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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 13:40

"Charbon minéral, charbon de terre (carbo petreus) ou houille", tel est le titre de l'article que Jean-Christophe Valmont-Bomare, consacre à ce combustible dans son "Dictionnaire Raisonné Universel d'Histoire Naturelle" (première édition en 1764).

 

"Le charbon de terre est d'une très-grande utilité dans divers usages de la vie. On s'en sert pour le chauffage & pour cuire les aliments dans les pays où le bois n'est pas commun, comme en Angleterre & en Suède, à Paris, &c. Nous ne sommes peut-être pas éloignés du terme où ce bitume solide sera employé à consoler nos habitants de la négligence de ceux qui les auront précédés, à économiser le bois de chauffage pour leurs descendants".

 

Le charbon de terre pour conserver du bois aux générations futures… Ironie de l'Histoire : deux siècles et demi plus tard, le bois est devenu un des moyens susceptibles de corriger la "négligence" de notre temps et de conserver un climat supportable pour nos descendants.

 

Pour témoignage, le titre d'une circulaire récente du ministère français de l'économie : "L’utilisation du bois contribue à lutter contre le réchauffement climatique". Celle-ci explique que "La communauté scientifique s’accorde à dire que le réchauffement climatique constaté depuis environ 150 ans, et qui s’accélère actuellement, est lié à l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, en particulier du dioxyde de carbone (CO2) issu de la combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz).

 

Pour réduire cette concentration, deux solutions peuvent être mises en œuvre de façon complémentaire :

 

1° diminution des émissions de gaz à effet de serre ;

2° stockage des gaz à effet de serre produits.

 

Le bois joue un rôle dans ces deux voies qui doivent être simultanément poursuivies. ".

 

Mais retournons à la fin du 18ème siècle, période où commence le règne du charbon de terre, encore désigné comme houille, mot issu d'un vieux terme wallon.

 

Quelle est son origine ? Comme, déjà la plupart des naturalistes de son époque, Valmont-Bomare lui attribue une origine végétale : "A la surface de la Terre se rencontre un vrai bois résineux, qui n'est certainement point de notre Continent. Plus on enfonce en terre, plus on trouve ce bois décomposé, c'est-à-dire friable, feuilleté, d'une consistance terreuse ; enfin, en fouillant plus bas, on trouve un vrai charbon minéral. Il y a donc lieu de penser que par des révolutions arrivées à notre globe, des forêts de bois résineux ont été ensevelies dans le sein de la terre, où, au bout de plusieurs siècles, le bois, après avoir souffert une décomposition, s'est changé en un limon ou une matière terreuse, qui a été pénétrée par la substance résineuse que le bois contenait lui-même avant sa décomposition, et ensuite a été minéralisée". Ceci se passait dans la période que nous désignons, aujourd'hui, par "carbonifère" et qui a commence il y a environ 360 millions d'années pour s'achever 60 millions d'années plus tard.

 

Valmont-Bomare indique que, depuis le début du 18ème siècle, le charbon de terre est utilisé en Angleterre, par les maréchaux-ferrants, les serruriers, et tous ceux qui travaillent le fer. On l'utilise aussi dans les verreries, pour cuire les briques et les tuiles, dans les fours à chaux et à plâtre… partout où une température élevée est nécessaire.

 

Il signale, surtout, que les Anglais ont réussi à l'utiliser pour la métallurgie en remplacement du charbon de bois. Il faut pour cela, dit-il, "charbonner la houille", c'est-à-dire la traiter par une distillation, comme on le fait du bois dans la fabrication du charbon de bois. Les Anglais, ajoute-t-il, appellent coadks, coacks, cowkes ou cogkes, le produit sec et spongieux obtenu et qui est aujourd'hui connu sous le nom de coke.

 

La Grande-Bretagne est, en effet, déjà engagée, depuis près d'un siècle, dans cette "révolution industrielle" dont le charbon est le premier des moteurs.

 

Avec Denis Papin, le siècle de la vapeur commence en Angleterre.

 

Un premier nom illustre le siècle du charbon et de la vapeur : celui de Denis Papin (1647-1712). Né près de Blois, étudiant à l'Université d'Angers, médecin, physicien, collaborateur de Huygens et de Leibniz. Etant calviniste il quitte la France en 1675. Il choisit de se refugier à Londres où il peut faire valoir ses capacités scientifiques. Européen avant l'heure, on le rencontre aussi à Venise, puis en Allemagne en 1688 comme professeur de mathématiques à Marbourg pour revenir à Londres en 1707.

 

Nous ne donnerons pas la liste impressionnante des inventions que l'on peut mettre à son actif. Elles se concentrent, pour l'essentiel, autour de l'utilisation de la vapeur d'eau.

 

Nous avons vu, avec Lavoisier, l'extraordinaire pouvoir d'expansion d'un gaz résultant de l'explosion de la poudre noire. L'observation n'est pas nouvelle et l'idée d'utiliser ce pouvoir pour réaliser un "moteur" a été partagée par plusieurs physiciens et "philosophes éclairés". Le principe est de réaliser une explosion qui chasse l'air d'un cylindre fermé par un piston, l'air atmosphérique agissant sur l'autre face du piston le ramenant ensuite à sa position initiale. Denis Papin s'intéresse à son tour à la méthode pour l'abandonner rapidement au profit d'un autre principe : celui de l'expansion et de la condensation de la vapeur d'eau. Il s'en explique dans un mémoire publié en 1690 sous le titre de "Nouvelle Méthode pour obtenir à bas prix des forces motrices considérables" :

 

Il faut, dit-il, abandonner les expériences de moteur utilisant l'explosion de la poudre noire. "Jusqu'à ce moment toutes ces tentatives ont été inutiles, et après l'extinction de la poudre enflammée, il est toujours resté dans le cylindre environ la cinquième partie de l'air. J'ai donc essayé de parvenir, par une autre route, au même résultat ; et comme, par une propriété qui est naturelle à l'eau, une petite quantité de ce liquide, réduite en vapeur par l'action de la chaleur, acquiert une force élastique semblable à celle de l'air et revient ensuite à l'état liquide par le refroidissement, sans conserver la moindre apparence de force élastique, j'ai cru qu'il serait facile de construire des machines où l'air, par le moyen d'une chaleur modérée, et sans frais considérables, produirait le vide parfait que l'on ne pouvait pas obtenir à l'aide de la poudre à canon". (Cité par Louis Figuier, Les Merveilles de la Science, tome I).

 

L'idée était bonne, Denis Papin n'a, cependant, pas réellement réussi à l'exploiter. L'Histoire a retenu que le bateau qu'il avait construit, et dont les roues à aube étaient actionnées par sa machine utilisant la vapeur, a été détruit par les bateliers de la Weser, rivière sur laquelle il voulait l'essayer. L'incident est souvent rapporté comme l'une des illustrations de la lutte entre le "progrès" apporté par les sciences et "l'obscurantisme" des vieilles corporations attachées aux traditions.

