polo au 13ème siècle. C'est un mélange explosif de salpêtre, de soufre et de charbon de bois.
La poudre noire intéresse directement Lavoisier qui occupait la fonction de régisseur des poudres à une époque où, déjà, la science acceptait de se mettre au service de la guerre.
Dans un texte daté de 1793, et destiné à être publié dans l'Encyclopédie Méthodique, Lavoisier traite donc "Du charbon considéré chimiquement". Ce texte est une bonne synthèse des connaissances auxquelles il est parvenu sur le carbone et sur sa combinaison avec l'oxygène.
Dans cet article, qui s'adresse en priorité aux artilleurs et aux ingénieurs des manufactures de poudre, le mot "charbon" est encore utilisé, à la place de carbone. Il précise donc qu'on donne le nom de charbon "à une substance combustible noire qui reste de la distillation du bois, et en général des végétaux, ou bien qu'on en retire en les brûlant à l'air libre, et en arrêtant la combustion par suffocation".
La suite du mémoire traitera de la qualité des différents charbons de bois. En l'occurrence il doit combattre un préjugé. Le seul charbon autorisé pour la préparation de la poudre royale était celui réalisé avec le bois de "Bourdaine" :
"On a longtemps employé le saule, écrit-il, et on y avait été déterminé sans doute par sa légèreté et par la facilité de s'en procurer ; mais une ordonnance du Roi du 4 avril 1686 prescrit de n'employer à l'avenir que la bourdaine. La rareté de ce bois dans quelques provinces a obligé le conseil à prendre des précautions particulières pour assurer à l'administration des poudres les quantités de ce bois qui lui sont nécessaires ; mais il y a quelque lieu de craindre que le choix prescrit par l'ordonnance de 1686 n'ait pas été déterminé par des expériences assez décisives".
Ces expériences qui manquaient, il les réalise et après avoir testé la qualité calorifique de différents charbons, il aborde la question suivante : quel est le rôle du charbon dans la poudre noire ? La réponse nous ramène à la propriété expansive des gaz. Dans la réaction violente du carbone avec l'oxygène du salpêtre, Lavoisier explique que la rapide expansion des gaz qui en résulte, et en particulier celle du dioxyde de carbone, est responsable du phénomène d'explosion.
"Rien n'est plus facile d'après ce qu'on vient d'exposer que d'expliquer ce qui a lieu dans la détonation du nitre et, en général, dans toute détonation. Ce phénomène consiste dans la conversion subite et instantanée d'un corps solide en un fluide élastique aériforme"
Des évaluations faites des volumes gazeux obtenus, "on peut conclure, dit-il, sans rien exagérer, que le fluide élastique qui se dégage de la détonation tend à occuper à l'instant de l'inflammation un espace au moins 2000 fois plus grand que n'occupait le salpêtre".
La poudre n'a pas nécessairement une application militaire. Elle est utile à l'exploitation de mines et des carrières. On tentera aussi de l'utiliser dans le cylindre des premiers moteurs à "explosion".
Au moment où Lavoisier rédige ce mémoire ce sont d'abord les armées qui en réclament.
Un "rapport du comité de salut public sur la nécessité d’augmenter la fabrication d’armes, de salpêtre et de poudre, pour accroître tout à coup, dans une grande proportion, les moyens de défense de la République et d’exterminer ses ennemis", daté du 1er février 1794, se félicite d'avoir " rassemblé les hommes les plus éclairés de Paris dans la chimie et dans les arts chimiques". Un "nouvel art" de fabriquer la poudre "est sorti, disent-ils, tout entier et presque porté à sa perfection de la réunion fraternelle et patriotique ainsi que des veilles des artistes et des savants."
Pourtant, le savant de Paris, le plus éclairé "dans la chimie et les arts chimiques", le régisseur des poudres qui avait fait de sa fabrication un "art" industriel, mourait sur l'échafaud trois mois plus tard, le 8 mai, emporté par le tourbillon révolutionnaire.
L'explosion de la poudrerie de Grenelle le 31 août 1794, quelques mois après la mort de Lavoisier, fera 1000 morts. (document ministère de l'écologie)
Coup d'œil sur le charbon de bois aujourd'hui.
Pour en revenir au charbon de bois, essentiellement utilisé aujourd'hui, dans les sociétés industrialisées, pour alimenter le barbecue des jours d'été, il y a retrouvé une image plutôt sympathique. Mais serait-il menacé ? Le Journal Officiel de la République française du 20 janvier 2011 publie une question écrite d'un sénateur des Côtes-d'Or adressée à la "Ministre de l'Ecologie et du Développement Durable" au sujet de l'industrie française du charbon de bois. Son intervention, dont le but est, entre autres, de faire la promotion d'une entreprise de son département, débute par un éloge appuyé :
"Excellent réducteur, le charbon de bois "haut de gamme" carboépuré, conforme à la norme AFNOR, à destination de la restauration et des barbecues, est à nouveau très demandé, de même que pour la production "d'aciers écologiques ". En effet, le charbon de bois est une ressource renouvelable qui, en brûlant, libère moins de dioxyde de carbone que le charbon fossile. Lesecteur du charbon de bois à usage industriel est donc en plein essor".
Mais alors où est le problème ?
Les producteurs de charbon de bois utilisent essentiellement les "dosses" des scieries. Ce sont les premières et dernières planches couvertes d'écorce et inutilisables en menuiserie. Mais voilà : avec le développement du bois-énergie, les scieurs installent des broyeurs et commercialisent ces dosses sous forme de copeaux ou de granulés. La matière première manque donc aux charbonniers.
Réponse prudente de la ministre, c'est "l'Europe" qui impose cette politique : "L'importance croissante du bois comme source d'énergie s'inscrit dans le plan national en faveur des énergies renouvelables établi en application de l'article 4 de la directive 2009/28/CE de l'Union européenne. Dans ce contexte qui s'impose à la France, celle-ci a fait le choix d'un développement raisonné et encadré des énergies renouvelables". Noter les prudents "raisonné" et "encadré".
Pour "articuler le développement des énergies renouvelables avec la pérennité des filières existantes, notamment de production de matériaux, de chimie du végétal(c'est nous qui soulignons) ou de carbonisation" la ministre annonce donc"la mobilisation de la ressource sylvicole de 21 millions de mètres cubes de bois supplémentaires à l'horizon 2020".
La Forêt, nouveau pétrole de la France ? "Trois tonnes de bois d'élagage équivalent à une tonne de fioul ; une tonne de bois consommée en substitution du fioul correspond à une tonne de CO2 évitée" indique une publication de l'Agence Régionale de l'Environnement de Haute-Normandie. La "mobilisation de la ressource sylvicole" équivalente, en moyenne, à une production de 12 millions de tonnes de bois ferait donc économiser 4 millions de tonnes de fioul, à comparer aux quinzemillions de tonnes de fioul domestique actuellement consommés annuellement en France. Rendez-vous est pris en 2020 !
A noter aussi, dans la question du sénateur, la référence à la production "d'aciers écologiques" par du charbon de bois.
Ecologique ? On se souvient de l'Angleterre déboisée par sa sidérurgie au 18ème siècle et de Grignon, Maître de Forge, en France, déclarant en 1775 que "les forêts s'appauvrissent et se détruisent par l'excès d'une consommation abusive". On sait aussi qu'il existe, encore, des installations sidérurgiques importantes fonctionnant au charbon de bois. C'est le cas du Brésil, 9ème producteur mondial d'acier, qui reste le seul pays au monde à produire 35% de la fonte et de l'acier qui sort de ses fours, à partir de ce charbon issu, pour l'essentiel, des forêts amazoniennes ou de plantations d'eucalyptus. On estime, cependant, que 60% de ce charbon est produit par des structures "clandestines" dans des conditions sociales dégradées et dans une forêt déjà menacée par un déboisement en faveur des productions agricoles à vocation industrielle. Ce "verdissement" industriel serait-il vraiment "écologique" ?
N'oublions pas, cependant, que le charbon de bois est encore, avec le bois, une des sources essentielles de combustible domestique dans une large partie de la Planète. La FAO (Organisation des Etats-Unis pour l'Alimentation et l'Agriculture) nous indique que la production mondiale de bois de chauffage s’est élevée à 1 891 millions de m³ en 2011 et que près de 49 millions de tonnes de charbon de bois ont été produits la même année.
Deux milliards de personnes dépendent du bois comme source de chauffage. En Afrique, le bois, brut ou sous forme de charbon, représente de l'ordre de 70% de l'énergie utilisée. La consommation de charbon de bois de cette région représente 59% de la production mondiale et supplante peu à peu le bois. Cette énergie renouvelable est donc indispensable. On constate pourtant déjà qu'elle devra être exploitée avec mesure. On imagine aisément les effets, là aussi, d'une déforestation accélérée sur l'économie et l'écologie de ces pays et la nécessité d'y développer des sources d'énergies renouvelables complémentaires ou alternatives comme le recours à l'énergie solaire.
Quoi qu'il en soit, le bois et le charbon de bois, énergies des temps anciens, ont encore un bel avenir dans une société plus sobre et plus soucieuse de la qualité de son environnement naturel.
Nous avons tracé à grands traits les étapes ayant mené à la compréhension de la nutrition et de la respiration des plantes, c'est-à-dire à celle du cycle du carbone et de la production d'oxygène sur la planète Terre. Cependant, avant qu'ils s'intéressent aux plantes et qu'ils en comprennent l'importance, l'étude de l'alimentation et de la respiration des animaux avait été la première à occuper les "chasseurs d'air". Et parmi ceux-ci, Lavoisier.
Lavoisier et la respiration animale.
Nous avons déjà évoqué le mémoire de 1777 de Lavoisier sur les "Expériences sur la respiration des animaux et sur les changements qui arrivent à l'air par leur poumon". Il y reprend les expériences de Priestley en plaçant "un moineau franc sous une cloche de verre remplie d’air commun et plongée dans une jatte pleine de mercure".
Mais contrairement à son prédécesseur il analyse avec clairvoyance la nature de l'air méphitique qui reste dans la cloche et constate qu'il est constitué de deux parties.
Il met la première en évidence en faisant passer sous la cloche une solution d' alcali caustique (hydroxyde de potassium), dont il sait qu'elle est avide d'acide crayeux aériforme (ainsi qu'il nomme en ce moment le dioxyde de carbone, CO2). Il constate la diminution de 1/6ème du volume du gaz contenu sous la cloche, "d’où il résulte, conclut-il, que l’air vicié par la respiration contient près d’un sixième d’un acide aériforme, parfaitement semblable à celui qu’on retire de la craie".
Cependant, dans l'air qui reste après cette opération qui en élimine le dioxyde de carbone, un animal meurt immédiatement, une flamme s'éteint. Ce n'est donc par de l'air ordinaire. Ce nouvel air méphitique il l'appellera, plus tard, mofette puis azote.
Cette expérience lui confirme :
- Que l'air ordinaire est composé de deux fluides, l'un nécessaire à la combustion et à la respiration, l'autre incapable d'assurer ces fonctions.
- Que dans la respiration, un animal absorbe la partie respirable de l'air (notre O2) et rejette sensiblement le même volume d'acide crayeux aériforme (notre CO2).
Que se passe-t-il dans le poumon ?
"L’opinion la plusgénéralement répandue n’attribuait à ce fluide (l'air) d’autres usages que ceux de rafraîchir le sang lorsqu’il traverse les poumons" écrit Lavoisier dans un texte daté de 1780. C'est en effet une opinion commune. Le poumon n'aurait pour rôle que celui d'une pompe aspirante et refoulante qui aspirerait un air frais pour refroidir le sang circulant dans ses vaisseaux, comme le fait l'eau, aujourd'hui, dans le radiateur d'une automobile.
Il comprend que le sang subit, en réalité, une réaction chimique et émet deux hypothèses :
"ou la portion d’air éminemment respirable contenue dans l’air de l’atmosphère est convertie en acide crayeux aériforme en passant par le poumon ; ou bien il se fait un échange dans ce viscère : d’une part, l’air éminemment respirable est absorbé, et, de l’autre, le poumon restitue à la place une portion d’acide crayeux aériforme presque égale en volume".
Connaissant les expériences de Priestley sur le sang, qui est rouge dans une atmosphère d'air éminemment respirable mais qui devient noir dans l'acide crayeux aériforme, il semble pencher vers la deuxième hypothèse. Cependant, avant de se prononcer, il lui faudra encore réaliser bien des expériences qui, dit-il, "jetteront encore un nouveau jour, non-seulement sur la respiration des animaux, mais encore sur la combustion ; opérations qui ont encore entre elles un rapport beaucoup plus grand qu’on ne le croirait au premier coup d’œil".
Les premières réponses se trouvent dans un mémoire sur la chaleur publié en 1780 par Lavoisier et Laplace. Les acteurs de ces expériences sont des cochons d'Inde, animaux dont Lavoisier considère qu'ils sont doux et que "la nature ne leur a donné aucun moyen de nuire". Par ailleurs "ils sont d'une constitution robuste, faciles à nourrir ; ils supportent longtemps la faim et la soif ; enfin ils sont assez gros pour produire en très peu de temps des altérations sensibles dans l'air qu'ils respirent" (mémoire de 1789).
Ces premières expériences de 1780 ont pour objectif d'établir une corrélation entre respiration et combustion. L'homme comme le cochon d'Inde sont en effet différents des plantes : par un mécanisme particulier ils doivent maintenir la température de leur corps. La quantité de chaleur ainsi produite doit nécessairement être liée à la réaction chimique qui en est la source. L'étude de la respiration animale est donc l'occasion pour Laplace et Lavoisier de mettre en œuvre une technique de mesure de la chaleur, particulièrement judicieuse, qu'ils sont les premiers à avoir utilisée.
Alors que l'habitude est prise, par nombre de nos contemporains, de surveiller la quantité de calories apportées par leur consommation alimentaire journalière ou même de calculer celles perdues par un effort physique, il ne nous semble pas inutile de revenir aux sources de ce savoir.
Savoir mesurer la chaleur.
Lavoisier développera ses conceptions de la chaleur dans un mémoire daté de 1783. À l’image du "fluide électrique", il imagine qu’il existe un "fluide igné" qui serait la matière de la chaleur. Plus précisément, il distingue deux types de chaleurs. L’une, la "chaleur libre", est celle qui circule naturellement d’un corps chaud vers un corps froid en élevant la température de l’un et en abaissant celle de l’autre. La seconde, la "chaleur combinée", est celle qui, par exemple, va faire fondre la glace sans que sa température ne varie.
Le lien entre les deux ?
