"Charbon minéral, charbon de terre (carbo petreus) ou houille", tel est le titre de l'article que Jean-Christophe Valmont-Bomare, consacre à ce combustible dans son "Dictionnaire Raisonné Universel d'Histoire Naturelle" (première édition en 1764).
"Le charbon de terre est d'une très-grande utilité dans divers usages de la vie. On s'en sert pour le chauffage & pour cuire les aliments dans les pays où le bois n'est pas commun, comme en Angleterre & en Suède, à Paris, &c. Nous ne sommes peut-être pas éloignés du terme où ce bitume solide sera employé à consoler nos habitants de la négligence de ceux qui les auront précédés, à économiser le bois de chauffage pour leurs descendants".
Le charbon de terre pour conserver du bois aux générations futures… Ironie de l'Histoire : deux siècles et demi plus tard, le bois est devenu un des moyens susceptibles de corriger la "négligence" de notre temps et de conserver un climat supportable pour nos descendants.
Pour témoignage, le titre d'une circulaire récente du ministère français de l'économie : "L’utilisation du bois contribue à lutter contre le réchauffement climatique". Celle-ci explique que "La communauté scientifique s’accorde à dire que le réchauffement climatique constaté depuis environ 150 ans, et qui s’accélère actuellement, est lié à l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, en particulier du dioxyde de carbone (CO2) issu de la combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz).
Pour réduire cette concentration, deux solutions peuvent être mises en œuvre de façon complémentaire :
1° diminution des émissions de gaz à effet de serre ;
2° stockage des gaz à effet de serre produits.
Le bois joue un rôle dans ces deux voies qui doivent être simultanément poursuivies. ".
Mais retournons à la fin du 18ème siècle, période où commence le règne du charbon de terre, encore désigné comme houille, mot issu d'un vieux terme wallon.
Quelle est son origine ? Comme, déjà la plupart des naturalistes de son époque, Valmont-Bomare lui attribue une origine végétale : "A la surface de la Terre se rencontre un vrai bois résineux, qui n'est certainement point de notre Continent. Plus on enfonce en terre, plus on trouve ce bois décomposé, c'est-à-dire friable, feuilleté, d'une consistance terreuse ; enfin, en fouillant plus bas, on trouve un vrai charbon minéral. Il y a donc lieu de penser que par des révolutions arrivées à notre globe, des forêts de bois résineux ont été ensevelies dans le sein de la terre, où, au bout de plusieurs siècles, le bois, après avoir souffert une décomposition, s'est changé en un limon ou une matière terreuse, qui a été pénétrée par la substance résineuse que le bois contenait lui-même avant sa décomposition, et ensuite a été minéralisée". Ceci se passait dans la période que nous désignons, aujourd'hui, par "carbonifère" et qui a commence il y a environ 360 millions d'années pour s'achever 60 millions d'années plus tard.
Valmont-Bomare indique que, depuis le début du 18ème siècle, le charbon de terre est utilisé en Angleterre, par les maréchaux-ferrants, les serruriers, et tous ceux qui travaillent le fer. On l'utilise aussi dans les verreries, pour cuire les briques et les tuiles, dans les fours à chaux et à plâtre… partout où une température élevée est nécessaire.
Il signale, surtout, que les Anglais ont réussi à l'utiliser pour la métallurgie en remplacement du charbon de bois. Il faut pour cela, dit-il, "charbonner la houille", c'est-à-dire la traiter par une distillation, comme on le fait du bois dans la fabrication du charbon de bois. Les Anglais, ajoute-t-il, appellent coadks, coacks, cowkes ou cogkes, le produit sec et spongieux obtenu et qui est aujourd'hui connu sous le nom de coke.
La Grande-Bretagne est, en effet, déjà engagée, depuis près d'un siècle, dans cette "révolution industrielle" dont le charbon est le premier des moteurs.
Avec Denis Papin, le siècle de la vapeur commence en Angleterre.