 

Il faut reconnaître que, dans la promotion qu'il avait faite pour sa machine, Denis Papin avait tenu des propos qui avaient quelques raisons d'inquiéter les bateliers. Son premier intérêt, écrivait-il, étant de se passer de rameurs car :

 

"1° les rameurs ordinaires surchargent le vaisseau de tout leur poids, et le rendent moins propre au mouvement ;

2° ils occupent un grand espace et par conséquent embarrasse beaucoup sur le vaisseau ;

3° on ne peut pas toujours trouver le nombre d'hommes nécessaires ;

4° les rameurs, soit qu'ils travaillent en mer, soit qu'ils se reposent dans le port, doivent toujours être nourris, ce qui n'est pas une petite augmentation de dépense."

 

Peut-être ces mariniers avaient-ils déjà compris que si la vapeur leur faisait perdre leur travail il ne leur resterait plus que la solution de descendre à la mine, perspective peu réjouissante.

 

 

Les bateliers de la Weser détruisent la machine de Papin.

Les merveilles de la Science, Louis Figuier.

 

Newcomen, Watt, de la "pompe à feu" à la machine à vapeur.

 

Les mines sont les premières à avoir utilisé le pouvoir de la vapeur. Pour éviter que les galeries soient inondées il faut pomper l'eau qui s'y infiltre en permanence. Thomas Newcomen (1664-1729), mécanicien britannique, a donné son nom à la première "pompe à feu", construite sur le principe découvert par Papin, qui a commencé à fonctionner à partir de 1711.

 

 

Machine de Newcomen.

Les merveilles de la Science, Louis Figuier.

 

La machine est largement adoptée et participe au développement des mines de charbon en Grande-Bretagne avant que la machine de James Watt (1736-1819) vienne la remplacer à partir de 1775 et donner une nouvelle accélération à l'industrie charbonnière.

 

Les membres de l'Association Britannique pour l'avancement des sciences, se souviendront de l'importance de Watt quand, en 1882, il leur faudra choisir une unité de puissance.

 

Le concept physique d'énergie s'est alors clarifié : comme la matière des chimistes, l'énergie ne se crée pas, elle ne disparait pas, elle se transforme. Une même unité devra donc servir à mesurer les énergies calorifiques, mécaniques, électriques, chimiques… Les membres de l'Association Britannique choisiront d'honorer Joule comme celui qui aura le premier su établir, expérimentalement, le lien entre ces différentes énergies. Le joule remplacera donc, comme unité d'énergie, la calorie des thermiciens, le kilogrammètre des mécaniciens, le volt.coulomb des électriciens. Quant à la puissance, énergie produite ou utilisée pendant une seconde, son unité sera le watt.

 

Mais revenons à cette fin de 18ème siècle qui voit le début de la grande industrie minière britannique. Plus de charbon, c'est aussi plus de fer et d'acier et plus de machines dans les ateliers. Car le génie de Watt a produit bien autre chose qu'une pompe. Ses premières machines à vapeur ont animé les manufactures avant que leurs descendantes équipent les locomotives et les navires.

 

 

La machine à vapeur équipe diverses "locomobiles". Ici une "piocheuse".

Louis Figuier, Les Merveilles de la science.

 

 

Toutes ces machines réclament encore plus de charbon pour les faire fonctionner. La Grande-Bretagne, qui n'en manque pas prend rapidement une avance considérable sur les pays continentaux, dont la France.

 

En France, de la révolution sociale à la révolution industrielle.

 

Les Révolutionnaires français mesurent ce retard dont est en partie responsable le vieil ordre figé par les privilèges d'une noblesse peu attirée par l'industrie et par le poids des corporations inquiètes devant les innovations. Ils se veulent, par ailleurs, les héritiers des auteurs de l'Encyclopédie, premier "Dictionnaire raisonné des Sciences, des arts et des métiers".

 

L'une des personnalités les plus remarquées dans ce domaine est l'Abbé Grégoire (1750-1831). Député à l'Assemblée Constituante puis à la Convention Nationale, il présente devant cette assemblée, le 24 septembre 1794, un "Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des Arts et Métiers".

 

Le décret établissant officiellement le Conservatoire sera publié le 10 octobre 1794. Son premier article précise son objectif :

 

"Il sera formé à Paris, sous le nom de Conservatoire des Arts et Métiers, et sous l’inspection de la commission d’agriculture et des arts, un dépôt de machines, modèles, outils, desseins, descriptions et livres dans tous les genres d’arts et métiers. L’original des instruments et machines inventés ou perfectionnés sera déposé au conservatoire."

 

Installé en 1798 dans l'ancien prieuré royal de Saint-Martin-des-Champs, où il se trouve encore actuellement, ce "Conservatoire" ne sera pas un simple musée, ce sera un lieu de diffusion du savoir. Il sera animé par trois démonstrateurs et un dessinateur qui seront chargés d'expliquer l'usage et la construction des machines et outils présentés ainsi que de diffuser ces connaissances par le moyen de descriptions, de dessins et même de modèles.

 

La philosophie du projet est exposée dès l'introduction du rapport. Elle exalte les sciences, les arts et l'industrie mais annonce, dans le même temps, la fin de l'utopie "libertaire, égalitaire, fraternelle", et l'entrée dans le "réalisme" économique du capitalisme naissant :

 

"C’est avec surprise qu’on voit encore des gens prétendre que le perfectionnement de l’industrie et la simplification de la main-d'œuvre entrainent des dangers, parce que, dit-on, ils ôtent les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers.

 

Ainsi raisonnaient les copistes, lorsque l’imprimerie fut inventée ; ainsi raisonnaient les bateliers de Londres, qui voulaient s’insurger lorsqu’on bâtit le pont de Westminster. Il n’y a que quatre ans encore, qu’au Havre ou à Rouen on était obligé de cacher les machines à filer le coton. Quand une invention nouvelle peut à l’instant paralyser beaucoup d’ouvriers, la sollicitude paternelle des législateurs doit prendre des moyens pour les soustraire à l’indigence et empêcher qu’il n’en résulte une secousse ; mais au fond l’objection est puérile, sans quoi il faudrait briser les métiers à bras, les machines à mouliner la soie, et tous les chefs-d'œuvre qu’enfanta l’industrie pour le bonheur de la société.

 

Faut-il donc un grand effort de génie pour sentir que nous avons beaucoup plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main-d'œuvre on en diminue le prix, et que c’est un infaillible moyen d’établir un commerce lucratif qui écrasera l’industrie étrangère, en repoussant la concurrence de ses produits ? "

 

Diminuer le coût de la main-d'œuvre pour écraser l'industrie étrangère… déjà ?