"La chaleur qui disparaît au moment où la glace se convertit en eau, est de la chaleur qui passe de l’état libre à l’état combiné ; cette quantité de chaleur est constante et déterminée. On a observé, en effet, que, pour fondre une livre de glace, il fallait une livre d’eau à 60 degrés d’un thermomètre à mercure divisé en quatre-vingts parties : il n’existe plus de glace quelques instants après ce mélange, et toute l’eau est exactement à zéro du thermomètre. Il est clair que, dans cette expérience, la quantité de chaleur nécessaire pour élever une livre d’eau, de zéro du thermomètre à 60 degrés, a été employée à fondre une livre de glace, ou, en d’autres termes, que cette chaleur a passé de l’état libre à l’état combiné."
La fusion de la glace est donc un bon moyen de mesurer une quantité de chaleur, le thermomètre n’étant, de son côté, qu’un moyen de repérer une température. De là, un dispositif imaginé par Laplace :
"Nous n’avons encore de moyen exact pour remplir cet objet que celui imaginé par M. de Laplace (Voy. Mém. de l’Acad., 1780, page 364). Il consiste à placer le corps et la combinaison d’où se dégage la chaleur au milieu d’une sphère creuse de glace : la quantité de glace fondue est une mesure exacte de la quantité de chaleur qui s’est dégagée".
Le mémoire de 1780, auquel Lavoisier nous renvoie, est effectivement un véritable cours de calorimétrie qui pourrait valoir à Laplace et Lavoisier le titre de fondateurs de cette discipline. Des termes, encore utilisés, y sont définis : capacité de chaleur (aujourd’hui « capacité calorifique »), chaleur spécifique. Une unité de mesure est même proposée : la quantité de chaleur "qui peut élever d’un degré la température d’une livre d’eau commune".
Après l’unité, l’appareil de mesure.
Lavoisier lui donne le nom de "calorimètre" tout en s’excusant d’avoir ainsi réuni "deux dénominations, l’une dérivée du latin (calor), l’autre dérivée du grec" (mètre), se justifiant par le fait que "en matière de science on pouvait se permettre moins de pureté dans le langage, pour obtenir plus de clarté dans les idées". Il est vrai que le mot de "thermomètre", issu du seul grec, était déjà pris.
Le calorimètre est dérivé de l’idée de la sphère de glace creuse. Une enceinte extérieure est remplie de glace. Elle sert de couche isolante constamment maintenue à zéro degré de température.
À l’intérieur, un volume lui-même rempli de glace comporte, en son centre, un espace grillagé pour contenir le corps qui apporte de la chaleur. Celle-ci sera mesurée par le volume de glace fondue.
Au préalable, les expérimentateurs auront déterminé la chaleur latente de fusion de la glace, c’est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire pour faire fondre une masse donnée de glace : "La chaleur nécessaire pour fondre la glace est égale aux trois quarts de celle qui peut élever le même poids d’eau de la température de la glace fondante à celle de l’eau bouillante." Nous laisserons, encore une fois, aux apprentis physiciens qui le souhaiteraient, le soin de vérifier que cette valeur est proche de nos mesures contemporaines.
Un cochon d'Inde passera de la cloche de verre, à droite, au calorimètre, à gauche.
Lavoisier, Mémoire sur la Chaleur, 1780
Mais revenons à nos cochons d'Inde.
Les cochons d'Inde et la respiration.
L'expérience consiste :
- premièrement à faire brûler un marceau de charbon sous une cloche renversée sur une cuve de mercure et déterminer la quantité "d'air fixe" produit par la combustion d'une masse donnée de charbon.
- deuxièmement à faire brûler le charbon dans le calorimètre et à mesurer la quantité de glace fondue par la combustion de la même masse.
- troisièmement à glisser un cochon d'Inde sous la même cloche, à le retirer à travers le mercure quand il commence à suffoquer et à mesurer la quantité d'air fixe produite.
- quatrièmement à placer le même cochon d'Inde dans le calorimètre et à mesurer la quantité de glace fondue pendant le temps correspondant à l'expérience précédente.
Les détails de l'expérience occupent plusieurs pages illustrant toutes les précautions prises. Contentons-nous de la conclusion.
Après dix heures dans le calorimètre, et après corrections des mesures, les auteurs considèrent que la respiration du cochon d'Inde a fait fondre 10,50 onces de glace et produit 224 grains d'air fixe.
Une expérience parallèle a montré que, de son côté, la combustion d'un morceau de charbon faisait fondre 10,38 onces de glace quant elle produisait ces mêmes 224 grains d'air fixe.
Une telle coïncidence imposait une conclusion :
"La respiration est donc une combustion, à la vérité fort lente, mais d’ailleurs parfaitement semblable à celle du charbon ; elle se fait dans l’intérieur des poumons, sans dégager de lumière sensible, parce que la matière du feu, devenue libre, est aussitôt absorbée par l’humidité de ces organes : la chaleur développée dans cette combustion se communique au sang qui traverse les poumons, et de là se répand dans tout le système animal.
Ainsi l’air que nous respirons sert à deux objets également nécessaires à notre conservation ; il enlève au sang la base de l’air fixe dont la surabondance serait très-nuisible ; et la chaleur que cette combinaison dépose dans les poumons répare la perte continuelle de chaleur que nous éprouvons de la part de l’atmosphère et des corps environnants".
Les poumons considérés comme le lieu d'une combustion dont le sang transporterait la chaleur dans l'ensemble du corps… La description, vue par les biologistes, nos contemporains, peut paraître simpliste mais c'est encore le schéma qui persiste dans l'opinion générale. "Brûler des calories" est, en effet, devenu une expression usuelle même si elle n'a scientifiquement aucun sens.
Ces considérations nous invitent à passer, avec Lavoisier et Séguin, du Cochon d'Inde à la machine humaine.
Lavoisier, Seguin et la respiration humaine.
Armand Jean François Seguin (1767-1835) est un chimiste qui fera fortune dans le tannage chimique des cuirs réalisé dans une manufacture installée sur une île de la Seine qui porte aujourd’hui son nom. Cette industrie est de première importance au moment où il faut équiper les soldats de la République, puis de l’Empire, en souliers et articles divers.
Le mémoire sur "la respiration des animaux", qu’il signe avec Lavoisier et qui est publié dans les Mémoires de l’Académie des sciences pour l’année 1789, est resté célèbre par son caractère spectaculaire. Les auteurs souhaitent d'abord mettre en évidence l'importance de leur travail :
"La respiration est une des fonctions les plus importantes de l’économie animale, et, en général, elle ne peut être quelque temps suspendue sans que la mort en soit une suite inévitable. Cependant, jusqu’à ces derniers temps, on a complètement ignoré quel est son usage, quels sont ses effets ; et tout ce qui est relatif à la respiration était au nombre de ces secrets que la nature semblait s’être réservés".
Lever un des plus importants secrets de la Nature ! Telle est bien l’ambition de ce mémoire. Le modèle de la "respiration/combustion" est à nouveau formulé :
"Dans la respiration, comme dans la combustion, c’est l’air de l’atmosphère qui fournit l’oxygène et le calorique ; mais, comme dans la respiration, c’est la substance même de l’animal, c’est le sang qui fournit le combustible, si les animaux ne réparaient pas habituellement par les aliments ce qu’ils perdent par la respiration, l’huile manquerait bientôt à la lampe, et l’animal périrait, comme une lampe s’éteint lorsqu’elle manque de nourriture".
Cette hypothèse inspire à ses auteurs des accents lyriques :
"On dirait que cette analogie qui existe entre la combustion et la respiration n’avait point échappé aux poètes, ou plutôt aux philosophes de l’Antiquité, dont ils étaient les interprètes et les organes. Ce feu dérobé du ciel, ce flambeau de Prométhée, ne présente pas seulement une idée
ingénieuse et poétique, c’est la peinture fidèle des opérations de la nature, du moins pour les animaux qui respirent : on peut donc dire, avec les Anciens, que le flambeau de la vie s’allume au moment où l’enfant respire pour la première fois, et qu’il ne s’éteint qu’à sa mort".
Après les cochons d'Inde le moment est alors venu de voir comment l'homme, lui-même, nourrit la flamme qui le maintient en vie.
Le compagnon de Lavoisier est un homme résolu. "Quelque
pénibles, quelque désagréables, quelque dangereuses même que fussent les expériences auxquelles il fallait se livrer, M. Seguin a désiré qu’elles se fissent toutes sur lui-même", écrit Lavoisier dans son compte-rendu.
Différentes situations sont testées, depuis le repos absolu jusqu’à un effort soutenu en passant par les périodes de digestion. On mesure l’air consommé et le rythme cardiaque. Des lois semblent lier ces données à l’effort réalisé :
"Ces lois sont même assez constantes, pour qu’en appliquant un homme à un exercice pénible, et en observant l’accélération qui résulte dans le cours de la circulation, on puisse en conclure à quel poids, élevé à une hauteur déterminée, répond la somme des efforts qu’il a faits pendant le temps de l’expérience".
Expérience de Lavoisier et Seguin sur la respiration.
(Traditionnellement cité comme « Sépia de Madame Lavoisier »)
Et voici que la mesure de l'émission de dioxyde de carbone pendant la respiration devient matière à réflexion sur la révolution sociale !
Souvenons-nous de la date de cette publication : 1789. Il n’est pas sans intérêt de suivre Lavoisier sur le chemin de traverse qu’il emprunte en marge de ses réflexions scientifiques.
"Tant que nous n’avons considéré dans la respiration que la seule consommation de l’air, le sort du riche et celui du pauvre étaient les mêmes ; car l’air appartient également à tous et ne coûte rien à personne ; l’homme de peine qui travaille davantage jouit même plus complètement de ce bienfait de la nature. Mais maintenant que l’expérience nous apprend que la respiration est une véritable combustion, qui consume à chaque instant une portion de la substance de l’individu ; que cette consommation est d’autant plus grande que la circulation et la respiration sont plus accélérées, qu’elle augmente à proportion que l’individu mène une vie plus laborieuse et plus active, une foule de considérations morales naissent comme d’elles-mêmes de ces résultats de la physique.
Par quelle fatalité arrive-t-il que l’homme pauvre, qui vit du travail de ses bras, qui est obligé de déployer pour sa subsistance tout ce que la nature lui a donné de forces, consomme plus que l’homme oisif, tandis que ce dernier a moins besoin de réparer ? Pourquoi, par un contraste choquant, l’homme riche jouit-il d’une abondance qui ne lui est pas physiquement nécessaire et qui semblait destinée pour l’homme laborieux ?
Gardons-nous cependant de calomnier la nature, et de l’accuser des fautes qui tiennent sans doute à nos institutions sociales et qui peut-être en sont inséparables. Contentons-nous de bénir la philosophie et l’humanité, qui se réunissent pour nous promettre des institutions sages, qui tendront à rapprocher les fortunes de l’égalité, à augmenter le prix du travail, à lui assurer sa juste récompense, à présenter à toutes les classes de la société, et surtout aux classes indigentes, plus de jouissances et plus de bonheur".
Propos teintés d'humanisme qui ne peuvent faire oublier à ses adversaires que l’homme de la "révolution chimique", celui qu’on accusait de dragonnades intellectuelles, est également le fermier général accusé de ruiner le peuple. Parmi tous ses confrères chimistes, il sera le seul à être englouti par le tourbillon de la révolution sociale. Il ne revendiquait cependant, du moins l’affirme-t-il en conclusion de son mémoire, que le droit de poursuivre son action dans le silence de son laboratoire.
"Nous terminerons ce mémoire par une réflexion consolante. Il n’est pas indispensable, pour bien mériter de l’humanité et pour payer son tribut à la patrie, d’être appelé à ces fonctions publiques et éclatantes qui concourent à l’organisation et à la régénération des empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son laboratoire et de son cabinet, exercer des fonctions patriotiques ; il peut espérer, par ses travaux, de diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine ; d’augmenter ses jouissances et son bonheur, et n’eût-il contribué, par les routes nouvelles qu’il s’est ouvertes, qu’à prolonger de quelques années, de quelques jours même, la vie moyenne des hommes, il pourrait aspirer aussi au titre glorieux de bienfaiteur de l’humanité".
Diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine… augmenter ses jouissances et son bonheur…C'est par cet appel d'un chimiste des lumières à une science idéalisée que nous terminerons cette première partie consacrée à la quête de cet air qui a été, tour à tour, méphitique, sylvestre, fixe, phlogistiqué, crayeux, charbonneux, carbonique… et dont on sait à présent qu'il est l'élément essentiel de la vie végétale et donc de la vie animale, la nôtre : le CO2.
Le 17 avril 1787, est donc la date à laquelle Lavoisier, Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet présentent le "Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie" à la séance publique de l'Académie Royale des Sciences.
Une réception "nuancée" de la part des académiciens français.
Baumé, Cadet, Darcet, et Sage, sont les quatre académiciens auxquels revient la charge de présenter le "Rapport sur la Nouvelle Nomenclature". Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas réellement enthousiastes et qu'en ces années qui précèdent une tempête politique, ils sont loin de souhaiter le "matin du grand soir" d'une révolution chimique.
"Ce n'est pas encore en un jour qu'on réforme, qu'on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà répandue, familière même dans toute l'Europe, & qu'on lui en substitue une nouvelle d'après des étymologies, ou étrangères à son génie, ou prises souvent dans une langue ancienne, déjà presque ignorée des savants, & dans laquelle il ne peut y avoir ni trace, ni notion quelconque des choses, ni des idées qu'on doit leur signifier".
Le problème majeur est l'avènement de l'oxygène au détriment du phlogistique. Pourquoi choisir l'aventure, estiment les rapporteurs, quand l'ancien système s'avère encore utile ?
"La théorie ancienne qu'on attaque aujourd'hui est incomplète sans doute ; mais celle qu'on lui substitue n'a-t-elle pas ses embarras, ses difficultés ? Dans l'ancienne, nombre de phénomènes s'expliquent comme on peut, à l'aide du phlogistique… Dans la nouvelle c'est l'oxygène réuni aux bases acidifiables, qui forme ces mêmes acides ; mais qui nous dira ce qu'est l'oxygène ? Ce qu'est ce radical acide ? "
Qui nous dira ce qu'est l'oxygène ? Manifestement les Académiciens ne semblent pas avoir trouvé la réponse dans les mémoires des nomenclateurs. S'ils trouvent quand même quelques avantages à la nouvelle théorie, c'est ceux qu'elle doit à la précision et au calcul "auxquels la perfection de nos appareils a fourni l'analyse".
Ils choisissent donc de ne pas choisir :
"Nous dirons seulement que lorsque nous nous sommes permis ces réflexions, nous n'avons pas plus prétendu combattre la théorie nouvelle que défendre l'ancienne…
Nous pensons donc qu'il faut soumettre cette théorie nouvelle, ainsi que sa nomenclature, à l'épreuve du temps, au choc des expériences, au balancement des opinions qui en est la suite ; enfin au jugement du public, comme au seul tribunal d'où elles doivent & puisse ressortir.
Alors ce ne sera plus une théorie, cela deviendra un enchaînement de vérités, ou une erreur. Dans le premier cas, elle donnera une base solide de plus aux connaissances humaines ; dans le second elle rentrera dans l'oubli avec toutes les théories & les systèmes de physique qui l'auront précédée".