Un premier nom illustre le siècle du charbon et de la vapeur : celui de Denis Papin (1647-1712). Né près de Blois, étudiant à l'Université d'Angers, médecin, physicien, collaborateur de Huygens et de Leibniz. Etant calviniste il quitte la France en 1675. Il choisit de se refugier à Londres où il peut faire valoir ses capacités scientifiques. Européen avant l'heure, on le rencontre aussi à Venise, puis en Allemagne en 1688 comme professeur de mathématiques à Marbourg pour revenir à Londres en 1707.
Nous ne donnerons pas la liste impressionnante des inventions que l'on peut mettre à son actif. Elles se concentrent, pour l'essentiel, autour de l'utilisation de la vapeur d'eau.
Nous avons vu, avec Lavoisier, l'extraordinaire pouvoir d'expansion d'un gaz résultant de l'explosion de la poudre noire. L'observation n'est pas nouvelle et l'idée d'utiliser ce pouvoir pour réaliser un "moteur" a été partagée par plusieurs physiciens et "philosophes éclairés". Le principe est de réaliser une explosion qui chasse l'air d'un cylindre fermé par un piston, l'air atmosphérique agissant sur l'autre face du piston le ramenant ensuite à sa position initiale. Denis Papin s'intéresse à son tour à la méthode pour l'abandonner rapidement au profit d'un autre principe : celui de l'expansion et de la condensation de la vapeur d'eau. Il s'en explique dans un mémoire publié en 1690 sous le titre de "Nouvelle Méthode pour obtenir à bas prix des forces motrices considérables" :
Il faut, dit-il, abandonner les expériences de moteur utilisant l'explosion de la poudre noire. "Jusqu'à ce moment toutes ces tentatives ont été inutiles, et après l'extinction de la poudre enflammée, il est toujours resté dans le cylindre environ la cinquième partie de l'air. J'ai donc essayé de parvenir, par une autre route, au même résultat ; et comme, par une propriété qui est naturelle à l'eau, une petite quantité de ce liquide, réduite en vapeur par l'action de la chaleur, acquiert une force élastique semblable à celle de l'air et revient ensuite à l'état liquide par le refroidissement, sans conserver la moindre apparence de force élastique, j'ai cru qu'il serait facile de construire des machines où l'air, par le moyen d'une chaleur modérée, et sans frais considérables, produirait le vide parfait que l'on ne pouvait pas obtenir à l'aide de la poudre à canon". (Cité par Louis Figuier, Les Merveilles de la Science, tome I).
L'idée était bonne, Denis Papin n'a, cependant, pas réellement réussi à l'exploiter. L'Histoire a retenu que le bateau qu'il avait construit, et dont les roues à aube étaient actionnées par sa machine utilisant la vapeur, a été détruit par les bateliers de la Weser, rivière sur laquelle il voulait l'essayer. L'incident est souvent rapporté comme l'une des illustrations de la lutte entre le "progrès" apporté par les sciences et "l'obscurantisme" des vieilles corporations attachées aux traditions.
Il faut reconnaître que, dans la promotion qu'il avait faite pour sa machine, Denis Papin avait tenu des propos qui avaient quelques raisons d'inquiéter les bateliers. Son premier intérêt, écrivait-il, étant de se passer de rameurs car :
"1° les rameurs ordinaires surchargent le vaisseau de tout leur poids, et le rendent moins propre au mouvement ;
2° ils occupent un grand espace et par conséquent embarrasse beaucoup sur le vaisseau ;
3° on ne peut pas toujours trouver le nombre d'hommes nécessaires ;
4° les rameurs, soit qu'ils travaillent en mer, soit qu'ils se reposent dans le port, doivent toujours être nourris, ce qui n'est pas une petite augmentation de dépense."
Peut-être ces mariniers avaient-ils déjà compris que si la vapeur leur faisait perdre leur travail il ne leur resterait plus que la solution de descendre à la mine, perspective peu réjouissante.
Les bateliers de la Weser détruisent la machine de Papin.
Les merveilles de la Science, Louis Figuier.
Newcomen, Watt, de la "pompe à feu" à la machine à vapeur.