 

 

Aujourd'hui le Musée des Arts et Métiers est un indispensable lieu de culture scientifique et technique où s'expose l'ingéniosité des scientifiques, ingénieurs et ouvriers des deux siècles passés. (La Nature, 1880).

 

Bientôt les classes dirigeantes choisiront, pour leurs fils, l'Ecole Polytechnique, fondée en cette même année 1794 sous le nom initial "d'Ecole centrale des travaux publics", plutôt que la faculté de droit.

 

La société industrielle explose dans un enthousiasme dont sont témoins les différentes revues de "vulgarisation" scientifique qui naissent au fil des années. Le siècle des nouvelles lumières sera scientifique et technique !

 

Le 31 décembre 1856, Louis Figuier (1819-1894), scientifique et écrivain, lance "l'Année Scientifique et Industrielle". L'Avant Propos est sans ambigüité. Finie la futilité littéraire, l'heure est au sérieux scientifique.

 

" Il a existé, pendant les deux derniers siècles, un grand nombre de recueils qui étaient consacrés à donner des nouvelles du monde littéraire, à raconter l'évènement philosophique du jour, à faire connaître le texte de l'in-promptu qui occupait la cour et la ville, à citer l'épigramme ou la chanson qui ébranlait l'autorité du ministre tout-puissant à Versailles, à critiquer l'œuvre scénique pour laquelle on s'était battu la veille dans le parterre du théâtre, à dire les faits et gestes du comédien en renom ou de la danseuse régnante.

 

Aujourd'hui, les choses purement littéraires intéressent moins exclusivement les esprits. Sans vouloir, en aucune manière, porter atteinte au mérite des lettres, qui seront toujours le premier honneur et la première force de la nation française, on peut remarquer que, depuis une certaine période d'années, des besoins nouveaux se sont manifestés parmi nous.

 

Les sciences, que le vulgaire a dû négliger tant qu'il n'a pas compris leur utilité immédiate, ont, depuis le commencement de ce siècle, étendu leur empire d'une façon souveraine. Elles n'en sont plus aujourd'hui à solliciter timidement l'attention publique. Elles s'imposent par elles-mêmes ; elles s'imposent par les bienfaits qu'elles répandent autour d'elles. Personne n'est le maître, désormais, de rester étranger ou indifférent à la connaissance des éléments généraux des sciences, parce que chacun est appelé continuellement à tirer parti de leurs applications.

 

De nos jours la science intervient partout : on la trouve dans nos voies de transport rapide, dans nos moyens de correspondance instantanée, dans les dispositions des demeures qui nous abritent, dans la lumière artificielle qui nous éclaire, et jusque dans le foyer qui nous réchauffe.

 

En apportant dans toutes les branches de l'industrie ses enseignements féconds, la science a enrichi la génération actuelle. Elle a augmenté, dans une proportion inespérée, son bien-être matériel ; en ajoutant à sa puissance physique, elle a étendu la sphère de son activité intellectuelle ; elle est devenue enfin l'une des principales forces des états modernes, force qui a manqué au monde ancien… "

 

D'autres iront jusqu'à élever les sciences et les techniques au rang de religion. Tel Auguste Comte, et son "Système de Politique Positive ou Traité de Sociologie instituant la Religion de l'Humanité" publié en juillet 1851 "soixante-troisième année de la grande révolution".

 

Bientôt la fée électricité viendra accompagner la déesse vapeur. Le télégraphe et le téléphone rapprocheront les continents, la lumière électrique éclairera les rues et les appartements, elle animera des moteurs électriques plus silencieux, plus légers, qui pourront même remplacer le cheval sur les véhicules urbains.

 

Toutes ces merveilles alimenteront une littérature dont un des plus brillants illustrateurs sera Jules Verne avec ses nouveaux héros, Nemo ou Robur, ingénieurs-aventuriers, régnant sur les mers et les airs à bord de leurs vaisseaux, véritables concentrés de toutes les techniques de l'époque et laboratoires de celles à venir.

 

Robur le Conquérant. Jules Verne 1886.

 

Les expositions internationales seront les autres vitrines de ce progrès. Celle de 1889 en France, qui est supposée célébrer le centenaire de la révolution française, est en réalité un hymne à la gloire de l'acier, des machines et… de la nation qui a été capable de les produire.

 

Quel plus éclatant symbole que cette Tour de l'ingénieur Eiffel, démonstration de techniques rassemblées sur un obélisque de fonte et d'acier planté au cœur de la Capitale.

 

Une "tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare : Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre de l’odieuse colonne de tôle boulonnée", comme devaient le déclarer un collectif d'artistes et d'écrivains opposés au projet.

 

"N’est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs", leur répondait  Eiffel en appelant à son secours l'opinion des "savants", "seuls vrais juges de la question d’utilité" dont il affirmait qu'ils étaient unanimes. "Non seulement, ajoutait-il, la tour leur promet d’intéressantes observations pour l’astronomie, la chimie végétale, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs. C’est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l’on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise ".

 

Artistes et écrivains contre savants et ingénieurs, le match en cette fin de 19ème siècle était inégal.

 

La Tour Eiffel : un concentré de techniques. Ici son ascenseur.

Revue La Nature, 1888

 

Dans l'architecture des bâtiments, comme dans les machines exposées, l'acier est partout visible dans l'exposition. Pourtant l'acteur principal, celui sans lequel rien n'aurait été possible, a été oublié dans les coulisses : le charbon.

 

Le versant noir du progrès.

 

Le problème du charbon, c'est d'abord la mine.

 

Les revues consacrées aux sciences et aux techniques se sont multipliées et rencontrent un public de plus en plus intéressé : L'Année Scientifique et Industrielle de Louis Figuier, Les Causeries Scientifiques de Henri de Parville, La Nature de Gaston Tissandier. Les sciences et les techniques y brillent de tous leurs feux mais la lectrice et le lecteur y trouveront peu d'articles sur le travail souterrain de la mine.

 

La littérature prend le relais. C'est Zola qui fait connaître les mineurs de Germinal, l'exploitation qu'ils subissent et leurs révoltes sévèrement réprimées.

 

Accident dans la mine. Illustration de Germinal, Zola, 1885.

 

Mais le pire, pour eux comme pour tous les peuples européens entrainés dans ce "progrès", est encore à venir. Non seulement les travailleurs de la mine et de la forge ne profitent pas des produits et du confort de vie issus de leur travail mais ils contribuent à la fabrication des armes qui bientôt les écraseront.

 

De la mine aux tranchées.