La faire rentrer dans l'oubli, tel est l'objectif des phlogisticiens qui ne ménagent pas leurs critiques.
Des mots durs, barbares, qui choquent l'oreille.
Le "Journal d’observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et sur les Arts et Métiers", nommé plus simplement "Journal de Physique de l'abbé Rozier" est "la" revue scientifique européenne du moment. Guyton de Morveau, Lavoisier, Fourcroy y publient régulièrement. En septembre 1787 elle rend compte, d'une façon relativement neutre, de la nouvelle Nomenclature qui vient d'être publiée à Paris. Dans cette première présentation, le seul commentaire retenu est celui des commissaires de l'Académie. Mais l'attaque ne tardera pas.
Jean-Claude de la Métherie, directeur de la revue et l'un de ses principaux rédacteurs, ne perd pas de temps. Dès le mois d'octobre, il publie un "Essai sur la nomenclature chimique". La critique, radicale, s'y énonce en cinq points.
1°) Les changements de nom doivent se faire peu à peu, avec sagesse et circonspection alors que cette nomenclature propose de changer tout de suite la plupart des mots et "cela ne s'est jamais fait, ni ne peut se faire dans aucune partie de la langue".
2°) On doit s'éloigner le moins possible des mots anciens, ce qui n'est manifestement pas le cas, les auteurs de la nomenclature revendiquant le droit de changer "la langue que nos maîtres ont parlée" enne faisant grâce à aucune dénomination qui leur semblerait impropre.
3°) On "consultera autant qu'on pourra l'analogie". Or comment imaginer du charbon dans le gaz incolore appelé "carbonique" ou dans la craie la plus blanche ?
4°) "On ne doit point négliger l'harmonie des mots, & on ne peut absolument s'écarter du génie de la langue. Un mot nouveau ne doit être ni dur, ni barbare,surtout dans un moment où on adoucit tous les mots, & sans doute trop. Les oreilles sont si délicates qu'on ne dit plus paille, cheval, &c. On prononce pâie, zeval, zeveux, &c."
Or, ajoute De la Métherie, la nomenclature emploie ces mots "durs, barbares qui choquent l'oreille, & ne sont nullement dans le génie de la langue française, tels que carbonate, nitrate, sulfate, &c… aussi la plus grande partie des savants français, & nos plus grands écrivains, tel que M. de Buffon, les ont blâmés dès l'instant qu'on les a proposés".
5°) Cinquième point : une nomenclature ne doit pas reposer sur des idées systématiques "car autrement chaque école ayant un système différent, aura une nomenclature différente". Or, ses auteurs l'affirment eux-mêmes, le propre de leur nomenclature est qu'elle repose sur un ensemble d'idées philosophiques. Élément supplémentaire à charge : celles-ci sont "regardées comme fausses par le plus grand nombre des savants, qui par conséquent ne peuvent se servir de ces mots ".
La critique n'épargne aucune proposition. Pourquoi azote et non pas ammoniacogène dans la mesure où cet élément est également présent dans l'ammoniac. Pourquoi hydrogène et pas éléogène car le "gaz inflammable" est également présent dans les huiles. Et, en ce qui concerne l'objet de ce livre, quel intérêt à remplacer charbon par carbone ?
Ce premier article libère la parole des lecteurs de la revue. Chacun en rajoute en témoignage d'indignation.
La guerre est déclarée.
Dans le numéro de décembre 1787 du journal de physique, le premier à intervenir souhaite rester anonyme. "La chimie est maintenant à la mode", dit-il, "Nos belles dames, longtemps avant que le lycée leur en offrît des leçons, avaient paru sur les bancs des diverses écoles". C'est pourquoi la nouvelle Nomenclature "était attendue avec impatience". D'où sa déception et le sentiment d'avoir été victime d'une publicité mensongère : "plus les noms placés à la tête de cet ouvrage sont propres à exciter l'intérêt du lecteur, moins ils sollicitent leur indulgence".
Et d'indulgence, il n'en a pas ! Il reproche, en particulier, à ces illustres scientifiques, leur mauvais usage du grec. Comment oser mutiler "les beautés" de cette langue en fabriquant des mots dont la moitié est empruntée au latin, l'autre au grec. Et surtout, observe-t-il, quand on maîtrise si mal la langue. Oxygène et hydrogène, écrit-il, "signifient précisément le contraire de ce qu'ont voulu les Auteurs de la Nomenclature. La traduction du premier mot est engendré par l'acide & non générateur de l'acide ; celle du second engendré par l'eau et non générateur d'eau". Chez les Grecs, ajoute-t-il, "Diogène voulait dire fils de Jupiter" et, dans le vocabulaire usuel, homogène signifie "généré de façon identique" et non pas "générateur des mêmes choses".
Quant à quelques mots "un peu ridicules", ajoute-t-il, "tels que calorique, carbone, carbonique, carbonate, &c. je n'en parlerai point ; c'est les premiers, c'est peut-être les seuls dont le public fera justice".
Notre auteur anonyme n'avait manifestement rien d'un Nostradamus. Qui peut imaginer qu'il fut un temps où "carbone" ne faisait pas partie du langage commun et qu'il n'a été imposé, il y a seulement un peu plus de deux siècles, que par un quarteron de chimistes français.
Pourtant "Carbone" a été une des cibles principales des adversaires de la nomenclature.
Oubliez ces carbonates, ces carbures…
Étienne-Claude de Marivetz, qui signe en faisant état de son titre de baron, vient tresser des couronnes au directeur du Journal de Physique, le "véritable journal des Savants", pour son combat contre la Nomenclature. Il fallait, dit-il, "que les Étrangers apprissent que cette innovation n'avait été reçue que dans peu de laboratoires ; il fallait que les générations futures, en lisant avec étonnement ce dictionnaire, apprissent comment furent accueillis ces muriates, ces carbonates, ces carbures, ces sulfates, ces sulfites, ces sulfures, ces phosphates, ces phosphures, ces oxydes, &c. &c. &c. Il fallait que l'on sût que ces mots bizarres ne furent reçus que dans le jargon des adeptes qui les avaient imaginés".
Bien vite, conclut-il, "les carbonates et les carbures auront été oubliés" et on ne lira plus cette nomenclature "que comme on lit encore l'Histoire de Pantalon-Phoebus".
L'éloge historique de Pantalon-Phoebus est un texte extrait du "Dictionnaire néologique à l'usage des beaux-esprits du siècle" publié en 1726 par l'abbé Desfontaines sous couvert d'un "avocat de Province". Il s'agit d'un dictionnaire destiné à répandre dans la Province le beau parlé parisien et dans lequel un cabaretier devenait un "marchand d'ivresse" et une soupe un "phénomène potager". Le dictionnaire en question ne pouvait évidemment que provoquer l'ironie des lecteurs de la fin du siècle.
Oublié, est donc Pantalon-Phoebus, mais le baron de Marivetz lui-même n'attirerait plus l'attention s'il n'avait été l'un des pourfendeurs des carbonates et carbures.
Christophe Opoix, Maître en Pharmacie à Provins, a été, en cette année 1787, reçu à l'Académie d'Arras, alors sous la présidence de Maximilien de Robespierre. Il constate d'abord que les chimistes des générations antérieures ont su trouver les mots aptes à attirer un public nombreux. La chimie "a fait partie de la bonne éducation, & les femmes mêmes ont fréquenté assidument les amphithéâtres sans s'y trouver étrangères ou déplacées".
Il s'en prend, ensuite, ouvertement à Lavoisier, le "brillant orateur de la nouvelle doctrine" :
"Je le sais, un nombreux auditoire applaudit encore à ces Messieurs, et semblent leur répondre d'un grand succès ; mais quand la mode, la nouveauté & l'enthousiasme seront passées, quand on ne frappera plus les yeux à grands frais par des appareils nouveaux et imposants ; quand le brillant orateur de la nouvelle doctrine cessera de la soutenir de son éloquence facile et séduisante, quand la science dépouillée de ces secours étrangers, n'offrira plus qu'un squelette hideux, qu'un travestissement bizarre, qu'un extérieur repoussant, comptera-t-on le même nombre d'auditeurs ? "
Et naturellement, il ne donne pas, lui non plus, beaucoup de chances de survie à la nomenclature :
"Voulez vous savoir ce que je prévois avec regret ? Dans peu d'années les amphithéâtres seront déserts, & la science entièrement négligée. Les gens du monde pourront-ils accommoder leurs oreilles à l'étrange dissonance & à la barbarie des termes ? Auront-ils le courage de surmonter cette barrière qui va séparer la science de la Chimie de toutes les autres ? Les personnes studieuses qui, par goût, se destinent aux sciences, mais qui ne sont encore déterminées par aucune, préfèreront-elles une science qui n'aurait plus de rapport avec aucune autre, & que quelques personnes réunies peuvent au premier instant changer à ne la rendre plus reconnaissable ? "
A son tour, un professeur de Chimie de Madrid témoigne : "La nouvelle Nomenclature choque trop les oreilles espagnoles pour qu'elles puissent s'y accommoder. La langue espagnole ne se prête pas à de pareilles innovations. Aussi un apothicaire de Madrid qui voulut employer le mot carbonate, a été surnommé docteur Carbonato…"
Après de telles charges, qui oserait encore défendre la réforme proposée et qui parierait sur l'avenir des mots carbone, carbonate, carbonique ?
Et pourtant carbone, carbonique et carbonates se sont imposés.
En 1808 John Dalton (1766-1844) publie son "Nouveau système de philosophie chimique" dans lequel il propose une première représentation atomique de la matière. Dans le tableau des symboles des éléments qu'il présente, le carbone est en bonne place sous forme d'un disque noir.
(Dalton, Un nouveau système de philosophie chimique, 1808)
Il faudra attendre le Suédois Jöns Jacob Berzelius (1749-1848) pour qu'apparaissent les premières formules chimiques.
Berzelius est un personnage de premier plan dans la formation des concepts et des méthodes de la Chimie moderne. Né à Väversunda Sörgård en Suède, fils d'un maître d'école, il se destine à la médecine qu'il apprend à l'université de Uppsala. Rapidement il se consacre à la Chimie qu'il enseigne en parallèle avec la médecine. En 1819 paraît à Paris son "Essai sur la théorie des proportions chimiques et sur l'influence chimique de l'électricité" qui le révèle comme un maître incontesté.
Berzelius est un atomiste convaincu : "Les corps étant formés d'éléments indécomposables, doivent l'être de particules dont la grandeur ne se laisse plus ultérieurement diviser et que l'on peut appeler particules, atomes, molécules, équivalents chimiques, etc. Je choisirai de préférence la dénomination d'atome, parce que, mieux qu'une autre, elle exprime notre idée".
Précisons que comme Dalton, il ne fait pas la distinction entre atome et molécule. Il existe des atomes de corps composés comme des atomes de corps simples.
Dès ses premiers écrits Berzelius choisit de nommer les corps à partir du latin. Son modèle est Guyton de Morveau :
"L'on sait que la nomenclature fondamentale dont nous nous servons est due au génie de M. Guyton de Morveau, et qu'elle a été adoptée à la suite des rectifications faites par une commission des membres de l'institut. M. Guyton eut l'heureuse idée de changer le chaos de noms bizarres qui existait de son temps, en un système de définitions, ou en noms qui indiquaient la nature même des composés qu'ils représentaient, et il rendit par-là un service immense à la science."
Si Lavoisier n'est pas cité, son esprit rôde encore au-dessus de la chimie :
"La nomenclature latine, dite antiphlogistique, qui sert de base à la nomenclature française, est un véritable chef d'œuvre. Celui qui, avec un peu de connaissance de la chimie, la parcourt, la connaît tout de suite ; et elle contient pour ainsi dire une partie principale de la théorie de la science"
Comment imaginer plus beau compliment ? Berzelius, conservera les noms latinisés de la nomenclature française à quelques exceptions près, comme le sodium et le potassium auxquels il donnera les noms de Natrium et Kalium. On retiendra surtout son introduction des formules représentant les corps chimiques.
Symboles et équations chimiques.
Berzelius rappelle le temps des signes alchimiques "créés par le besoin de s'exprimer d'une matière mystique et incompréhensible pour le vulgaire". Jugement sévère car dans le même temps il reconnaît le choix judicieux des signes proposés par les réformateurs "antiphlogistiques" français alors que ceux-ci s'étaient, eux-mêmes, largement inspirés des signes alchimiques.
Quoi qu'il en soit, il considère qu'un signe introduit une inutile difficulté car, dit-il, "il est plus facile d'écrire un mot en abrégé que de dessiner une figure". D'où sa volonté de proposer d'autres signes. Non pas des signes "créés dans la vue de les placer, comme les anciens, sur les vases de laboratoire", mais des signes ayant pour objet "de nous mettre en état d'énoncer brièvement et avec facilité le nombre d'atomes élémentaires qui se trouve dans chaque corps composé".
Il choisit donc, comme symboles, les lettres de l'alphabet "pour pouvoir être facilement tracés et imprimés sans défigurer le texte". On prendra "la lettre initiale du nom latin de chaque corps simple" et pour distinguer deux corps dont le nom commencerait par la même lettre, il suffira d'y adjoindre les deuxièmes ou troisièmes lettres du nom. La méthode sera particulièrement utile pour le carbone car onze corps de l'actuel tableau périodique ont un nom commençant par C. Ainsi le carbone sera désigné par le C, tandis que le chlore le sera par Cl, le calcium par Ca, le chrome par Cr, le cobalt par Co, le cuivre par Cu, le cadmium par Cd, le césium par Cs, le cérium par Ce, le curium par Cm, le californium par Cf.
Pour les molécules contenant plusieurs atomes identiques, leur nombre sera indiqué par un exposant. Ainsi pour le "gaz carbonique" : CO2, pour l'eau : H2O. Le symbole a traversé le temps avec comme seule modification la transformation de l'exposant en un indice : H2O, CO2...
Le temps est donc venu des formules et équations chimiques, comme celle de la combustion du carbone.
C + O2 → CO2
Les propositions de Berzelius peuvent être considérées comme le couronnement de la réforme de la nomenclature chimique initiée 25 ans plus tôt par les chimistes français. Si, pour nos contemporains O2,H2O et CO2, sont bien autre chose que des signes cabalistiques, c'est à Guyton de Morveau, à Lavoisier et à Berzelius que nous le devons.
L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone et celle du CO2.
L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.
Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.
Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.
Seront-ils entendus ?
contact : gerard.borvon@wanadoo.fr
02 98 85 12 30
L’introduction :
CO2, fatal ou vital ?
« CO2 - Élixir de vie et tueur du climat » est le titre d’une exposition présentée au musée Naturama de Aarau en Suisse à la charnière des années 2012 et 2013.