Les mines sont les premières à avoir utilisé le pouvoir de la vapeur. Pour éviter que les galeries soient inondées il faut pomper l'eau qui s'y infiltre en permanence. Thomas Newcomen (1664-1729), mécanicien britannique, a donné son nom à la première "pompe à feu", construite sur le principe découvert par Papin, qui a commencé à fonctionner à partir de 1711.
Machine de Newcomen.
Les merveilles de la Science, Louis Figuier.
La machine est largement adoptée et participe au développement des mines de charbon en Grande-Bretagne avant que la machine de James Watt (1736-1819) vienne la remplacer à partir de 1775 et donner une nouvelle accélération à l'industrie charbonnière.
Les membres de l'Association Britannique pour l'avancement des sciences, se souviendront de l'importance de Watt quand, en 1882, il leur faudra choisir une unité de puissance.
Le concept physique d'énergie s'est alors clarifié : comme la matière des chimistes, l'énergie ne se crée pas, elle ne disparait pas, elle se transforme. Une même unité devra donc servir à mesurer les énergies calorifiques, mécaniques, électriques, chimiques… Les membres de l'Association Britannique choisiront d'honorer Joule comme celui qui aura le premier su établir, expérimentalement, le lien entre ces différentes énergies. Le joule remplacera donc, comme unité d'énergie, la calorie des thermiciens, le kilogrammètre des mécaniciens, le volt.coulomb des électriciens. Quant à la puissance, énergie produite ou utilisée pendant une seconde, son unité sera le watt.
Mais revenons à cette fin de 18ème siècle qui voit le début de la grande industrie minière britannique. Plus de charbon, c'est aussi plus de fer et d'acier et plus de machines dans les ateliers. Car le génie de Watt a produit bien autre chose qu'une pompe. Ses premières machines à vapeur ont animé les manufactures avant que leurs descendantes équipent les locomotives et les navires.
La machine à vapeur équipe diverses "locomobiles". Ici une "piocheuse".
Louis Figuier, Les Merveilles de la science.
Toutes ces machines réclament encore plus de charbon pour les faire fonctionner. La Grande-Bretagne, qui n'en manque pas prend rapidement une avance considérable sur les pays continentaux, dont la France.
En France, de la révolution sociale à la révolution industrielle.
Les Révolutionnaires français mesurent ce retard dont est en partie responsable le vieil ordre figé par les privilèges d'une noblesse peu attirée par l'industrie et par le poids des corporations inquiètes devant les innovations. Ils se veulent, par ailleurs, les héritiers des auteurs de l'Encyclopédie, premier "Dictionnaire raisonné des Sciences, des arts et des métiers".
L'une des personnalités les plus remarquées dans ce domaine est l'Abbé Grégoire (1750-1831). Député à l'Assemblée Constituante puis à la Convention Nationale, il présente devant cette assemblée, le 24 septembre 1794, un "Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des Arts et Métiers".
Le décret établissant officiellement le Conservatoire sera publié le 10 octobre 1794. Son premier article précise son objectif :
"Il sera formé à Paris, sous le nom de Conservatoire des Arts et Métiers, et sous l’inspection de la commission d’agriculture et des arts, un dépôt de machines, modèles, outils, desseins, descriptions et livres dans tous les genres d’arts et métiers. L’original des instruments et machines inventés ou perfectionnés sera déposé au conservatoire."
Installé en 1798 dans l'ancien prieuré royal de Saint-Martin-des-Champs, où il se trouve encore actuellement, ce "Conservatoire" ne sera pas un simple musée, ce sera un lieu de diffusion du savoir. Il sera animé par trois démonstrateurs et un dessinateur qui seront chargés d'expliquer l'usage et la construction des machines et outils présentés ainsi que de diffuser ces connaissances par le moyen de descriptions, de dessins et même de modèles.
La philosophie du projet est exposée dès l'introduction du rapport. Elle exalte les sciences, les arts et l'industrie mais annonce, dans le même temps, la fin de l'utopie "libertaire, égalitaire, fraternelle", et l'entrée dans le "réalisme" économique du capitalisme naissant :
"C’est avec surprise qu’on voit encore des gens prétendre que le perfectionnement de l’industrie et la simplification de la main-d'œuvre entrainent des dangers, parce que, dit-on, ils ôtent les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers.