 

Les "Merveilles de la Science", pour un vulgarisateur scientifique de la fin du 19ème siècle comme Louis Figuier (1819-1894), ce sont aussi les canons auxquels il consacre de nombreuses pages et illustrations. La revue "La Nature" qui se veut la "Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie", l'une des plus diffusée à la même époque, comprend, dans chaque numéro, une rubrique consacrée à "l'art militaire". Les Expositions Internationales, supposées être des lieux d'échanges pacifiques, sont elles-mêmes l'occasion d'étalages d'armes illustrant la puissance du pays producteur.

 

Un canon a particulièrement impressionné les visiteurs de l'exposition de 1867 à Paris : le "canon monstre" de l'entreprise Krupp.

 

Le canon monstre de l'Exposition Universelle de 1867.

Les Merveilles de la Science, Louis Figuier.

 

500 tonnes d'acier forgé, "c'est le chef-d'œuvre de l'industrie métallurgique moderne" commente l'auteur de l'article. Trois ans plus tard cette "merveille" et ses semblables se feront entendre des troupes françaises en déroute devant l'armée prussienne.

 

Des canons, à nouveau, s'exhibent à l'occasion de l'Exposition Universelle de Paris de 1900. Les mêmes qui, bientôt écraseront, sous leurs obus, des millions d'ouvriers et de paysans venus de toutes les directions de la planète pour mourir ou être mutilés dans les tranchées de Verdun et d'ailleurs.

 

La guerre finie, les mineurs survivants retourneront "au charbon", car leur a-t-on dit le redressement de la patrie passera par eux. Ils y reprennent les places des femmes, des personnes âgées, des prisonniers de guerre et de la main d’œuvre étrangère venue d'Espagne, d'Europe centrale, de Russie… qui les y avaient remplacés.

 

Ils y retrouvent aussi la main-d'œuvre issue des colonies, Afrique du Nord, Madagascar, Indochine... Car si la guerre est un des moteurs de la société industrielle qui explose en cette fin de 19ème siècle, la colonisation en est un autre.

 

La colonisation, l'autre guerre.

Dans son discours, prononcé à la Chambre des Députés le 28 juillet 1885 sur "Les fondements de la politique coloniale"*de la France, Jules Ferry n'utilise pas la "langue de bois".

"Oui, dit-il, ce qui manque à notre grande industrie, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés. [ ] C'est là un problème extrêmement grave.

Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les autres, et, puisque la politique d'expansion coloniale est le mobile général qui emporte à l'heure qu'il est toutes les puissances européennes, il faut qu'il en prenne son parti, autrement il arrivera... oh ! pas à nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils ! il arrivera ce qui est advenu à d'autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent aujourd'hui, quelque puissantes, quelque grandes qu'elles aient été, descendues au troisième ou au quatrième rang."

Garder son rang ! Combien de fois n'entendrons-nous pas ce discours dans les époques qui suivront ?

Les Expositions internationales sont donc l'occasion, pour les pays industrialisés, d'exposer leur nouvelle puissance dans des "pavillons coloniaux". L'exposition de 1889, celle qui devrait commémorer les idéaux de la révolution, liberté, égalité, fraternité, est la première à leur donner une place importante.

 

 

En 1877, le jardin zoologique d'acclimatation avait déjà été converti en jardin "d'acclimatation anthropologique". Jusqu'à la fin du siècle, Nubiens, Boschimans, Dahoméens, Cinghalais, Somaliens, Zoulous y seront ainsi exhibés.

Oubliant la culture ancienne des peuples colonisés on n'en exhibe que l'aspect "pittoresque". Artisans marocains à l'Exposition Internationale de 1889.

 

Nous pouvons, encore aujourd'hui et à juste titre, être admiratifs devant l'ingéniosité des ouvriers et ingénieurs dont les travaux s'exposaient lors de ces rencontres internationales. Nous savons aussi que nous leur sommes redevables des infrastructures qu'ils ont mis en place. Est-il possible, pour autant, d'oublier que, pour les peuples colonisés comme pour les populations ouvrières d'Europe, le siècle du charbon, de la vapeur, de l'acier, est aussi une page sombre de notre histoire.

 

* Voir la réponse de Clémenceau au discours de Jules ferry. Il répond en particulier à la phrase de Jules Ferry : "Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures...". Alors que tant d'écoles portent le nom de Jules Ferry, combien d'enseignantes et d'enseignants y rappellent que l'homme célébré pour la création de l'instruction laïque obligatoire était aussi l'auteur de tels propos.

 

Voir aussi :

Carbone et CO2. De l'origine de la vie au dérèglement climatique. Toute une histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 juillet 2015 4 16 /07 /juillet /2015 08:28

Les séances de l'Académie des technologies.


Séance du 15 mai : Courant continu : le retour, les perspectives.
 

Bernard Decomps fait la synthèse des débats de cette séance qui a réuni plusieurs industriels (Alstom, IFSTTAR, France Telecom, Supelec, Schneider Electric, CISCO, RRTE) autour des perspectives nouvelles pour le courant continu.
 

En effet, depuis une vingtaine d'années, la diversification des sources et du stockage, les impératifs du transport d'énergie à très grande distance ou dans des câbles coaxiaux capacitifs impropres au courant alternatif, la nécessité de relier des réseaux désynchronisés et, pour finir, de nouveaux usages de l'électricité -- éclairage, domotique, data centres, moyens de locomotion, etc. -- remettent en selle le développement du courant continu.

 

Pourquoi dès lors refuser de sauter le pas et opter pour le retour du courant continu de bout en bout ? Des raisons techniques ? L'ampleur des investissements à prévoir ? Des raisons économiques ? Des raisons culturelles quand on confronte l'allant des pays asiatiques aux petits pas de l'occident ? Parfois, une sorte de « peur du ridicule » semble expliquer la prudence des formateurs ou des chercheurs, une prudence partagée par de nombreux industriels qui se préparent sérieusement à une mutation de grande ampleur sans le reconnaître publiquement.

 

 

Voir la vidéo

 

Rappel :

Distribution de l’énergie électrique par courant continu ou alternatif ?

 

 

Bernard Decomps professeur de physique à l'université Paris XIII Villetaneuse.

 

J'ai été professeur de physique et j'ai enseigné le courant alternatif. Ce qui s'est passé c'est depuis une vingtaine d'années avec la démultiplication des sources d'énergie en courant continu et en particulier le photovoltaïque qui est un exemple majeur Mais également des nécessités de stockage qui sont portées par ce que l'on appelle les énergies fluctuantes, Les énergies intermittentes qui nécessitent des capacités de stockage, et là encore du courant continu. Donc le courant continu est appelé à avoir au niveau de la production un rôle majeur. On s'aperçoit que le courant continu devient la solution, la bonne solution, pour résoudre des problèmes inconnus jusque là.