Élixir… le mot est fort. Il a été emprunté à l’arabe médiéval « al iksīr » désignant la liqueur d’immortalité des alchimistes ou la pierre philosophale supposée transformer le plomb en or.
Dans une première partie nous choisirons ce côté lumineux de l’histoire.
Nous découvrirons la suite de tâtonnements, de réussites et aussi parfois d’échecs, qui a fait prendre conscience de l’existence et du rôle de cet « élixir », le dioxyde de carbone et de ce joyau minéral, le carbone.
Tueur de climat. Qui peut encore le nier ? Et qui peut refuser de voir que la dangereuse augmentation du CO2 dans l’atmosphère, loin d’être une malédiction portée par ce gaz, est le résultat de l’emballement d’un monde industriel développé qui gaspille les ressources fossiles accumulées sur la planète au cours de millions d’années et les disperse sous forme d’objets inutiles et de polluants multiples.
Élixir ou poison, amour ou désamour… Le carbone et le dioxyde de carbone sont symboliques de cette chimie aux deux visages qui sont aussi ceux de la science en général.
D’une part, une science « pour comprendre », qui enthousiasme les scientifiques comme les esprits curieux par ses extraordinaires avancées dans la connaissance des phénomènes naturels. Une science qui donne la liberté de penser le monde en dehors des dogmes et qui, en même temps, peut apporter du confort à la vie quotidienne de chacune et chacun.
De l’autre côté, une science au service d’une « croissance infinie », décrétée par un système économique qui impose ses choix techniques et politiques. Une science et une technique dont les bénéfices pour la société sont de plus en plus occultés par les nuisances sociales et environnementales qu’elles provoquent.
Qui s’intéresse à l’histoire des sciences et des techniques ne peut échapper à ce double sentiment :
L’émerveillement devant l’ingéniosité de l’esprit humain et les constructions intellectuelles et matérielles qu’il met en oeuvre pour comprendre son environnement et améliorer son cadre de vie.
La lucidité devant le redoutable pouvoir des sciences et des techniques entre les mains de ceux pour qui elles représentent d’abord un outil pour posséder ou dominer.
À travers cette histoire du carbone et du CO2, nous n’échapperons pas à ces allers et retours.
Depuis l’Antiquité grecque jusqu’à Lavoisier nous suivrons une science dans laquelle nous serons tentés de ne reconnaître que la curiosité de l’enfance et l’enthousiasme de l’adolescence. Cette première partie nous apprendra ce que sont le carbone et le CO2 et comment ils contribuent à la vie sur cette planète.
Nous verrons ensuite une accélération extraordinaire des connaissances scientifiques et une multiplication de leurs applications techniques, au cours d’un xixe siècle qui s’achève avec les ondes électromagnétiques, les rayons X, la radioactivité, les premières automobiles, etc. Viendra ensuite le xxe siècle qui exploitera ces découvertes, pour le confort des sociétés développées, en même temps que se développeront leurs usages les plus redoutables.
Un développement qui amène à s’interroger sur la fonction des sciences dans nos sociétés. Car les scientifiques en font eux-mêmes le constat : alors qu’elle est depuis longtemps un indiscutable synonyme de progrès, à la fois pour les connaissances et pour la vie quotidienne, un désamour s’installe entre la science et la société.
C’est dans ces moments de doute qu’un retour aux sources peut faire revivre, à travers les écrits des auteurs des époques antérieures, les élans et les joies des premiers succès. Peut-être trouverons-nous également, dans ces expériences passées, des aides pour imaginer un nouvel avenir des sciences dans une société qui fonctionnerait sur d’autres bases que celles d’une croissance matérielle effrénée.
Note : nous avons choisi de scinder ce texte en cinq parties qui s’enchaînent mais qui pourraient également se lire de façon séparée.
Table des matières
CO2, fatal ou vital ?.
Première partie. D’Empédocle à Lavoisier, des quatre éléments à la naissance du carbone.
Qu'il soit sous forme de charbon, de pétrole ou de gaz, le carbone a révolutionné notre quotidien depuis plus de deux siècles. Émis en fortes quantités sous forme de CO2 dans l'atmosphère, il a aussi perturbé le climat de la Terre. L'auteur retrace l'histoire de cet élément et de ses utilisations depuis la Grèce antique jusqu'à nos jours.
Le carbone et le dioxyde de carbone sont indispensables à la vie sur Terre. L’auteur raconte leur quête par les scientifiques. Leurs usages : d’abord pour la chimie des essences végétales puis comme source d’énergie avec le charbon et le pétrole à partir des 19e et 20e siècles. Mais interviennent aujourd’hui les conséquences sur l’environnement : pollution et réchauffement climatique.
Dérèglement climatique,fonte des glaces, cyclones, sécheresses…, coupable : le dioxyde de carbone. Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.
L'auteur nous fait suivre la longue quête qui,depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu'aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l'importance du carbone et celle du CO2. L'ouvrage décrit ensuite la naissance d'une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu'elle ne s'applique au charbon et au pétrole. Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.
Entre pénurie et pollutions,le « carbone fossile » se retrouve aujourd'hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique. Seront-ils entendus ?
Auteur:
Gérard Borvon a été enseignant de physique-chimie en lycée et formateur en histoire des sciences à l'IUFM de Bretagne.Auteur de nombreux travaux visant à diffuser la culture scientifique, il a déjà publié chez Vuibert une Histoire de l'électricité, de l'ambre à l'électron (2009) et une Histoire de l'oxygène, de l'alchimie à la chimie (2012).
L'auteur présente d'abord les étapes de la découverte du carbone par les scientifiques, depuis Empédocle (grec présocratique - de moins 490 à moins 430 av. JC environ), pour qui l'univers matériel était constitué de 4 éléments : l'eau, la terre, le feu et l'éther ou l'air. Ce n'est que relativement récemment que l'élément carbone fut isolé et identifié, et que les scientifiques comprirent son rôle vital (cycles végétatifs, constitution de l'ADN…). Outre les théories des chercheurs à propos de la matière, leurs expériences et raisonnements sont exposés dans cet ouvrage, ceci de manière très compréhensible, y compris pour les non scientifiques.
Le bois, d'origine carbonée, fut l'une des premières sources d'énergie exploitée par l'homme, pour se chauffer, cuire ses aliments, travailler des métaux… Il céda en partie la place à son dérivé, le charbon de bois, qui permet d'atteindre de plus hautes températures. Puis le charbon sortit de terre… avant que le pétrole ne coule à flots ! Nous nous enfumons donc depuis des décennies, et la planète avec, d'autant plus que la population humaine croît et adopte des modes de vie de plus en plus énergivores. N'en déplaise aux climato-sceptiques, des gaz à effet de serre se sont accumulés dans l'atmosphère et continuent à y être rejetés massivement du fait des activités humaines, ce qui impacte le climat de manière dangereuse. Les matières premières carbonées ne sont pas seulement source d'énergie, elles servent aussi de matériaux pour les chimistes. J'ai été surpris de (re)découvrir que la chimie du bois et des végétaux - qui reviennent au goût du jour pour des raisons environnementales - a précédé la carbochimie et l'omniprésente pétrochimie. Les liens entre sciences fondamentales et sciences appliquées sont mis en évidence par des exemples de techniques utilisées quotidiennement. le carbone est indéniablement utile mais l'abus est néfaste pour tous. A partir de l'exemple de cet élément, l'auteur élargit la réflexion à la place des sciences dans nos sociétés, aux bienfaits et méfaits auxquels elles donnent naissance. Cette dernière partie m'a moins intéressé que le coeur du sujet annoncé en titre.
Je recommande cet ouvrage à tous, qui présente l'histoire du carbone et du CO2, de manière documentée et vulgarisée... Que la réflexion sur nos sociétés et modes de vie se poursuive, sinon tant pis pour nos descendants, s'il en reste… 😥
Revenons à ce gaz caractérisé comme "air fixe". Dans un mémoire lu le 3 mai 1777 à l'Académie des Sciences, Lavoisier traite des "expériences sur la respiration des animaux et sur les changements qui arrivent à l'air en passant par leurs poumons".
Chacun connaît l'importance de la respiration pour le maintien de la vie humaine et pourtant, nous dit Lavoisier, "nous connaissons peu l'objet de cette fonction singulière". Cet "objet", c'est l'air mais, ajoute-t-il, "toutes sortes d'air, ou plus exactement toutes sortes de fluides élastiques, ne sont pas propres à l'entretenir, et il est un grand nombre d'airs que les animaux ne peuvent respirer sans périr".
Lavoisier connaît les travaux de Hales, il est surtout admiratif des expériences de Priestley qui "a reculé beaucoup plus loin les bornes de nos connaissances… par des expériences très ingénieuses, très délicates et d'un genre très neuf". Lavoisier considère que son apport essentiel aura été de prouver que "la respiration des animaux avait la propriété de phlogistiquer l'air, comme la calcination des métaux et plusieurs procédés chimiques". Ou pour être plus bref : que la respiration est une combustion !
Lui-même veut le vérifier. Un moineau est placé sous une cloche pleine d'air renversée sur une cuve à mercure. Près d'une heure plus tard il ne bouge plus. L'air qui reste éteint une flamme. Un nouveau moineau qu'on y enferme n'y vit que quelques instants.
Cet "air vicié" présente une propriété qu'on ne trouve pas dans la simple "mofette" à laquelle Lavoisier donnera plus tard le nom d'Azote. Il précipite l'eau de chaux. Par ailleurs, une partie de cet air vicié est absorbée par une solution d'alkali fixe caustique (de la potasse). Par ces propriétés Lavoisier reconnaît cet air que les chimistes désignent comme "l'air fixe".
Le terme ne lui convient pas. Dans une note il s'en explique.
Quand l'air fixe devient acide crayeux aériforme.
" Il y a déjà longtemps que les physiciens et les chimistes sentent la nécessité de changer la dénomination très-impropre d’air fixe, air fixé, air fixable ; je lui ai substitué, dans le premier volume de mes Opuscules physiques et chimiques, le nom de fluide élastique ; mais ce nom générique, qui s’applique à une classe de corps très-nombreux, ne pouvait servir qu’en en attendant un autre.
Aujourd’hui, je crois devoir imiter la conduite des anciens chimistes ; ils désignaient chaque substance par un nom générique qui en exprimait la nature, et ils le spécifiaient par une seconde dénomination qui désignait le corps d’où ils avaient coutume de la tirer ; c’est ainsi qu’ils ont donné le nom d’acide vitriolique à l’acide qu’ils retiraient du vitriol ; le nom d’acide marin à celui qu’ils tiraient du sel marin, etc.
Par une suite de ces mêmes principes, je nommerai acide de la craie, acide crayeux, la substance qu’on a désignée jusqu’ici sous le nom d’air fixe ou air fixé, par la raison que c’est de la craie et des terres calcaires que nous tirons le plus communément cet acide, et j’appellerai acide crayeux aériforme celui qui se présentera sous forme d’air."
"Acide crayeux aériforme", propose donc Lavoisier, à un moment où, pourtant, il ne sait rien encore de la composition chimique de la craie. Plus tard c'est l'acide lui-même qui contribuera à donner son nom à la craie (carbonate de calcium) dans la nomenclature chimique. Nous en reparlerons. Pour le moment le chimiste s'interroge sur le mécanisme de la respiration. Il a constaté une faible diminution du volume de l'air dans la cloche. Deux hypothèses se présentent.
Il est possible, dit-il, "que l'air éminemment respirable qui est entré dans le poumon en ressorte en acide crayeux aériforme". Ce qui expliquerait la faible diminution du volume de l'air dans la cloche, l'air fixe étant supposé "moins élastique" que l'air ordinaire.
Il est possible aussi "qu'une portion de l'air éminemment respirable reste dans le poumon et qu'elle se combine avec le sang".
Les deux propositions se révèleront partiellement justes. Pour appuyer la seconde Lavoisier rappelle que Priestley lui-même, a exposé du sang à l'air éminemment respirable et à l'acide crayeux aériforme. Dans le premier cas le sang a pris une couleur rouge-vermeil, dans le second cas il est devenu noir. La remarque ne manque pas de pertinence mais il faudra encore de longues années avant qu'elle trouve sa justification.
Pour le moment, la nature de l'acide crayeux reste à élucider.
De l'acide crayeux aériforme à l'acide charbonneux.
Quatre ans se sont passés. Lavoisier a abandonné le phlogistique. Dans les publications de l'Académie des Sciences pour l'année 1781, on peut lire son "Mémoire sur la formation de l'acide nommé air fixe ou acide crayeux et que je désignerai désormais sous le nom d'acide du charbon".
Lavoisier rappelle d'abord sa conception de la combustion des métaux, à savoir la combinaison de ceux-ci avec la partie respirable de l'air qu'il désigne à présent comme principe oxygine (générateur d'acide) et qui deviendra gaz oxygène dans la Nomenclature qu'il publiera avec Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet en 1787. Nous avons déjà évoqué la longue et difficile genèse de l'oxygène, celle du dioxyde de carbone, notre actuel CO2 est tout aussi mouvementée.
En même temps que de celle des métaux, Lavoisier s'est intéressé aux combustions du phosphore et du soufre. Celles-ci l'ont conduit aux acides phosphorique et sulfurique. Poursuivant avec la même logique, il décide de s'intéresser au plus anciennement connu des combustibles : le charbon.
Ce corps pose problème. Si les chimistes savent obtenir du soufre et du phosphore dans un état de quasi-pureté, il n'en va pas de même du charbon. Sa distillation laisse échapper un ensemble de gaz parmi lesquels un air inflammable aqueux qui prendra ensuite le nom d'hydrogène. Dans ses cendres on trouve des terres insolubles et de l'alkali fixe (de la potasse) soluble. D'où la précision de Lavoisier :
"Pour éviter toute équivoque, je distinguerai, dans ce mémoire, le charbon d’avec la substance charbonneuse ; j’appellerai charbon ce que l’on a coutume de désigner sous cette dénomination dans les usages de la société, c’est-à-dire un composé de substance charbonneuse, d’air inflammable aqueux, d’une petite portion de terre et d’un peu d’alcali fixe ; j’appellerai, au contraire, substance charbonneuse le charbon dépouillé d’air inflammable aqueux, de terre et d’alcali fixe".
C'est donc la "substance charbonneuse" qui se combine au principe oxygine de l'air dans la combustion du charbon. Abandonnant le nom "d'acide crayeux" qu'il lui avait précédemment donné, Lavoisier donne le nom d'acide charbonneux au gaz résultant de cette combustion.
Afin de déterminer les proportions de substance charbonneuse et de principe oxygine dans cet acide charbonneux, Lavoisier, aidé de Laplace et Meusnier, se livre à une multitude d'expériences qui l'amènent aux proportions :
Principe oxygine : 72,125 livres
Matière charbonneuse : 27,875 livres
Total de l’acide charbonneux : 100,000 livres
La lectrice ou le lecteur qui mobiliserait ses souvenirs scolaires pourrait vérifier qu'avec nos données actuelles (valeurs "arrondies" : 12g de carbone pour 32g d'oxygène dans les 44g d'une "mole" de CO2 soit 22,4l gazeux,), les 27,875% de carbone mesurés par Lavoisier sont très proches des 27,3% que nous donnent nos calculs.