Ainsi raisonnaient les copistes, lorsque l’imprimerie fut inventée ; ainsi raisonnaient les bateliers de Londres, qui voulaient s’insurger lorsqu’on bâtit le pont de Westminster. Il n’y a que quatre ans encore, qu’au Havre ou à Rouen on était obligé de cacher les machines à filer le coton. Quand une invention nouvelle peut à l’instant paralyser beaucoup d’ouvriers, la sollicitude paternelle des législateurs doit prendre des moyens pour les soustraire à l’indigence et empêcher qu’il n’en résulte une secousse ; mais au fond l’objection est puérile, sans quoi il faudrait briser les métiers à bras, les machines à mouliner la soie, et tous les chefs-d'œuvre qu’enfanta l’industrie pour le bonheur de la société.
Faut-il donc un grand effort de génie pour sentir que nous avons beaucoup plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main-d'œuvre on en diminue le prix, et que c’est un infaillible moyen d’établir un commerce lucratif qui écrasera l’industrie étrangère, en repoussant la concurrence de ses produits ? "
Diminuer le coût de la main-d'œuvre pour écraser l'industrie étrangère… déjà ?
Aujourd'hui le Musée des Arts et Métiers est un indispensable lieu de culture scientifique et technique où s'expose l'ingéniosité des scientifiques, ingénieurs et ouvriers des deux siècles passés. (La Nature, 1880).
Bientôt les classes dirigeantes choisiront, pour leurs fils, l'Ecole Polytechnique, fondée en cette même année 1794 sous le nom initial "d'Ecole centrale des travaux publics", plutôt que la faculté de droit.
La société industrielle explose dans un enthousiasme dont sont témoins les différentes revues de "vulgarisation" scientifique qui naissent au fil des années. Le siècle des nouvelles lumières sera scientifique et technique !
Le 31 décembre 1856, Louis Figuier (1819-1894), scientifique et écrivain, lance "l'Année Scientifique et Industrielle". L'Avant Propos est sans ambigüité. Finie la futilité littéraire, l'heure est au sérieux scientifique.
" Il a existé, pendant les deux derniers siècles, un grand nombre de recueils qui étaient consacrés à donner des nouvelles du monde littéraire, à raconter l'évènement philosophique du jour, à faire connaître le texte de l'in-promptu qui occupait la cour et la ville, à citer l'épigramme ou la chanson qui ébranlait l'autorité du ministre tout-puissant à Versailles, à critiquer l'œuvre scénique pour laquelle on s'était battu la veille dans le parterre du théâtre, à dire les faits et gestes du comédien en renom ou de la danseuse régnante.
Aujourd'hui, les choses purement littéraires intéressent moins exclusivement les esprits. Sans vouloir, en aucune manière, porter atteinte au mérite des lettres, qui seront toujours le premier honneur et la première force de la nation française, on peut remarquer que, depuis une certaine période d'années, des besoins nouveaux se sont manifestés parmi nous.
Les sciences, que le vulgaire a dû négliger tant qu'il n'a pas compris leur utilité immédiate, ont, depuis le commencement de ce siècle, étendu leur empire d'une façon souveraine. Elles n'en sont plus aujourd'hui à solliciter timidement l'attention publique. Elles s'imposent par elles-mêmes ; elles s'imposent par les bienfaits qu'elles répandent autour d'elles. Personne n'est le maître, désormais, de rester étranger ou indifférent à la connaissance des éléments généraux des sciences, parce que chacun est appelé continuellement à tirer parti de leurs applications.
De nos jours la science intervient partout : on la trouve dans nos voies de transport rapide, dans nos moyens de correspondance instantanée, dans les dispositions des demeures qui nous abritent, dans la lumière artificielle qui nous éclaire, et jusque dans le foyer qui nous réchauffe.