 

Il y avait d'abord le transport de l'énergie électrique à très longue distance et je constate que, en France, la suprématie absolue du courant alternatif est arrivée avec la création d'EDF qui était un réseau national à l'échelle d'un pays de 1000 kilomètres sur 1000 kilomètres. Autrement dit parfaitement adapté au courant alternatif. C'est depuis qu'on cherche à avoir un réseau non plus national mais européen. Depuis que l'on cherche à récupérer de l'énergie du Sahara pour l'amener jusqu'à Berlin et peut-être même jusqu'à Stockholm, Et là le courant continu offre des solutions, Mais il y a un phénomène encore plus accélérateur, c'est le fait que plus personne ne veut des lignes au dessus de la tête, Là encore il faut, nécessairement, avoir du courant continu pour pouvoir faire le transfert. Donc pour le transport d'énergie le courant continu offre des solutions que le courant alternatif n'avait pas.

 

Les deux autres fonctions essentielles, je crois très importantes, c'est tout d'abord tout ce qui concerne la domotique, les bâtiments et tous les gadgets électroniques depuis le téléphone portable jusqu'à l'ordinateur en passant par tous les dispositifs que l'on peut utiliser aujourd'hui, Tout cela ne fonctionne qu'en courant continu et qu'on est alimenté par une distribution en courant alternatif on est obligés d'avoir des éléments de charge qui ne fonctionnent que sur un appareil déterminé. Donc si vous avez trois appareils vous avez trois chargeurs différents. Et donc à la fois de la perte d'énergie et de la complication du système.

 

Je n'ai pas pris le troisième point qui est celui de tous les moyens de transport, de la voiture électrique au réseau ferré, au RER, au métro, même à l'avion et même aux navires qui utilisent aussi du courant continu pour tourner, pour avancer.

 

Donc on voit que la démultiplication des utilisations pousse à avoir du courant continu. Est-ce qu'on va continuer à avoir une distribution en courant alternatif. Alors qu'un nombre de plus en plus important de sources électriques est en courant continu, un nombre de plus important d'utilisation est en courant continu, on imaginerait assez bien une conjonction des deux.

 

Alors quels sont les obstacles. Il y a des obstacles technologiques très importants. Il y a un problème d'amélioration des composants. Tout n'est pas résolu. Deuxièmement le réseau maillé en courant alternatif est extraordinairement astucieux. Le troisième, je n'ai pas besoin de le dire, les investissements nécessaires pour le basculement sont considérables.

 

Je dirais il y a un dernier problème. C'est un problème presque culturel. Je constate que le courant continu a beaucoup plus de succès en Asie qu'il n'en a en Europe et dans les pays développés. Quand je me suis rendu compte de l'intérêt, à la fois de certains industriels et à la fois quand je me suis rendu compte des difficultés que certains industriels avaient pour en parler, je me suis dit : ça doit être un sujet stratégique pour les industries. J'aimerais bien que dans notre pays il y ait enfin quelqu'un qui dise:dites donc, en Chine, au Japon, en URSS et maintenant aux états unis c'est l'objet d'un travail colossal et il y a des investissements considérables, Alors en France nous avons quelques leaders incontestés et moi je dirais il faut aller vers un équipement qui soit compatible avec une distribution en courant contnu.

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 14:07

L'Unesco a fait de 2015 l'anné internationale de la lumière. Impossible à cette occasion d'oublier qu'en 1895, soit exactement 120 ans plus tôt, les frères Auguste et Louis Lumière inventaient le cimématographe.

 

 

Pour nous rappeler de cet évènement, le mieux est de relire l'article que lui consacrait le revue La Nature en août 1895.

 

 

 

On peut aussi visiter le musée qui leur est consacré à Lyon.

 

 

 

Voir aussi :

 

Le 28 décembre 1895 à Paris, Boulevard des Capucines, au sous-sol
du Grand-Café, les frères Lumière présentent l’invention qu’ils ont fait
breveter le 13 février de la même année sous le nom de Cinématogra-
phe. Cette première séance consacre le mariage de deux techniques
mûries tout au long du XIXe siècle : celle de la photographie et celle
de la restitution visuelle du mouvement.
 
 
 
 
Ce phénakistiscope a été réalisé en marqueterie par les élèves de la section marqueterie
des élèves de la spécialité marqueterie du lycée de l'Elorn à Landerneau
 
Voir La Nature 1879 (1) 1880(2) 1882(1) p71 p276 p326
 
Dans le musée des frères Lumière à Lyon.
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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 07:30

 

Créé en 1928 dans la maison située à Poleymieux, près de Lyon, où André-Marie Ampère (1775-1836) passa sa jeunesse, le musée de l'électricité regroupe des documents sur sa vie et celle de sa famille ainsi qu'une importante collection de tous objets ayant rapport à l'invention de l'électricité et son histoire.

 

La maison d'Ampère.

 

 

La maison et le musée.

 

 

Bouteilles de Leyde.

 

 

Machine de Ramsden.

 

Voir aussi :

 

De l'aimant à l'électroaimant

L'ampère et l'histoire des unités électriques.

 

Un portrait de Ampère par Edgard Maxence

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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 09:01

Le 25 avril 1865, un train arrivait pour la première fois dans la gare de Landerneau.

 

01-Couverture
__________________________________________________________________________________________________________________________________________________

C’est au début de l’année 1988 que la rumeur s’est faite persistante à Landerneau : avec l’arrivée du TGV, la vieille gare allait devoir céder la place.

La gare… Avec elle tant d’images allaient disparaître. L’attente frileuse des travailleurs de l’arsenal aux matins d’hiver, celle plus chahuteuse des étudiants et lycéens – le passage à niveau et le jeu de “passera-passera pas” avec le (ou la) garde barrière. Des souvenirs plus anciens également ; le train des Brestois réfugiés pendant la guerre ou encore les convois joyeux du “petit-train” entre Landerneau et Brignogan. Et même en remontant plus loin, ce jour d’avril 1865 où pour la première fois un panache de fumée traversa le ciel de notre ville.

C’est une trace de ce souvenir que nous voulons conserver ici. Le pont de Plouédern à la belle architecture a été remplacé. Le passage à niveau s’est fermé pour une dernière fois. Nous avons accompagné l’agonie du poste d’aiguillage mais à l’heure où cette plaquette sort des presses la gare est toujours debout, refusant de nous livrer le témoignage de sa disparition.

Un chapitre, donc, manque à notre récit mais nous n’en avons aucun regret. Nous n’offrirons pas à nos lecteurs les dernières photographies de l’un de nos plus anciens édifices publics mais nous espérons leur donner l’envie d’accorder à notre gare un peu plus qu’un dernier regard distrait.