En cette année 1781, l'air fixe, rebaptisé acide crayeux, est donc devenu acide charbonneux. Pourtant, si on connaît à présent sa composition, il attend encore son nom définitif.
Quand l'acide charbonneux devient gaz acide carbonique et quand naît le carbone.
Nous avons déjà évoqué la Nomenclature Chimique. Notons, pour mieux la situer, qu'elle prend son origine au début des années 1780, moment où la nécessité se fait jour d'une réforme dans la façon de nommer les corps chimiques.
C'est d'abord Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), avocat au parlement de Dijon et chimiste reconnu internationalement qui publie dans le Journal de Physique de l'abbé Rozier, en 1782, un mémoire "Sur les dénominations chymiques, la nécessité d'en perfectionner le système et les règles pour y parvenir".
Le constat est simple : cette science qui a enfin réussi à s'imposer dans les Académies utilise une langue à peine sortie des grimoires des alchimistes. "Il n'est point de science, regrette-t-il, qui exige plus de clarté, plus de précision, & on est d'accord qu'il n'en est point dont la langue soit aussi barbare, aussi vague, aussi incohérente".
En France, d'autres chimistes partagent le même objectif et une autre réforme du vocabulaire est en marche : celle de Lavoisier et de ses collègues académiciens qui s'appuient sur une base théorique, celle du principe oxygine, très différente de celle de Guyton de Morveau partisan du phlogistique.
La concurrence est sévère. La théorie de Lavoisier semble même avoir des partisans parmi les collègues Bourguignons de Guyton de Morveau, mais cela n'empêche pas celui-ci de se montrer circonspect :
"Nous aurons plus d'une fois occasion de dire, & particulièrement aux articles Acide Vitriolique, Acide Saccharin, Phlogistique, &c. &c. que nous sommes bien éloignés d'adopter en entier l'explication dans laquelle ce savant Chymiste croit pouvoir se passer absolument du Phlogistique" (Encyclopédie méthodique, article chymie, p29).
Pourtant, trois ans plus tard, c'est avec Lavoisier qu'il présentera la Méthode de Nomenclature Chimique qui bannira le phlogistique de l'univers de la chimie.
Influent à l'Académie des sciences, Lavoisier (1743-1794) a su attirer autour de lui des collaborateurs efficaces et enthousiastes qui soutiennent sa théorie : Antoine-François Fourcroy (1755-1809), Claude Louis Berthollet (1748-1822), Jean Henri Hassenfratz (1755-1827), Pierre Auguste Adet (1763-1834).
C'est ce groupe, réuni autour de Lavoisier, qui accueille Guyton de Morveau quand il vient à Paris en février 1787 avec son projet de nomenclature déjà bien avancé. Avec lui, ils rédigent la nouvelle "Méthode de Nomenclature Chimique" présentée à l'assemblée publique de l'Académie des Sciences du 17 avril 1787.
Guyton de Morveau est chargé d'en présenter les nouveaux termes. L'oxygène, l'hydrogène et l'azote sont les premiers nommés. Concernant le nom des acides, l'un d'entre eux pose problème.
"Aucun n'a reçu autant de noms différents que ce gaz, auquel M. Black donna d'abord le nom d'air fixe, en se réservant expressément de changer dans la suite cette dénomination, dont il ne se dissimulait pas l'impropriété. Le peu d'accord des chimistes de tous les pays sur ce sujet nous laissait, sans doute, une liberté plus entière, puisqu'il nous montrait la nécessité de présenter enfin des motifs capables de décider l'unanimité : nous avons usé de cette liberté suivant nos principes.
Quand on a vu former l'air fixe par la combinaison directe du charbon et de l'air vital, à l'aide de la combustion, le nom de cet acide gazeux n'est plus arbitraire, il se dérive nécessairement de son radical, qui est la pure matière charbonneuse ; c'est donc l'acide carbonique, ses composés avec les bases sont des carbonates ; et,pour mettre encore plus de précision dans la dénomination de ce radical, en le distinguant du charbon dans l'acceptation vulgaire, en l'isolant par la pensée, de la petite portion de matière étrangère qu'il recèle ordinairement, et qui constitue la cendre, nous lui adaptons l'expression modifiée de carbone, qui indiquera le principe pur, essentiel du charbon, et qui aura l'avantage de le spécifier par un seul mot, de manière à prévenir toute équivoque."
De façon paradoxale, c'est donc l'acide carbonique, que nous désignons actuellement comme gaz carbonique dans le langage courant ou dioxyde de carbone dans une langue plus savante, qui a donné son nom au carbone !
La remarque n'est pas anodine. C'est le dioxyde de carbone, l'ancien "gas silvestre" ou "air fixe", qui relie la craie la plus blanche à la noirceur du charbon. Le charbon, bois fossilisé, faisant lui-même le lien entre le minéral et le végétal. Comment aurions-nous pu décrire ce "cycle du carbone" qui associe matière inerte et matière animée ; que serait devenue la "chimie organique", si Lavoisier s'en était tenu à son choix initial "d'acide crayeux aériforme" ?
Ce choix étant fait, la réaction de combustion du carbone peut désormais s'écrire dans une formulation qui nous est compréhensible.
Carbone + oxygène → gaz acide carbonique
Le mot carbone est entré dans le langage quotidien et est partout compris dans le monde. Pourtant, nous verrons, à présent, qu'il ne s'est cependant pas imposé sans de fortes réticences.
Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…
Coupable : le dioxyde de carbone.
Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.
L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone et celle du CO2.
L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.
Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.
Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.
Avec les travaux de Hales, Black, Cavendish, Priestley, les propriétés de l'air fixe, notre actuel CO2, commencent à être entrevues. D'autres "airs" également révèlent leur existence.
Parmi ceux-ci il nous faut suivre la découverte de l'air qui est d'abord apparu comme le principe inverse de cet air "méphitique" qu'est l'air fixe : un "air" nécessaire à la vie, l'oxygène.
Par ailleurs, comment parler de dioxyde de carbone, CO2, sans parler de l'oxygène qui en représente 73% de la masse ? C'est au récit de cette naissance que nous invite ce chapitre.
Priestley (1733-1804), le phlogistique et l'air déphlogistiqué.
Nous avons noté la découverte par Priestley de l'air nitreux (monoxyde d'azote, NO)obtenu par action de l'eau forte (l'acide nitrique, HNO3) sur le cuivre.
Cet air, incolore, a la propriété de se colorer en rouge-orange quand il se mélange à l'air "ordinaire". Il a, de plus, celle de provoquer une diminution du volume de celui-ci. Priestley constate que la partie qui disparaît est celle qui est le plus utile aux organismes vivants, c'est notre oxygène.
Il fait de cette observation un moyen de contrôler la salubrité de l'air : pour un air dans lequel une bougie a brulé ou un animal a respiré, la diminution du volume est plus faible. Cette méthode deviendra classique. Elle sera utilisée avec succès par Jan Ingenhousz dans son étude sur la respiration des plantes afin de mesurer les quantités d'oxygène dégagées. Nous reparlerons de cette expérience.
Lavoisier, lui-même, s'appliquera à lui donner un support mathématique dans un mémoire présenté à l'Académie des sciences en décembre 1783. Il s'emploiera surtout à déterminer la nature de cette partie de l'air qui disparaît. On sait aujourd'hui que le gaz nitreux, monoxyde d'azote de formule NO, incolore, se combine à l'oxygène O2 pour donner le dioxyde d'azote rouge-orange NO2, sa découverte est donc une étape importante sur la voie qui mène à l'oxygène.
La détermination de la composition de l'air sera l'un des moments forts de l'œuvre de Lavoisier. Pourtant, parmi toutes les observations faites par Priestley, plusieurs auraient pu le mettre, le premier, sur la bonne piste. Ne serait-ce qu'en tirant le meilleur parti d'une expérience ancienne.
" J'ai suspendu des morceaux de plomb et d'étain dans un volume donné d'air… En dirigeant sur eux le foyer d'un miroir ardent ou d'une lentille, de façon à les faire se consumer copieusement, j'observai une diminution de l'air. Dans le premier essai que j'ai réalisé, j'ai réduit quatre onces d'air jusqu'à trois, ce qui est la plus forte diminution de l'air commun que j'aie jamais observé auparavant".
Le mode opératoire est astucieux et sera imité. Le résultat, cependant, étonne l'observateur. Celui-ci est un partisan résolu de la théorie du phlogistique. Il faut donc que du phlogistique se soit dégagé du métal pendant sa combustion. Alors pourquoi cette diminution importante du volume d'air ?
Il imagine que le phlogistique a pour effet de rendre l'air moins élastique et donc de le faire se contracter. Ainsi le modèle sera sauf. Sa fidélité à la théorie de Stahl l'empêche de voir qu'une partie de l'air s'est combinée au métal. Le mérite en reviendra à d'autres. Obstacle "épistémologique", dressé dans l'esprit du chercheur, dirait Bachelard.
Il ne saura pas, non plus, exploiter une autre expérience pourtant bien plus révélatrice. Pour celle-ci, il utilise l'oxyde rouge du mercure, désigné comme précipité per se,dont on sait, depuis les alchimistes, que, fortement chauffé, il retourne au mercure initial. Il place cet oxyde rouge sous une cloche renversée sur une cuve à eau et le porte à une haute température au moyen d'une lentille concentrant les rayons du soleil. Comme prévu, le mercure métallique réapparaît mais, de plus, le volume d'air s'accroit.
Remarquable ! Dans ce nouvel air une chandelle ne s'éteint pas. Bien au contraire son éclat est plus vif. Un charbon dont un point est porté au rouge y brûle avec force étincelles. Priestley nomme "air très pur", cet air plus actif que l'air ordinaire avant de l'appeler air déphlogistiqué.
Son explication : Pour que la "chaux" rouge du mercure (mercure déphlogistiqué) redevienne métal, elle doit capter du phlogistique. C'est donc une fraction de l'air qui le lui procure. Cet air est alors devenu "négatif" en phlogistique : c'est de l'air déphlogistiqué.
Chaux de mercure + air -> mercure + air déphlogistiqué
Cet "air déphlogistiqué", comment favorise-t-il les combustions ? Ayant perdu son phlogistique il tend donc à en extraire, avec plus de vivacité que l'air ordinaire, des corps qui en sont riches, comme le charbon ou le suif d'une chandelle. Le résultat de ceci est de rendre leurs combustions plus vives.
Le volume de l'air augmente ? Il n'est pas interdit de penser que l'air "déphlogistiqué" est plus "élastique" que l'air ordinaire et occupe un plus grand volume à la pression ambiante.
Les explications ne manquent pas d'une certaine logique. Pourtant si, par cette expérience et cette observation, il peut prétendre partager le titre de "découvreur" de l'oxygène, la vraie nature de ce gaz lui échappe.
Ces mêmes expériences sur la combustion des métaux et sur la décomposition de l'oxyde de mercure, réinterprétées, mèneront Lavoisier sur la voie de la composition de l'air et de la compréhension du mécanisme des combustions et, en particulier, sur celle du carbone.
Lavoisier utilisera un montage analogue à celui de Priestley
Traité élémentaire de chimie. 1789.
Mais avant d'y arriver et afin de poursuivre le récit de cette "chasse aux airs", il nous faut quitter l'Angleterre pour la Suède où officie Karl-Wilhem Scheele.
Karl-Wilhelm Scheele ( 1742-1786) et l'air du feu.
Après avoir été apprenti apothicaire, Karl-Wilhelm Scheele se forme en autodidacte et devient pharmacien à Stockholm avant de rejoindre Uppsala où il suit un parcours universitaire sous la direction du chimiste Torben Olof Bergman avant d'être admis à l'Académie Royale des Sciences de Suède.
On lui attribue la découverte de nombreux acides, dont certains toxiques comme l'acide cyanhydrique, ou encore celle du chlore qu'il considère comme de l'acide marin (acide chlorhydrique) déphlogistiqué. La fréquentation de ces produits ayant probablement contribué à sa mort prématurée.
En 1777, il publie son "Traité chimique de l'air et du feu" dans lequel il fait part de sa découverte du nouvel "air" qui, décrit au même moment par Priestley, sera ensuite interprété par Lavoisier comme étant l'oxygène :
"L'examen de l'air a toujours été un des objets principaux de la Chimie : aussi ce fluide élastique est-il doué de tant de propriétés particulières, qu'il met ceux qui s'en occupent à portée de faire souvent des découvertes. Nous voyons que le Feu, ce produit si admirable de la chimie, ne saurait exister sans l'air. Pourrais-je m'être trompé en entreprenant de démontrer dans ce Traité, qui n'est qu'un Essai Chimique sur la doctrine du Feu, qu'il existe dans notre atmosphère un air que l'on doit regarder comme une partie constituante du Feu, en ce qu'il contribue matériellement à la flamme, & que, par rapport à cette propriété, j'ai nommé "Air de Feu" (Le terme allemand de Feuerluft sera généralement conservé par les chimistes européens). (Traité chimique de l'air et du feu, traduction, Paris 1781).
Plus précisément, explique-t-il, l'air serait composé de "deux espèces différentes l'une de l'autre : l'une s'appelle Air vicié, parce qu'il est absolument dangereux et mortel, soit pour les animaux, soit pour les végétaux et qu'il altère, en partie, toute la masse de l'air ; l'autre au contraire s'appelle Air pur ou Air de feu, parce qu'il est tout à fait salutaire, & qu'il entretient la respiration, conséquemment la circulation du sang."(Mémoires de l'Académie des Sciences de Stockholm - 1779).
Pour mesurer les proportions de ces deux airs, Scheele imagine un montage ingénieux :
Scheele, Mémoire de l'Académie des sciences de Stockholm, 1779.
"Je mis au fond du vase A un support formé d'un tuyau de verre fixé sur un petit piédestal de plomb ; l'extrémité supérieure du tuyau portait un petit plateau horizontal, sur lequel je plaçai le petit vaisseau C, rempli du mélange de limaille de fer et de soufre". (ce mélange, quand on l'humecte d'eau, était classiquement considéré comme capable de libérer une quantité importante de phlogistique. On sait, aujourd'hui qu'il est oxydé par l'oxygène de l'air)
"Je reversais sur le tout le verre cylindrique D, & je remplis d'eau le vaisseau A."
Progressivement l'eau monte dans le tube et se stabilise au bout de quelques heures. Le mélange de fer et de soufre prenant alors l'aspect d'une "chaux".