En apportant dans toutes les branches de l'industrie ses enseignements féconds, la science a enrichi la génération actuelle. Elle a augmenté, dans une proportion inespérée, son bien-être matériel ; en ajoutant à sa puissance physique, elle a étendu la sphère de son activité intellectuelle ; elle est devenue enfin l'une des principales forces des états modernes, force qui a manqué au monde ancien… "
D'autres iront jusqu'à élever les sciences et les techniques au rang de religion. Tel Auguste Comte, et son "Système de Politique Positive ou Traité de Sociologie instituant la Religion de l'Humanité" publié en juillet 1851 "soixante-troisième année de la grande révolution".
Bientôt la fée électricité viendra accompagner la déesse vapeur. Le télégraphe et le téléphone rapprocheront les continents, la lumière électrique éclairera les rues et les appartements, elle animera des moteurs électriques plus silencieux, plus légers, qui pourront même remplacer le cheval sur les véhicules urbains.
Toutes ces merveilles alimenteront une littérature dont un des plus brillants illustrateurs sera Jules Verne avec ses nouveaux héros, Nemo ou Robur, ingénieurs-aventuriers, régnant sur les mers et les airs à bord de leurs vaisseaux, véritables concentrés de toutes les techniques de l'époque et laboratoires de celles à venir.
Robur le Conquérant. Jules Verne 1886.
Les expositions internationales seront les autres vitrines de ce progrès. Celle de 1889 en France, qui est supposée célébrer le centenaire de la révolution française, est en réalité un hymne à la gloire de l'acier, des machines et… de la nation qui a été capable de les produire.
Quel plus éclatant symbole que cette Tour de l'ingénieur Eiffel, démonstration de techniques rassemblées sur un obélisque de fonte et d'acier planté au cœur de la Capitale.
Une "tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare : Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre de l’odieuse colonne de tôle boulonnée", comme devaient le déclarer un collectif d'artistes et d'écrivains opposés au projet.
"N’est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs", leur répondait Eiffel en appelant à son secours l'opinion des "savants", "seuls vrais juges de la question d’utilité" dont il affirmait qu'ils étaient unanimes. "Non seulement, ajoutait-il, la tour leur promet d’intéressantes observations pour l’astronomie, la chimie végétale, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs. C’est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l’on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise ".
Artistes et écrivains contre savants et ingénieurs, le match en cette fin de 19ème siècle était inégal.
La Tour Eiffel : un concentré de techniques. Ici son ascenseur.
Revue La Nature, 1888
Dans l'architecture des bâtiments, comme dans les machines exposées, l'acier est partout visible dans l'exposition. Pourtant l'acteur principal, celui sans lequel rien n'aurait été possible, a été oublié dans les coulisses : le charbon.
Le versant noir du progrès.
Le problème du charbon, c'est d'abord la mine.
Les revues consacrées aux sciences et aux techniques se sont multipliées et rencontrent un public de plus en plus intéressé : L'Année Scientifique et Industrielle de Louis Figuier, Les Causeries Scientifiques de Henri de Parville, La Nature de Gaston Tissandier. Les sciences et les techniques y brillent de tous leurs feux mais la lectrice et le lecteur y trouveront peu d'articles sur le travail souterrain de la mine.
La littérature prend le relais. C'est Zola qui fait connaître les mineurs de Germinal, l'exploitation qu'ils subissent et leurs révoltes sévèrement réprimées.
Accident dans la mine. Illustration de Germinal, Zola, 1885.
Mais le pire, pour eux comme pour tous les peuples européens entrainés dans ce "progrès", est encore à venir. Non seulement les travailleurs de la mine et de la forge ne profitent pas des produits et du confort de vie issus de leur travail mais ils contribuent à la fabrication des armes qui bientôt les écraseront.
De la mine aux tranchées.