 

Paul Péden, Robert Perrot, François Cavarec, Gérard Borvon (1990)

 

 

Comme beaucoup d’autres, cette histoire commence par une pétition.

En cette année 1846 les autorités politiques décident que le moment est venu de doter la France d’un réseau ferré. Deux lignes reliant Paris à Tours et à la frontière belge ont révélé l’intérêt réel du Chemin de Fer. En dehors de ces deux lignes on ne peut alors compter que quelques tronçons dans la vallée du Rhône et une courte voie alsacienne. C’est donc un programme d’envergure nationale qui mobilise le Gouvernement et les Chambres en cette année 1846, et d’abord s’impose le choix des priorités. Le prolongement jusqu’à Nantes de la ligne d’Orléans, le lancement des voies vers Grenoble et Limoges sont envisagés mais les Pairs et Députés de Bretagne doivent mobiliser l’opinion publique. Dans une pétition adressée à tous les maires bretons, Y.Dutertre, J. de la Grange, M.Desmousseaux de Givres, tous quatre membres de la Chambre des députés, informent leurs concitoyens des complots qui se trament à la Chambre :

 

“Les intérêts des populations de l’Ouest… ont fléchi devant la puissance des compagnies financières. Pour satisfaire ces compagnies… on veut imposer à la Bretagne, à la Normandie, à l’Ile-de-France, des sacrifices dont le mémoire de M.Robinot vous mettra à même de mesurer l’étendue.

La Chambre des Députés, au sein de laquelle de nombreuses et puissantes sympathies nous sont acquises, n’a pas encore sanctionné le projet ; et si les populations font entendre leur voix énergique, nous devons espérer qu’elle l’amendera dans l’intérêt du Pays.

Il faut donc que, de tous les points des départements de l’Ouest, des pétitions et des réclamations, appuyées au besoin par des commissions locales envoyées à Paris, viennent dénoncer à l’avance le péril des intérêts légitimes, et solliciter la justice du Gouvernement et des Chambres.”

 

Terminus à Landévennec ?

 

Cette pétition retrouvée dans les archives de la ville de Landerneau aura certainement reçu un bon accueil mais ce 11 mai 1846 le Chemin de Fer pose à Ameline de Cadeville, maire, et à son conseil, un problème d’une autre nature. Si une voie ferrée doit desservir la Bretagne, le projet retenu envisage de choisir Landévennec comme terminus ! Grand désespoir des élus landernéens qui s”empressent de pétitionner à leur tour pour exiger que le train rejoigne Brest par Landerneau :

 

“Dans le moment où les Chambres s’occupent de la question des Chemins de Fer de l’Ouest, le Conseil émet le voeu que ce chemin soit prolongé de Rennes à Brest directement et non en passant par Landévennec. Le tracé par Landévennec occasionnerait un retard qui équivaudrait à une partie notable du parcours de la route directe de Rennes à Brest, retard que l’on éprouverait toujours pour débarquer et réembarquer la marchandise qui obligerait à la dépense permanente d’un bateau à vapeur entre Landévennec et Brest, lieux entre lesquels il y a souvent impossibilité totale de communication pendant le mauvais temps. Ce motif lui semble plus que suffisant pour l’adoption du tracé qui passerait par Landerneau”.

 

Heureux temps où le décideur parisien pouvait encore imaginer de musarder à travers la Bretagne intérieure jusqu’à la presqu’ile de Crozon pour rejoindre ensuite Brest au rythme lent des roues à aube.

 

La destinée d’une pétition est de finir au fond d’une corbeille à papier ou dans l’obscurité d’un tiroir… Il faudra presque vingt ans pour que le premier panache de vapeur passe dans le ciel landernéen, vingt ans de sursis pour la diligence qui, chaque jour, reliait Brest à Paris ; vingt ans encore pour le bateau à vapeur qui faisait la navette sur l’Elorn.

 

LE TEMPS DES DILIGENCES

 

Relisions Jehan Bazin et partageons avec lui la nostalgie d’images anciennes :

Depuis la création de la Poste aux chevaux, c’est la diligence qui, à partir de 1776, relie Landerneau à la capitale. Grande et lourde voiture à quatre roues, traînée par cinq chevaux. Elle était partagée, dans la longueur, en trois compartiments : en avant le “coupé”; compartiment de 1ere classe pour trois voyageurs, au milieu l'”intérieur” compartiment de 2nde classe pour six voyageurs et, en arrière la 3e classe, la “rotonde” avec huit places.

Le dessus de la voiture formait fourgon où les bagages étaient entassés sous une bâche.

Deux fois par jour la diligence de Paris s’arrêtait sur le quai de Léon à 10 heures du matin et à 8 heures du soir. Le postillon portant guêtres blanches, gilet rouge et chapeau galonné, sonnait de la trompette et le “Tout-Landerneau ” se précipitait aux nouvelles de Paris.

Des courriers reliaient aussi, bien entendu, Landerneau aux villes environnantes : Morlaix, Carhaix, Le Faou, Lesneven et Brest.

Un voyage de Brest à Paris durait à peine plus de deux jours (53 heures exactement) avec comme seule vraie halte un repos de 5 heures à Alençon.

Les diligences ne survivront pas au Chemin de Fer, il faudra quelques jours pour que les horaires des entreprises Jaouen, Boursicaut, Mazurié et autres disparaissent des colonnes de l'”Océan”, journal brestois alors en vogue.

 

02-Diligences
Les dernières diligences et leurs trois compartiments.

 

SUR L’ELORN EN BATEAU A AUBES

Une gravure du “Voyage dans le Finistère” de Cambry témoigne de la présence dans le port de Landerneau, en 1835, d’un bateau à vapeur et de ses roues à aube. En 1864 le service existait encore et un vapeur quittait Brest chaque jour pour Landerneau suivant un horaire qui variait “suivant la marée”. L’arrivée du train lui vaudra une nouvelle carrière. Le “vapeur” se lancera dans un tourisme précurseur et sera le transport des jours de fête. Le service désertera l’Elorn mais se renforcera vers la presqu’île, reliant effectivement Landévennec à Brest mais dans le sens inverse de celui initialement prévu.

 

04-Port_Landerneau
Bateau à vapeur et ses roues à aube dans le port de Landerneau

train.02.b

 

ENFIN LE TRAIN

On imagine sans difficulté les longues discussions qui ont précédé le choix définitif d’un tracé pour la voie bretonne. Trois projets s’affrontaient : l’un économe par le centre de la Bretagne, l’autre par le Sud, le dernier par le Nord. C’est finalement ce troisième tracé qui l’emporte : solution plus coûteuse c’est également la plus judicieuse. Des ports comme Saint-Brieuc et Morlaix sont desservis, de riches régions agricoles comme le Trégor et le Léon sont traversées, rapprochant le poisson et les primeurs de la capitale. Le service voyageur lui-même s’avère prometteur dans la mesure où la voie longe le littoral de la Manche.