Comment expliquer la diminution du volume d'air enfermé dans les enceintes où se fait la réaction de combustion ? Priestley imaginait une contraction de l'air sous l'effet du phlogistique, Scheele propose une autre hypothèse : "la combinaison de l'air avec le phlogistique est un composé si subtil qu'il est susceptible de pénétrer les pores imperceptibles du verre et de se disperser en tous sens dans l'air" (Traité du Feu - 1777). Ou plus précisément " lorsque l'air pur rencontre une matière inflammable mise en liberté, il s'en approche, se sépare de l'air vicié, & disparaît, pour ainsi dire, à vue d'œil"(Mémoire de Chimie - 1779)
Le phlogistique échappé du métal aurait donc pour propriété de faire "disparaître" l'air pur ? A l'évidence, cette diminution de volume de l'air pose un sérieux problème !
L'expérience plusieurs fois répétée semble indiquer à Scheele que la proportion d'air de feu dans l'atmosphère est de 27%, légèrement supérieure, donc, à la valeur estimée actuellement pour l'oxygène (21%).
Après Priestley, Scheele peut donc prétendre au titre de découvreur de l'oxygène mais Lavoisier sera celui qui, après avoir osé combattre la théorie du phlogistique, saura donner une explication claire du phénomène de la combustion et nommer le gaz qui en est l'acteur principal.
Lavoisier (1743-1794). De l'air vital au principe oxygine et à l'oxygène.
Antoine Laurent de Lavoisier naît à Paris en 1743 dans une famille fortunée mais endeuillée par le décès de sa mère quand il a cinq ans. Entre 1754 et 1761 il fréquente le collège des Quatre Nations fondé par Mazarin où il reçoit une formation mathématique de l'abbé Lacaille, astronome, membre de l'Académie dont les "Leçons élémentaires de Mathématiques", plusieurs fois rééditées, formeront de nombreuses générations d'ingénieurs et de scientifiques. Il complète sa formation scientifique par de la physique, aux cours que l'abbé Nollet donne à l'école Royale du Génie de Mézières, par de la botanique au Jardin du Roy avec Bernard de Jussieu, de la chimie avec les conférences de Rouelle, de la minéralogie avec l'académicien Jean-Etienne Guettard qu'il accompagne pour une campagne d'étude de quatre mois dans les Vosges et qui est l'occasion de ses premiers pas en analyse chimique.
Formé à toutes les branches de la physique, il ne fera pas cependant profession de science. Diplômé en droit de l'Université de Paris, il achète, en 1768, année où il est élu à l'Académie des Sciences, une charge de "fermier général". Cette fonction consiste à percevoir des impôts indirects sur le commerce d'un certain nombre de marchandises ( sel, tabac, boissons… ) mais aussi les droits d'octroi à l'entrée des villes. Cette charge, fortement rémunératrice, lui permettra de créer le plus riche laboratoire de l'Europe scientifique et d'y recevoir tout ce qu'elle compte de savants. Elle sera aussi la cause de sa condamnation à mort par un tribunal révolutionnaire en 1794.
En 1775, il devient régisseur des poudres et salpêtres et s'installe à l'Arsenal, à Paris, où son laboratoire, équipé des appareils issus des meilleurs artisans du moment, devient le lieu où se forme une nouvelle génération de chimistes.
1774-1777 : L'air est un mélange de deux fluides.
Lavoisier qui se place dans la continuité des "chasseurs d'air" européens constate le peu d'intérêt pour le sujet en France.
"Un grand nombre de physiciens et de chimistes étrangers s'occupent dans ce moment de recherches sur la fixation de l'air dans les corps et sur les émanations élastiques qui s'en dégagent, soit pendant les combinaisons, soit par la décomposition et la résolution de leurs principes : des mémoires, des thèses, des dissertations de toute espèce, paraissent, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande ; les chimistes français seuls semblent ne prendre aucune part à cette importante question, et, tandis que les découvertes étrangères se multiplient chaque année, nos ouvrages modernes, les plus complets, à beaucoup d'égards, qui existent en chimie, gardent un silence presque absolu sur ce point."(Opuscules physiques et chimiques, 1774).
Souhaitant être le premier à rompre avec ce désintérêt, il reprend d'abord les expériences de Black sur l'air fixe et vérifie qu'il existe bien "dans les pierres et les terres calcaires un fluide élastique, une espèce d'air sous forme fixe".
C'est surtout dans la suite de son travail qu'il annonce son originalité avec des expériences sur "l'existence d'un fluide élastique fixé dans les chaux métalliques".
Je commençai, annonce-t-il "à soupçonner que l'air de l'atmosphère, ou un fluide élastique quelconque contenu dans l'air, était susceptible, dans un grand nombre de circonstances, de se fixer, de se combiner avec les métaux ; que c'était à l'addition de cette substance qu’étaient dus les phénomènes de la calcination, l'augmentation de poids des métaux convertis en chaux, et peut-être beaucoup d'autres phénomènes dont les physiciens n'avaient encore donné aucune explication satisfaisante."
En effet, parmi les questions restées sans réponse, "l'augmentation de poids des métaux convertis en chaux" est le principal problème que pose la théorie du phlogistique.
Rappelons le schéma décrivant la calcination des métaux dans la théorie de Stahl :
Dans la logique de ce modèle, la transformation du métal en "'chaux" devrait donc s'accompagner d'une perte de masse, celle du phlogistique. Or, c'est l'inverse qui se passe et les alchimistes le savaient déjà !
De même la "réduction" d'une chaux en métal devrait s'accompagner de l'augmentation du poids du métal obtenu:
Pour trancher la question, Lavoisier opère d'abord la réduction du minium (oxyde de plomb, rouge, Pb3O4) par le charbon sous une cloche renversée sur une cuve à mercure. Le mélange de poudre de minium et de charbon est "allumé"par les rayons solaires concentrés "au foyer du grand verre ardent de Tschirnhausen", lentille de grand diamètre,qui se trouve dans les jardins du Louvre.
Il observe à la fois le dégagement d'un "air" (le mot gaz ne fait pas encore partie de son vocabulaire) et l'apparition de gouttelettes de plomb fondu dont la masse est plus faible que celle de la chaux initiale !
Grande lentille du jardin du Louvre
Explication ? De cette expérience et d'autres qui l'accompagnent Lavoisier tire une conclusion qui rompt avec l'interprétation classique. La chaux serait la combinaison d'un métal avec "la partie fixe d'un fluide élastique qui a été dépouillé de son principe inflammable". Ce serait donc une partie de l'air et non le métal qui perdrait du phlogistique avant de se fixer sur celui-ci pour former une chaux.
Lors de la réduction de cette chaux métallique, le charbon aurait alors pour rôle de restituer du phlogistique, non pas au métal, mais "au fluide élastique fixé" qui l'avait perdu,
"et de lui restituer en même temps l'élasticité qui en dépend" et donc de lui rendre l'état "aériforme".
Nous noterons que, dans cette interprétation, Lavoisier ne rejette pas l'idée de phlogistique et qu'il est encore loin d'engager le fer avec les "phlogisticiens". Bien au contraire, à ce stade de sa réflexion, non seulement il ne combat pas le modèle du phlogistique, mais il l'enrichit !
Relevons cependant sa principale, et surtout nouvelle, contribution à l'explication du phénomène : une partie de l'air se fixe sur le métal pendant la combustion. Seule cette hypothèse peut expliquer l'augmentation du poids du métal devenu chaux métallique en même temps que la diminution du volume de l'air.
Et pour aller encore plus loin, cette partie de l'air, responsable des combustions, serait un fluide particulier :
"plusieurs circonstances sembleraient porter à croire que tout l'air que nous respirons n'est pas propre à se fixer pour entrer dans la combinaison des chaux métalliques, mais qu'il existe dans l'atmosphère un fluide élastique particulier qui se trouve mêlé avec l'air, et que c'est au moment où la quantité de ce fluide contenue sous la cloche est épuisée, que la calcination ne peut plus avoir lieu."
Nous arrivons en 1777. Les idées de Lavoisier sur la combustion se précisent. Le 21 mars, il présente à l'Académie des sciences un "Mémoire sur la combustion du phosphore de Kunckel" dans lequel il énonce clairement la proposition que l'air est composé de deux fluides aux propriétés bien différentes.
Toujours en utilisant une cloche retournée sur une cuve à mercure et un "verre ardent" il fait brûler un fragment de phosphore. Il observe :
- Que,au moment où la combustion s'achève, l'air "n’occupe plus que les quatre cinquièmes ou les cinq sixièmes, tout au plus, de l’espace qu’il occupait avant la combustion."
- Que l'air qui reste "n’est plus susceptible de servir à la respiration des animaux, d’entretenir la combustion ni l’inflammation des corps ; en un mot, il est absolument dans l’état de moufette, et, en conséquence, pour éviter de le confondre avec aucune autre espèce d’air, je le désignerai, dans ce mémoire et dans quelques autres que je publierai à la suite, sous le nom de moufette atmosphérique".
Cette fois, il est acquis pour Lavoisier, que l'air atmosphérique est le mélange de deux "fluides élastiques" : un "air éminemment respirable" et une "moufette" (ou mofette, de l'italien mofetta issu du latin mephitis, exhalaison nauséabonde) incapable d'entretenir la vie.
Lavoisier utilise encore le terme "d'air déphlogistiqué" employé par Priestley pour désigner l'air très pur ou éminemment respirable. Cette nouvelle proposition ne pouvait que convenir aux chasseurs d'air britanniques.
Mais ce n'était que partie remise.
1777. Le Phlogistique n'existe pas.
Dans un mémoire de la même année 1777 "Sur la combustion en général", le ton n'est plus à la conciliation. Les hostilités sont ouvertes par un texte sans concessions pour le phlogistique :
"Si l’on demande aux partisans de la doctrine de Stahl de prouver l’existence de la matière du feu dans les corps combustibles, ils tombent nécessairement dans un cercle vicieux, et sont obligés de répondre que les corps combustibles contiennent de la matière du feu parce qu’ils brûlent, et qu’ils brûlent parce qu’ils contiennent de la matière du feu ; or il est aisé de voir qu’en dernière analyse c’est expliquer la combustion par la combustion.
L’existence de la matière du feu, du phlogistique, dans les métaux, dans le soufre, etc. n’est donc réellement qu’une hypothèse, une supposition, qui, une fois admise, explique,il est vrai, quelques-uns des phénomènes de la calcination et de la combustion ; mais, si je fais voir que ces mêmes phénomènes peuvent s’expliquer d’une manière tout aussi naturelle dans l’hypothèse opposée, c’est-à-dire sans supposer qu’il existe de matière du feu ni de phlogistique dans les matières appelées combustibles, le système de Stahl se trouvera ébranlé jusque dans ses fondements."
Ce premier mémoire est développé dans un second présenté le 5 septembre 1777 sous le titre "Considérations générales sur la nature des acides et sur les principes dont ils sont composés".
Ce nouveau mémoire recèle une surprenante rupture. Alors que la "chasse aux airs" s'est, jusqu'à présent, focalisée sur les réactions de combustion et de réduction des métaux, Lavoisier concentre sa nouvelle offensive sur la formation des acides, qui deviennent, de façon subite et inattendue, le centre de sa nouvelle théorie.
Quand l'air vital devient "air acidifiant" : le principe oxygine.
"J’ai déjà fait part à l’Académie de mes premiers essais sur ce sujet : je lui ai démontré, dans de précédents mémoires, autant toutefois qu’il est possible de démontrer en physique et en chimie, que l’air le plus pur, celui auquel M. Priestley a donné le nom d’air déphlogistiqué, entrait, comme partie constituante, dans la composition de plusieurs acides, et notamment de l’acide phosphorique, de l’acide vitriolique et de l’acide nitreux.
Des expériences plus multipliées me mettent aujourd’hui dans le cas de généraliser ces conséquences, et d’avancer que l’air le plus pur, l’air éminemment respirable, est le principe constitutif de l’acidité : que ce principe est commun à tous les acides, et qu’il entre ensuite dans la composition de chacun d’eux un ou plusieurs autres principes qui les différencient et qui les constituent plutôt tel acide que tel autre.
D’après ces vérités, que je regarde déjà comme très-solidement établies, je désignerai dorénavant l’air déphlogistiqué ou air éminemment respirable dans l’état decombinaison et de fixité, par le nom de principe acidifiant, ou, si l’on aime mieux la même signification sous un mot grec, par celui de principe oxygine, cette dénomination sauvera les périphrases, mettra plus de rigueur dans ma manière de m’exprimer, et évitera les équivoques dans lesquelles on serait exposé à tomber sans cesse, si je me servais du mot d’air."
Un mot grec, oxygine, "principe des acides", vient donc chasser un autre mot grec, phlogistique, "matière du feu". Il faudra encore quelques étapes avant que ce "principe oxygine" devienne "gaz oxygène".
C'est donc à une nouvelle chimie que Lavoisier invite les chimistes, ses contemporains. Il leur reste, dit-il "le champ le plus vaste à parcourir" car"il existe une partie de la chimie toute nouvelle et entièrement inconnue jusqu’à ce jour, et qui ne sera complète que lorsqu’on sera parvenu à déterminer le degré d’affinité de ce principe (l'oxygine) avec toutes les substances avec lesquelles il est susceptible de se combiner, et à connaître les différentes espèces de composés qui en résultent."
Quand naît l'oxygène.
En l'année 1787 est présentée à l'Académie des Sciences la Méthode de Nomenclature chimique présentée par Guyton de Morveau, Lavoisier, Berthollet et Fourcroy. Leur choix : construire cette nomenclature autour du gaz jusqu'à présent qualifié d'air vital ou principe oxygine. Et d'abord lui donner son nom définitif.
"nous avons satisfait à ces conditions, déclarait Guyton de Morveau dans sa présentation, en adoptant l'expression oxygène, en la tirant, comme M. Lavoisier l'a dès longtemps proposé, du grec οξνς, acide & γείυομαι, j'engendre, à cause de la propriété bien constante de ce principe, base de l'air vital, de porter un grand nombre de substances avec lesquelles il s'unit à l'état d'acide, ou plutôt parce qu'il paraît être un principe nécessaire à l'acidité. Nous dirons donc que l'air vital est le gaz oxygène, que l'oxygène s'unit au soufre, au phosphore pendant la combustion, aux métaux pendant la calcination, etc. Ce langage sera tout à la fois clair et exact. "
Notons cette date : 2 mai 1787. Pour la première fois le mot oxygènevient d'être prononcé dans l'enceinte prestigieuse de l'Académie Royale des Sciences et avec lui, le même jour, les mots oxyde, carbone, carbonique, carbonate…
Les alchimistes ont été violemment dénigrés par les chimistes, leurs successeurs. On cite couramment le chimiste Pierre Joseph Macquer (1718-1784) comme l’un des "pères" de la chimie moderne. Attaché à défendre le statut académique de cette science, il choisit de mettre en évidence la façon dont elle a rompu avec les anciennes méthodes. Sa cible est la vieille "chymie" que ses contemporains, ont pris l’habitude de désigner par le nom "d’alchimie", pour bien différencier leur propre science de la pratique médiévale dont ils refusent l’héritage.