Les "Merveilles de la Science", pour un vulgarisateur scientifique de la fin du 19ème siècle comme Louis Figuier (1819-1894), ce sont aussi les canons auxquels il consacre de nombreuses pages et illustrations. La revue "La Nature" qui se veut la "Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie", l'une des plus diffusée à la même époque, comprend, dans chaque numéro, une rubrique consacrée à "l'art militaire". Les Expositions Internationales, supposées être des lieux d'échanges pacifiques, sont elles-mêmes l'occasion d'étalages d'armes illustrant la puissance du pays producteur.
Un canon a particulièrement impressionné les visiteurs de l'exposition de 1867 à Paris : le "canon monstre" de l'entreprise Krupp.
Le canon monstre de l'Exposition Universelle de 1867.
Les Merveilles de la Science, Louis Figuier.
500 tonnes d'acier forgé, "c'est le chef-d'œuvre de l'industrie métallurgique moderne" commente l'auteur de l'article. Trois ans plus tard cette "merveille" et ses semblables se feront entendre des troupes françaises en déroute devant l'armée prussienne.
Des canons, à nouveau, s'exhibent à l'occasion de l'Exposition Universelle de Paris de 1900. Les mêmes qui, bientôt écraseront, sous leurs obus, des millions d'ouvriers et de paysans venus de toutes les directions de la planète pour mourir ou être mutilés dans les tranchées de Verdun et d'ailleurs.
La guerre finie, les mineurs survivants retourneront "au charbon", car leur a-t-on dit le redressement de la patrie passera par eux. Ils y reprennent les places des femmes, des personnes âgées, des prisonniers de guerre et de la main d’œuvre étrangère venue d'Espagne, d'Europe centrale, de Russie… qui les y avaient remplacés.
Ils y retrouvent aussi la main-d'œuvre issue des colonies, Afrique du Nord, Madagascar, Indochine... Car si la guerre est un des moteurs de la société industrielle qui explose en cette fin de 19ème siècle, la colonisation en est un autre.
La colonisation, l'autre guerre.
Dans son discours, prononcé à la Chambre des Députés le 28 juillet 1885 sur "Les fondements de la politique coloniale"*de la France, Jules Ferry n'utilise pas la "langue de bois".
"Oui, dit-il, ce qui manque à notre grande industrie, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés. [ ] C'est là un problème extrêmement grave.
Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les autres, et, puisque la politique d'expansion coloniale est le mobile général qui emporte à l'heure qu'il est toutes les puissances européennes, il faut qu'il en prenne son parti, autrement il arrivera... oh ! pas à nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils ! il arrivera ce qui est advenu à d'autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent aujourd'hui, quelque puissantes, quelque grandes qu'elles aient été, descendues au troisième ou au quatrième rang."
Garder son rang ! Combien de fois n'entendrons-nous pas ce discours dans les époques qui suivront ?
Les Expositions internationales sont donc l'occasion, pour les pays industrialisés, d'exposer leur nouvelle puissance dans des "pavillons coloniaux". L'exposition de 1889, celle qui devrait commémorer les idéaux de la révolution, liberté, égalité, fraternité, est la première à leur donner une place importante.
Oubliant la culture ancienne des peuples colonisés on n'en exhibe que l'aspect "pittoresque". Artisans marocains à l'Exposition Internationale de 1889.
Nous pouvons, encore aujourd'hui et à juste titre, être admiratifs devant l'ingéniosité des ouvriers et ingénieurs dont les travaux s'exposaient lors de ces rencontres internationales. Nous savons aussi que nous leur sommes redevables des infrastructures qu'ils ont mis en place. Est-il possible, pour autant, d'oublier que, pour les peuples colonisés comme pour les populations ouvrières d'Europe, le siècle du charbon, de la vapeur, de l'acier, est aussi une page sombre de notre histoire.
* Voir la réponse de Clémenceau au discours de Jules ferry. Il répond en particulier à la phrase de Jules Ferry : "Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures...". Alors que tant d'écoles portent le nom de Jules Ferry, combien d'enseignantes et d'enseignants y rappellent que l'homme célébré pour la création de l'instruction laïque obligatoire était aussi l'auteur de tels propos.
Voir aussi :
Carbone et CO2. De l'origine de la vie au dérèglement climatique. Toute une histoire.