 

Le tracé définitif est arrêté le 3 août 1853. Son descriptif fait mention des précisions suivantes : “Dans le Sud de Landivisiau, on se dirige de manière à franchir la rivière de l’Elorn ou de Landerneau, et à se placer sur le coteau de la rive gauche de cette rivière, un peu au Nord de Lavalo. On se dirige par le bois de Kerfaven, par Pont-Christ et par La Roche-Maurice. À 600 mètres avant d’arriver à Landerneau, on traverse l’Elorn et la route impériale n° 12 en aval du moulin de Traon Lebern. On passe la ville à 100 m dans le Nord, on se rapproche de la rivière en se dirigeant au Sud du château de La Forest… ”

 

Les travaux et l’exploitation de cette ligne sont confiés à la Compagnie de Chemins de Fer de l’Ouest. Au même moment un projet de construction d’une voie ferrée entre Nantes et Quimper est retenu, avec un prolongement vers Landerneau. Cette ligne sera à la charge de la Compagnie de Paris à Orléans et sera inaugurée le 16 décembre 1867.

 

img-4
En 1860 la Bretagne est encore un désert ferroviaire.

 

LES TRAVAUX DE CONSTRUCTION

 

Les expropriations

Le passage de la voie à Landerneau donne lieu, comme ailleurs, à des expropriations. Quelques procès également : une loi du 15 juillet 1845 stipulait que les constructions recouvertes de chaume devaient être situées à plus de 20 mètres du rail, sous peine d’être démolies. Un seul propriétaire se montre récalcitrant, il refuse de recouvrir sa construction (une bergerie) d’un matériau ininflammable. Le tribunal tranche : la bergerie est démolie…

train.03

 

La réalisation

Les premiers cheminots que les Landernéens ont vu au travail ont été les géomètres. Aux abords immédiats de la ville, aucune difficulté particulière ne s’est présentée. Le terrain est relativement plat, les dénivellations ne sont guère prononcées.

 

Par contre, le long de l’Elorn, aux environs de Kerfaven, un gros problème doit être surmonté. La voie doit passer entre le lit de la rivière et une colline de roche dure, un tunnel serait judicieux mais coûteux. On décide donc de dévier le lit de l’Elorn. II faut remarquer que le tronçon Landivisiau-Landerneau est le plus sinueux de toute la ligne Paris-Brest à cause, justement, des méandres de l’Elorn.

 

On pouvait distinguer deux types de chantiers : les travaux “à poste fixe” et les travaux réalisés “sur le terrain”. Des ateliers accueillaient les travaux à poste fixe. Ceux-ci étaient installés en différents points de la voie. Divers corps de métier s’y côtoyaient : des tailleurs de pierre, des menuisiers, des forgerons, des charrons…

 

C’est à proximité de ces ateliers qu’étaient installés les logements provisoires de la population du Chemin de Fer. Un atelier avait été ouvert à Landerneau. La ville a ainsi connu les premières retombées économiques du rail. Les matériaux, les outils … étaient achetés sur place et les ouvriers et leurs familles s’approvisionnaient dans les commerces locaux.

 

La réalisation de ces gigantesques travaux de terrassement mettait en œuvre les moyens les plus modernes de l’époque : pelles, pioches, tomberaux tirés par des chevaux ou des bœufs ! Autant dire que le chantier n’avançait par bien vite, même si la main-d’œuvre était nombreuse. Un arrêté préfectoral autorisait le travail le dimanche.


08-Chantier
travaux de terrassement

 

Les ouvrages d’art avançaient au même rythme que les terrassements, on montait également les bâtiments. Le corps principal de la gare de Landerneau était achevé dès 1862. C’est la gare de type classique sur cette voie. Elle ressemble comme une sœur à celles de Lamballe, Morlaix…

Début 1865 tout était achevé et le train inaugural pouvait quitter Guingamp le 25 avril pour rejoindre Brest.

 

L’inauguration

Les archives landernéennes sont très discrètes sur cet événement. Un conseil municipal s’était réuni quelques jours plus tôt, il n’y est fait aucune mention de l’arrivée proche du train. Le problème qui mobilise la municipalité est alors la mendicité. L’économie locale n’était déjà pas très florissante mais l’arrêt du chantier de la voie ferrée a pour effet temporaire d’accentuer le chômage et donc la mendicité. Le 2 mai le conseil se souvient enfin de l’existence du train mais c’est pour constater qu’il n’existe toujours pas de route reliant la gare à la ville.

 

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Le passage à la Roche-Maurice.

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L’arrivée à Landerneau. Le train se cache en haut, à droite, au dessus du toit de l’église Saint-Houardon.

 

Par contre à Brest l’accueil a été grandiose. Depuis le début avril tout était fin prêt. Un train spécial amenant les principaux administrateurs et hauts fonctionnaires de la Compagnie de l’Ouest était entré en gare le 18 avril. Les festivités commencèrent le 25 avril. Une foule énorme, accourue de toute la région, déferla sur la ville. Il ne restait plus une place dans les hôtels et les auberges, à tel point que le préfet maritime doit mettre à la disposition des visiteurs les cent lits d’un dortoir de pupilles de la Marine.

 

La presse parisienne avait dirigé sur Brest ses reporters les plus connus : Théophile Gautier fils, les Brestois Zaccone et Gouzien … À 17h20 train spécial entrait en gare; le ministre des Travaux publics, du Commerce et de l’Industrie, Arnaud Béhic, représentant l’empereur en descendit. Il était accompagné du vice-président de la chambre des députés, de sénateurs, du directeur général des points et chaussées, des préfets des départements bretons et de divers élus. Le maire, Bizet, accueillait les personnalités.

 

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Inauguration de la gare de Brest

 

On procéda tout d’abord à la cérémonie de la bénédiction des locomotives qu’on avait baptisées du nom de “Paris” et “Brest”. C’est avec des accents lyriques que le chroniqueur du journal “l’Océan” rend compte de l’événement :

“La cérémonie a été ouverte par un discours de M. l’archiprêtre curé de Saint-Louis, sur l’harmonie qui doit régner entre la religion, la science et l’industrie; puisque tous les progrès se tiennent, et qu’il n ‘v a de vraiment solides que ceux qui ont Dieu pour principe et pour dernier terme.

Deux locomotives, parées de fleurs et de guirlandes, ont été amenées par le chef de gare, se sont avancées doucement pour s’incliner en quelque sorte devant l autel et le vénérable prêtre et Jésus-Christ.