Macquer va même jusqu’à regretter le reste de filiation qui s’exprime dans ce nom de chimie ou "chymie" partagé par les deux disciplines. C’est un mal, écrit-il " pour une fille pleine d’esprit et de raison, mais fort peu connue, de porter le nom d’une mère fameuse pour ses inepties et ses extravagances".
N’y a-t-il cependant pas une certaine ingratitude à renier ces prédécesseurs qui leur ont transmis, entre autres héritages, la doctrine des quatre éléments en donnant à ceux-ci une représentation symbolique simplifiée à base de triangles :
Ceux-ci seront conservés par les chimistes jusqu’à la fin du 18ème siècle. On les trouve même encore représentés dans la "Méthode de Nomenclature Chimique", nouvelle bible de la chimie moderne, publiée en 1787 par Guyton de Morveau, Lavoisier, Berthollet et Fourcroy.
Les symboles alchimiques.
L’alchimie est le domaine des symboles. Elle les a reçus d’antiques traditions issues de la Mésopotamie, de l’Assyrie, de la Perse, de l’Egypte et même la Chine ou l’Inde.
Nous avons retenu sa représentation des quatre éléments par une série de triangles.
Nous pouvons y ajouter les trois principes métalliques :
le soufre
le mercure
le sel
Ces principes sont un apport de l'alchimie arabe (notamment par Geber. Ils sont sont d'abord au nombre de deux : le Mercure (passif, froid, malléable, volatil), qui est un principe féminin, et le Soufre (actif, chaud, dur), qui est un principe masculin. Un troisième principe est ajouté par Paracelse (1493-1541) : le Sel qui permet d'unir le soufre et le mercure.
Les métaux sont représentés par les signes représentant les Planètes :
Quant aux différentes opérations de l’alchimie, elles sont souvent illustrées par les signes du zodiaque.
Il est certain que l’un des objectifs de ce symbolisme est de rebuter le profane. Glauber, proposant de donner la recette de "La teinture de l’or ou véritable or potable" l’annonce d’emblée :
"La connaissance et la préparation de cette médecine m’étant donnée du très-haut, je prétends, à cause que l’homme n’est pas né pour lui seul, de donner brièvement sa préparation et son usage, mais je ne veux pas jeter les perles devant les pourceaux, j’en veux seulement montrer le chemin aux étudieux, et qui cherchent le travail de Dieu et Nature ; et sans doute ils entendront mes écrits, mais non point un ignorant et qui n’est point expert"(Glauber Jean-Rudolphe, La teinture de l’or ou véritable or potable, Paris 1659)
Cependant il est certain que ce ne sont pas les symboles qui sont les plus hermétiques dans les textes alchimiques mais l’usage qui en est fait. Ils peuvent même donner une allure de rationalité à un texte qui devient de plus en plus ténébreux au fil des pages. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils survivent à l’alchimie et qu’on les retrouve même chez Macquer, son pourfendeur.
Pierre-Joseph Macquer, Eléments de Chimie théorique, Paris 1749.
Ils figureront également sur une planche de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Encyclopédie de Diderot de D’Alembert (Planche chymie)
En complément de la "Méthode de Nomenclature Chimique" (1787), Jean-Henry Hassenfratz (1755-1827) et Pierre Auguste Adet (1763-1834) proposent eux-mêmes un nouveau symbolisme adapté à la nouvelle façon de nommer et de penser.
Ce faisant ils réinterprètent le symbolisme alchimique à la lumière d’une rationalité qui n’était probablement pas celle des premiers chymistes :
"Il paraît qu’on ignore dans quels temps les chimistes ont commencé à se servir de caractères. Les recherches que nous avons entreprises sur cet objet se sont réduites à nous faire connaître d’après quelles vues les anciens avaient ordonné les signes des substances métalliques, dans la persuasion où ils étaient que les corps célestes avaient une influence sensible sur tous les corps animés et inanimés du globe terrestre ; ils avaient distingué les métaux, en métaux solaires ou colorés, en métaux lunaires ou blancs.
Les métaux de ces deux classes se subdivisaient ensuite en métaux parfaits, demi-parfaits et imparfaits ; la perfection étant exprimée par un cercle ; la demi-perfection, si nous pouvons nous servir de ce terme, par un demi-cercle ; et l’imperfection par une croix ou un dard.
Ainsi l’or, qui était le métal solaire par excellence, était représenté par un cercle seul, cette figure était commune aux métaux de la même classe tels que le cuivre, le fer, l’antimoine : mais elle se trouvait combinée avec le signe de l’imperfection.
L’argent qu’ils regardaient comme un métal lunaire demi-parfait était indiqué par un demi-cercle, l’étain, le plomb avaient aussi le demi-cercle pour signe, comme appartenant à la même classe, mais ils étaient distingués de l’argent par la croix ou par le dard.
Enfin le mercure qui était un métal imparfait, tout à la fois solaire et lunaire, portait les marques distinctives de ces deux classes, et était désigné par un cercle surmonté d’un demi-cercle auxquels on ajoutait une croix."
Extrait du tableau des nouveaux caractères chimiques, très inspiré des signes alchimiques, de Hassenfratz et Adet. Méthode de Nomenclature Chimique" (1787)
Quoi qu’il en soit, cette rationalité imaginée leur servira de guide pour proposer un symbolisme "moderne". Ils conserveront le cercle pour les substances "métalliques" comme le mercure, le demi-cercle pour représenter les substances ’inflammables" comme le soufre, le triangle dont la pointe est en haut pour représenter les substances "alcalines" et le triangle dont la pointe est en bas pour les substances "terreuses".
Ce symbolisme n’aura pas le même succès que la nomenclature qu’il était supposé illustrer.
Nous ne retracerons pas ici le combat de Lavoisier et des "chimistes français", ses collaborateurs, contre la théorie du Phlogistique qui les amène, en caractérisant et nommant l’oxygène, à proposer une nouvelle nomenclature chimique construite autour des propriétés de cet élément.
Reprise et perfectionnée par Jöns Jacob Berzelius (1779-1848) elle prendra la forme que nous connaissons aujourd’hui. Nous en reparlerons mais auparavant une nouveau regard sur les corps chimiques mérite d'être évoqué : l'atomisme.
Pourquoi avons-nous tant de mal à changer nos styles de vie alors que plus personne ne peut nier que notre modèle de développement a un impact destructeur sur le plan écologique et social ni douter de l’intensité des violences infligées aux animaux ?
Relever ce défi implique de combler l’écart entre la théorie et la pratique en développant une éthique des vertus. Au lieu de se focaliser sur les principes ou sur les conséquences de nos actes, celle-ci s’intéresse à nos motivations concrètes, c’est-à-dire aux représentations et aux affects qui nous poussent à agir. Quels traits moraux peuvent nous conduire à être sobres et à avoir du plaisir à faire le bien, au lieu d’être constamment déchirés entre le bonheur et le devoir ?
L’éthique de la considération prend sa source dans les morales antiques, mais elle rejette leur essentialisme et s’appuie sur l’humilité et sur la vulnérabilité. Alors que Bernard de Clairvaux fait reposer la considération sur une expérience de l’incommensurable supposant la foi, Corine Pelluchon la définit par la transdescendance. Celle-ci désigne un mouvement d’approfondissement de soi-même permettant au sujet d’éprouver le lien l’unissant aux autres vivants et de transformer la conscience de son appartenance au monde commun en savoir vécu et en engagement. La considération est l’attitude globale sur laquelle les vertus se fondent au cours d’un processus d’individuation dont l’auteur décrit les étapes.
De livre en livre, la philosophe insiste sur la nécessité de faire place aux autres, humains et animaux. Pour, enfin, hâter la transformation de soi et de la société, au centre de son nouvel essai.
NOUS AVONS L’HABITUDE de séparer. Nous dissocions, notamment, vie intime et vie sociale, raison et émotions, humains et animaux… L’éthique de la considération veut, au contraire, les réunir, opérer le passage de la théorie à la pratique, de la pensée à l’action, et aider les individus à sortir du nihilisme pour préparer « l’âge du vivant ». Car « c’est dans la conscience individuelle que la société joue son destin », indique la première phrase du livre.
Cette « considération » consiste, avant tout, à regarder avec attention ce que l’on est soi-même, ce que sont les autres vivants, et le monde commun qui nous unit, indépendamment des attributs sociaux et des oripeaux de convention. Au terme du périple, séparations, clivages et morcellements s’estompent ou s’évanouissent : « Incluant le souci des autres et de la nature dans le souci de soi, le sujet s’élargit et se perçoit comme une partie de l’univers. »
Cet essai exigeant, dense et ambitieux, vaut d’être lu. Il convoque tour à tour philosophes antiques et classiques, éthique des vertus, théorie politique, psychologie et écologie pour repenser – autour de ce « sujet élargi » attentif au « monde commun » – ces questions vitales : environnement, cause animale, démocratie. Même si on ne partage pas tous les engagements et partis pris exposés, cette tentative est trop rare pour être ignorée. Et quelques formules méritent une postérité. Par exemple : « On ne se répare vraiment qu’au-delà de soi. » p r.-p. d.
Nous poursuivons notre chemin à la rencontre de tous ces femmes et ces hommes habités par la même obsédante question du fonctionnement du monde naturel.
Nous y avons rencontréEmpédocle, le poète, le prophète.Platon, le géomètre puisAristoteetHippocrate . Nous avons rencontré le monde des alchimistes. voici Van-Helmont leur successeur immédiat.
Jean-Baptiste Van-Helmont (1579-1644) est né à Bruxelles, alors ville des Pays-Bas espagnols. Après des études de philosophie à l'université du duché de Brabant, il étudie l'astronomie, l'algèbre, la géométrie. Il se tourne ensuite vers la médecine dont il obtient le diplôme en 1599. Il rejette les enseignements de Hippocrate et de Galien. La vraie médecine, affirme-t-il, "ne consiste pas en des formes visibles et externes, ni en des qualités contraires et superficielles de chaud, de froid, d'humide et de sec, dont on amuse les malades aujourd'hui". Il s'inspire de la médecine pratiquée par Paracelse (1493-1541) faisant intervenir des remèdes essentiellement issus du monde minéral. La vraie médecine, écrit-il, "consiste à bien connaître les maladies, et les savoir guérir par des remèdes convenables et appropriés. Qui opèrent non parce qu'ils sont chauds ou froids, amers, acres, acides, austères, e&c... Mais par des propriétés spécifiques, cachées dans l'intérieur des pierres, minéraux, métaux, végétaux, e&t, d'où elles ne peuvent pas bien être tirées sans l'aide le la véritable chimie".
Van Helmont, qui se disait "philosophe par le feu", occupe une part capitale, soulignée par Lavoisier, dans la naissance de la chimie académique. Pourtant c'est d'abord un adepte de la pensée alchimique. Ce qui lui vaudra, en 1634, d'être inquiété par l'Inquisition, très active dans cette possession espagnole.
L'alchimiste blasphémateur.
La raison officielle de ce procès pour "hérésie, blasphème, impiété et magie", est l'une de ses publications, "De magnetica", où il est fait mention d'un remède attribué à Paracelse, "l'onguent des armes" (unguentum armarium).
Si un homme est blessé et que l'on possède l'arme responsable, il suffira d'enduire celle-ci de cet onguent pour que le blessé, même séparé d'une très grande distance, guérisse. L'onguent n'est évidemment pas ordinaire. Pour le préparer il faut deux onces d'usnea, la mousse qui se forme sur un crâne humain exposé à l'air. Ajoutez autant de graisse humaine et de poudre de momie. Diluez par une demi-once de sang humain, de l'huile de lin, de la térébenthine. Rajoutez, pour la consistance, une once de l'argile fine appelée bol d'Arménie et qui sert à lisser le bois et les parchemins avant dorure.
Un remède préparé avec un tel raffinement ne pouvait être qu'efficace. Il n'est effectivement pas mis en doute par la majorité des praticiens du moment. Mais comment est-il supposé agir ? Van Helmont fait partie de ces partisans d'une "magie naturelle" qui, sans refuser l'existence de phénomènes étranges, cherche à les expliquer par des raisons "physiques" et non pas mystiques. Concernant l'action à distance de l'onguent armaire, elle s'expliquerait par l'existence, chez les hommes et les animaux, d'un "magnétisme animal" qui aurait son siège dans le sang. Chez l'homme cette force se serait assoupie mais elle pourrait être réactivée par la seule volonté et l'imagination et agir ainsi sur un objet ou une personne éloignés, comme la Terre le fait sur la boussole.
Extravagant ? Près de deux siècles plus tard, en plein siècle des lumières, le médecin allemand Franz-Anton Mesmer fera renaître le "magnétisme animal" et attirera la bonne société européenne autour de ses "baquets". Il faudra un rapport des académiciens français, et parmi eux Lavoisier, pour mettre à mal la pratique et constater que l'imagination peut guérir mais que "le magnétisme sans imagination ne peut rien".
Ce n'est donc pas ce type de croyance, largement partagée par la société savante de l'époque, qui pouvait mettre en alerte le tribunal de l'Inquisition. Plus inquiétante était la prétention de Van Helmont d'étendre le raisonnement aux guérisons miraculeuses, en particulier celles provoquées par les reliques. Celles-ci conserveraient des traces de leur magnétisme animal qui serait réactivé par la foi des croyants. Avec une telle explication, Dieu et les Saints agiraient suivant les lois de la Nature et y perdraient leur pouvoir surnaturel.
La citation à paraître du tribunal de l'Inquisition était sur ce point explicite, le "De Magnetica" de Van Helmont était rempli "d'une quasi-infinité d'exemples pris au domaine même de la magie diabolique qui sont présentés comme naturels […] Il recouvre tout de ténèbres à tel point que l'on ne peut distinguer l'opération de Dieu, de la nature et du diable…"
Inquiétant aussi le fait que ces alchimistes de la fin du XVème siècle dissimulaient leur doctrine sous les mots des évangiles. "N'est-ce pas un blasphème d'appliquer le mystère de notre foi a des affaires chimiques" interrogeait l'un des juges du tribunal ecclésiastique.
Etant issu d'une famille de notables, Van Helmont échappera au sort de Giordano Bruno à Rome (1600) et de Lucilio Vanini à Toulouse (1619), tous deux condamnés au bucher pour hérétisme. Il ne finira pas, non plus, sa vie, comme Galilée, dans une prison ecclésiastique.
Son tempérament "hérétique" continuera à se manifester par son refus de l'orthodoxie jusque dans ses opinions chimiques. Ce sont elles qui nous ramènent, après cette digression, au sujet principal de notre récit qui est la traque de ce corps qu'un jour nous désignerons par la formule CO2.
Les anciens se sont trompés : il n'existe qu'un seul élément !
L'ensemble des œuvres de Van Helmont a été publié en 1648 par son fils François-Mercure (1614-1698) lui-même médecin et alchimiste. Elles sont traduites en 1670 à Lyon, par Jean le Conte sous le titre "Œuvres de Jean Baptiste Van Helmont traitant des principes de médecine et de physique pour la guérison assurée des maladies". Elles se signalent par une violente opposition à la théorie des quatre éléments de Platon et Aristote qui est encore, à cette époque, à la base de toute réflexion sur la matière ainsi que le fondement de la médecine issue de Hippocrate et Galien. Les Ecoles et "leur" Aristote, tels sont les ennemis qu'il entend combattre.
"Les Anciens, dit-il, ont établi les quatre éléments pour fondement de la nature, & attribuent toutes leurs opérations aux qualités et aux complexions qui résultent de leur mélange." Mais objecte-t-il " L'honneur de dieu, ni l'exigence des hommes, ne demandaient pas qu'il y eût de la guerre, du divorce, ni du combat entre les éléments ; ni qu'ils se dussent mourir, ni transmuer les uns aux autres et encore moins se détruire violemment".
Aussi ajoute-t-il : "Comme cette doctrine a été nourrie et continuée dans les écoles de siècle en siècle, pour l'enseignement de la jeunesse au préjudice des mortels, aussi faut-il tâcher d'en réprimer l'abus afin qu'on puisse dorénavant reconnaître les erreurs qui se sont glissées par-là envers la cause des maladies."
Pour Van Helmont, ce ne sont pas quatre mais un seul élément qui génère l'ensemble des corps. Tous, animaux, végétaux et minéraux sont faits uniquement d'eau !
Tous les corps, dit-il, qu'on a cru être mixte, "de quelle nature qu'ils puissent être, opaques ou transparents, solides ou liquides, semblables ou dissemblables (comme pierre, soufre, métal, miel, cire, huile, cerveau, cartilages, bois, écorce, feuilles, etc.) sont matériellement composés de l'eau simple et peuvent être totalement réduits en eau insipide sans qu'il y reste la moindre chose du monde de terrestre".
C'était aussi l'opinion de Thalès de Milet (-625; -647) l'un des sept sages de la Grèce antique. Mais Van helmont ne se contente pas de l'affirmer, il le prouve ! Et ceci en faisant appel à l'expérience. Celle-ci présente un lien direct avec notre sujet, elle concerne la croissance des végétaux.
Van Helmont décrit (page 101) sa manière de procéder. "l'Auteur", écrit-il, "prit un grand vase de terre, auquel il mit 200 livres de terre desséchée au four qu'il humecta avec de l'eau de pluie. Puis il y planta un tronc de saule qui pesait cinq livres. Cinq années après le saule, qui avait cru en ladite terre, fut arraché et se trouva pesant de 169 livres et environ 3 onces de plus.
Le vaisseau était fort ample, enfoncé en terre, et couvert d'une lame de fer blanc étamé percé, en forme de crible, de force petits trous afin qu'il n'y ait que l'eau de pluie ou l'eau distillée seule (de laquelle la terre du vaisseau était arrosée lorsqu'il en faisait besoin) qui y puisse découler. Les feuilles ne furent point pesées parce que c'était en automne quand les feuilles tombent que l'arbre fut arraché.
Il fit derechef resécher la terre du vase et la terre ne se trouva diminuée que d'environ deux onces qui s'étaient puperdre en vidant ou emplissant le vaisseau. Donc il y avait 164 livres de bois, d'écorce et de racines qui étaient venues de l'eau."
De même dit-il "La terre, la fange, la boue, & tout autre corps tangible tirent leur véritable matière de l'eau et retournent en eau tant naturellement que par art".
D'autres observations confortent cette opinion. Les alchimistes, dans leur quête de la Pierre Philosophale et de l'Elixir de longue vie, ont découvert et utilisé les solvants radicaux que sont les acides : l'acide chlorhydrique ou esprit de sel, l'acide sulfurique ou huile de vitriol, l'acide nitrique ou eau forte et enfin "l'eau régale", mélange d'acide sulfurique et d'acide nitrique, capable de dissoudre le métal royal qui résiste aux autres acides : l'or. L'Alkaest, l'acide mythique de Paracelse serait même capable de dissoudre tous les corps. Les pierres, les cailloux, nous dit Von Helmont, "sont convertis en sels par l'Alkaest de Paracelse et finalement réduits en eau élémentaire et insipide. Ce que les Ecoles n'ont pas pu apprendre à cause du mépris qu'elles ont fait de la chimie."
Dans ces premiers temps de la chimie, il n'était pas choquant de voir la dissolution des minéraux et des métaux par les acides interprétée comme un retour à l'état d'eau. A ce sujet il faut remarquer que l'eau de Van Helmont n'est pas ce liquide incolore, inodore et sans saveur que nous connaissons. Voulant expliquer la formation de vapeurs, il précise que pour bien comprendre le processus "il est nécessaire de supposer au corps de l'eau trois principes qui sont le sel, le soufre et le mercure, quoi qu'ils ne soient qu'imaginairement". Son eau sent trop le soufre alchimique pour convaincre les doctes dépositaires des enseignements d'Aristote. Les seuls tolérés par les autorités ecclésiastiques.
Les "écoles" et la doctrine des quatre éléments ont donc survécu à Van Helmont. Cependant sa théorie n'a pas été oubliée. C'est ainsi que, sans aller jusqu'à considérer que tous les corps sont issus de l'eau, l'idée que l'eau pouvait se transformer en terre avait conservé un crédit suffisant pour que, plus de deux siècles plus tard, Lavoisier se sente obligé de prouver le contraire.
Lavoisier et la contestation de la transmutation de l'eau en terre.
Le premier auteur qu'il juge nécessaire de citer est Jean-Baptiste van Helmont dont il reconnait qu'il a été le premier à réaliser des "expériences remarquables" sur la végétation. Il rappelle l'expérience du saule, uniquement arrosé par de l'eau de pluie et de l'eau distillée et dont la masse avait augmenté de 164 livres en cinq ans. Il énumère ensuite la longue liste d'expériences analogues. Celles de l'Irlandais Robert Boyle (1627-1691) qui, par la même méthode, avait fait croître des courges et des concombres ou encore des menthes qui, malgré ce traitement, étaient "aussi parfumées que celles qui avaient été nourries en pleine terre". Dans les mémoires de l'Académie de Saint-Pétersbourg, on peut même lire qu'un auteur "a semé de l'avoine et du chènevis dans du sable desséché, dans des morceaux de papier déchirés, dans des pièces d'étoffe de laine, dans du foin haché" et que n'ayant humecté ces semences qu'avec de l'eau pure "il a remarqué qu'elles avaient végété aussi promptement, et à peu près aussi heureusement, que celles qui avaient été semées en pleine terre". L'observation ne nous étonnera pas quand on sait que beaucoup des fraises, tomates et autres fruits et légumes qui alimentent aujourd'hui nos marchés sont produits "hors-sol" sur de la laine de roche ou autre support préalablement stérilisé.
Lavoisier accepte l'évidence. Les faits observés par des observateurs aussi célèbres sont si constants et si multipliés, qu'on "serait peut-être en droit de conclure", écrit-il, "que la terre qui environne les plantes n'est qu'accidentelle à la végétation, qu'elle ne passe pas dans les filières des végétaux, en un mot, qu'elle ne concourt pas par sa propre substance à l'accroissement des plantes et à la formation de leur partie solide".
C'est, clairement exposée par Lavoisier, une des contributions majeures de Van Helmont à la compréhension de la végétation : ce n'est pas de la terre que les plantes tirent leur matière.
Cette conclusion rompt avec le sens commun. Pour le laboureur, c'est bien la terre, enrichie de fumier, qui est la nourriture du blé qu'il a semé. Van Helmont prouve le contraire et il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l'Allemand Justus von Liebig démontre que, s'il est vrai que la terre a, pour les plantes, essentiellement un rôle de support, elle leur apporte aussi les sels minéraux solubles qui s'y trouvent et qui, même en faible quantité, sont nécessaires à leur croissance. Dans le même temps les biologistes découvrent que la terre est le milieu de vie d'une multitude d'insectes, de vers, de micro-organismes qui sont les intermédiaires indispensables à la croissance des plantes.
Lavoisier qui reconnaît la justesse de l'observation de Van Helmont n'accepte cependant pas l'idée "que l'eau se transforme véritablement en terre par l'opération de la végétation", car, dit-il, cela "répugne même à l'idée qu'on a coutume de se former de l'eau, et, en général de tous les éléments".
Il lui faudra encore quelques années pour établir la véritable composition de l'eau, en attendant il souhaite prouver que l'eau ne peut se transformer en terre.
D'autres auteurs ont voulu prouver le contraire. Lavoisier cite Robert Boyle qui ayant distillé la même eau 200 fois dans un alambic de verre aurait obtenu "6 dragmes de terre blanche, légère, insipide et indissoluble dans l'eau" à partir de 1 once d'eau, ce qui amenait l'auteur britannique à considérer que l'eau pouvait se transformer en terre.
Plutôt que de refaire, comme Boyle, une multitude de distillations, Lavoisier imagine une méthode bien plus commode. C'est, dit-il "en me servant du Pélican des alchimistes". Cet alambic a la particularité d'avoir un col dont l'extrémité s'ouvre dans le corps même de l'appareil, à l'image de l'oiseau mythique qui va chercher dans ses entrailles la nourriture de ses oisillons. Les alchimistes s'en servaient pour de longues "digestions".
Pélican : les deux branches (D) du chapiteau (B) retourne dans le ventre de la cucurbite (A).
Macquer, Eléments de Chimie Théorique, 1749.
Lavoisier, méticuleux, annonce qu'il a commencé cette expérience le 24 octobre 1768. Le chauffage est maintenu pendant plus de 25 jours et Lavoisier dit avoir commencé à désespérer quand, le 20 décembre il aperçoit dans le liquide une quantité importante de "petits corps flottants" qui, en utilisant une loupe apparaissaient comme des lames de terre grisâtre.
L'expérience est menée jusqu'au premier février. Lavoisier dispose de balances de grande précision qui lui permettent de constater que le poids de l'ensemble n'a pas varié. Avec un luxe de précautions, il pèse séparément l'eau, le dépôt terreux et le pélican pour observer que le poids de l'eau n'a pas varié. Par contre le poids du pélican a diminué de l'exact poids de la "terre" recueillie.
Conclusion : "la terre que MM. Boyle, Eller et Margraff ont retirée de l'eau n'était autre chose que du verre rapproché par évaporation ; de sorte que les expériences dont ces physiciens se sont appuyés, loin de prouver la possibilité du changement d'eau en terre, conduiraient plutôt à penser qu'elle est inaltérable".
En quittant Van Helmont et Lavoisier nous savons que c'est l'eau et non la terre qui fait croître les plantes.
L'eau seule ? Quand les plantes meurent elles se transforment en une sorte de terre, un terreau. La question reste donc posée : d'où vient la matière qui constitue ce terreau. Car Lavoisier l'a prouvé, ce n'est pas l'eau absorbée par les plantes qui s'est transformée en terre.
Nous découvrirons, dans les chapitres à venir, la façon dont chimistes et biologistes ont compris le rôle conjugué de l'eau et de l'air (du moins d'un gaz qui y est présent) dans la croissance des plantes. Van Helmont sera, à nouveau, de ceux qui les mettront sur la voie et ceci par une série d'observations dont Lavoisier, lui-même, reconnaîtra l'importance.
Le "gas silvestre", la vraie découverte de Van Helmont.
Dans le premier chapitre de ses Opuscules physiques et chimiques datés de 1774, Lavoisier traite "Du fluide élastique désigné sous le nom de spiritus silvestre jusqu'à Paracelse et sous le nom de gas par Van Helmont".
Van Helmont observe que tous les corps ne se transforment pas immédiatement en eau. L'exemple le plus remarquable est celui du charbon dont il affirme que, pendant sa combustion, il libère un "esprit sauvage nommé gas". Cet esprit constituerait d'ailleurs l'essentiel du charbon, car, dit-il "soixante deux livres de charbons consumés ne laissent guère plus d'une livre de cendres. Donc les soixante livres de surplus ne seront qu'esprit". (p 99 )
Lavoisier relève que ce mot "gas" vient du mot hollandais ghoast qui signifie esprit. Il ajoute que les Anglais "expriment la même idée par le mot ghost et les Allemands par le mot geist".
Ce gas silvestre, cet esprit sauvage, Van Helmont le retrouve dans une multitude d'observations. Il se dégage dans les fermentations du vin, de l'hydromel, du pain qui lève. Il s'échappe de la poudre à canon qui s'enflamme.
Hélas ce "gas" fait une entrée peu chaleureuse dans l'univers chimique. C'est à lui que Van Helmont attribue, avec justesse, les effets funestes de la grotte du chien dans la région de Naples, les suffocations des ouvriers dans les mines ou des vignerons dans les celliers où le vin fermente.
On est étonné, dit Lavoisier, de trouver chez Van Helmont "une infinité de vérités qu'on a coutume de regarder comme plus modernes et on ne peut s'empêcher de reconnaître que Van Helmont avait dit dès lors tout ce que nous savons de mieux sur cette matière". C'est un sentiment qu'une lectrice ou un lecteur, relisant, encore aujourd'hui, les écrits de Van Helmont, ne pourraient que partager.
Hommage rendu à Van Helmont : l'adoption du mot gaz.
Dans le premier chapitre de son Traité élémentaire de chimie publié en 1789 Lavoisier expose sa conception des trois états de la matière : "presque tous les corps de la Nature sont susceptibles d'exister sous trois états différents ; dans l'état de solidité, dans l'état de liquidité et dans l'état aériforme […] Je désignerai dorénavant ces fluides aériformes sous le nom générique de gaz"
Le mot gaz, exotique pour les oreilles françaises des contemporains de Lavoisier, exprimera donc ce troisième état de la matière jusqu'alors défini d'une façon ambiguë par le terme de "aériforme". Il fait, à présent, tellement partie de notre vocabulaire quotidien qu'il est difficile d'imaginer qu'il n'était utilisé, il y a deux siècles, que par quelques chimistes novateurs.
Soulignons le encore, avant de le quitter : Van Helmont est une étape importante dans la compréhension du mécanisme de la végétation. Il y montre le rôle fondamental de l'eau et le peu d'intervention de la terre. Surtout, il met en évidence cette émanation qui est la première à laquelle est donnée le nom de gas et qui, nous le verrons, sera reconnu comme un gaz d'importance vitale : le dioxyde de carbone, CO2..
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Comme l'art ou la littérature,les sciences sont un élément à part entière de la culture humaine. Leur histoire nous éclaire sur le monde contemporain à un moment où les techniques qui en sont issues semblent échapper à la maîtrise humaine.
La connaissance de son histoire est aussi la meilleure des façons d'inviter une nouvelle génération à s'engager dans l'aventure de la recherche scientifique.