À ce spectacle, tous les assistants ont été saisis d’un profond respect. Les deux locomotives étaient là comme deux fiancées qui venaient recevoir la bénédiction de leur union avec l’océan, comme autrefois, à Vénise, le doge, à son avènement, épousait la mer Adriatique. ”

Un banquet réunit ensuite l’ensemble des officiels suivi à 20 h 30 d’une retraite aux flambeaux partant du Champ de Bataille. Les édifices publics s’illuminaient ainsi que les rampes du Port Napoléon. La soirée s’achevait par des bals sur le Champ de Bataille et le quai Jean-Bart.

 

Le lendemain la fête commençait par une distribution de viande aux indigents. Le grand moment de la journée fut le lancement de la frégate “La Gauloise”. Un gigantesque feu d’artifice clôturait la journée : 1 000 feux de couleur dessinaient un temple du progrès surmonté de l’aigle impérial. Sur l’entablement se détachaient les deux mots : “Vive l’Empereur”.

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La”Gauloise”

 

Troisième jour de liesse avec encore une distribution de viande pour calmer les affamés et après le pain : les jeux. Ce sera une cavalcade historique représentant l’entrée à Brest des ambassadeurs du Siam en 1687. P. Blanchard, journaliste à l’ “Illustration”, n’est pas déçu :

 

“Beaucoup de Chinois aux costumes authentiques, beaucoup de mousquetaires de Louis XIII et Louis XIV, des gardes françaises, des Syriens, des Bédouins, un char de la Marine monté par les pupilles, cette nouvelle institution si populaire déjà à Brest; d’autres chars transportant des musiciens, l’emblème de l’abondance, etc … ont parcouru les principales rues de Brest pendant une partie de la journée. Il y avait un char de la Bretagne accompagné de biniou national et portant à son sommet, à la hauteur d’un premier étage, un magnifique bœuf blanc qui semblait assez étonné de sa nouvelle position. J’attendais ce char avec beaucoup d’impatience car dans ce siècle de nivellement général des costumes (j’ai vu des blouses en Espagne) je désirais pouvoir contempler encore quelques-uns des restes des vêtements de nos aïeux. Mon espérance n’a pas été trompée : c’étaient des Bretons bien authentiques que je voyais, couverts de plus de gilets que ce paysan du cirque-olympique, qui finit par se trouver vêtu d’une tunique pailletée d’or lorsqu’il les a tous ôtés; les joueurs de biniou étaient passés maîtres, et en les écoutant je me demandais de quel pays est originaire cet instrument, qui est également national en Écosse, en Auvergne et à Rome. Aux archéologues de résoudre la question. “

 

Le soir, à la Halle aux Blés, un bal, par souscription au profit des pauvres, clôturait ces trois jours de fête.

train.06

 

Dès le lendemain, des trains réguliers reliaient Brest à la capitale.

 

On quittait le port du Ponant à 7 heures du matin pour atteindre Paris à 23h40. En première classe le prix du billet était de 69,80 F, en 2° classe de 52,35 F et en 3° classe de 38,40 F. Par comparaison, les prix en diligence étaient de 90,50 F, 85,50 F et 18,50 F pour les trois classes.

 

Deux voies pénétraient alors la Bretagne. Jusqu’à Brest par le Nord et jusqu’à Quimper par le Sud. Restait à raccorder Quimper et Brest. Mais ceci est une autre histoire.

 

Pour aller plus loin voir sur wiki-Brest

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12 avril 2015 7 12 /04 /avril /2015 08:39

Le soir du 8 novembre 1895, Röntgen place divers objets entre une plaque photographique et la source de rayonnement et il se rend compte qu'ils ont une transparence variable. Il expérimente ensuite avec la main de son épouse placée sur le parcours des rayons. Au développement, il s'aperçoit que l'image est l'ombre des os de la main de son épouse, son alliance y étant visible. Les os sont entourés d'une pénombre qui représente la chair de la main, la chair est donc plus perméable aux rayons. C'est le premier « Röntgenogram ». À la suite d'autres expériences, Röntgen constate que les nouveaux rayons sont produits par l'impact des rayons cathodiques sur un objet matériel. Parce que leur nature est encore inconnue, il leur donne le nom de « rayons X».

 

France Inter. Les oubliettes du temps.

 

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30 mars 2015 1 30 /03 /mars /2015 12:47

Document associé à : Sébastien Le Braz. Le combat de la Belle-Poule.

 

Lettre du Chevalier de Boufflers à la comtesse de Sabran.

 

"Ce 24 juin 1778.

 

Je n'ai rien de plus pressé que de vous dire combien vous êtes aimable, chère sœur, et de vous remercier d'avoir pensé à moi sans y être forcée par l'importunité de mes lettres. Depuis la dernière, que vous auriez dû recevoir avant le 19, j'ai toujours été en l'air, tantôt à cause de M. le duc de Chartres que j'ai suivi dans différentes courses, tantôt à cause de M. de la Clochetterie dont le nom ne vous est sûrement pas inconnu à cette heure.

 

Après son glorieux combat, sa frégate, très maltraitée du canon et diminuée de la moitié de son équipage, avait été conduite la nuit par des scélérats, qui se donnaient pour connaître les côtes, dans un endroit plein de roches où elle avait touché et dont elle ne pouvait sortir sans les plus grands risques. A portée d'elle étaient mouillés des bâtiments anglais, qui paraissaient avoir intention de l'attaquer, et de faire passer des chaloupes entre elle et la terre pour la brûler. J'ai marché à la côte avec un de mes bataillons et cent hommes d'un autre régiment, j'ai rassemblé des chaloupes de six lieues au loin pour porter secours à la frégate et combattre les chaloupes ennemies au besoin, j'ai fait allumer grand nombre de feux sur toute la côte pour faire supposer un gros corps de troupes à portée. Soit que toutes ces précautions aient été utiles ou inutiles, il n'a rien paru, et votre pauvre frère Jean s'en alla comme il était venu, bien peiné de ne pouvoir pas faire un peu de bruit dans le monde.

 

 

Parlons de M. de la Clochetterie. Je l'ai vu deux ou trois fois sur son bord, blessé, tranquille, occupé de sa besogne et de son équipage, entouré de gens qui ne pensaient ni à leurs blessures, ni à leurs fatigues, ni à leurs exploits en le voyant. Son équipage, quoique diminué de moitié et accablé de travail depuis deux jours, ne songeait qu'à mettre le bâtiment en état de recommencer le combat, et ne voulait point prendre de nourriture ni de sommeil pour ne pas perdre un instant de travail. Les blessés que j'ai vus à un hôpital dont mon régiment a la garde ne se plaignaient point, et tous ne parlaient que de la manière dont ils s'étaient battus. Cependant il manquait à l'un une jambe, à l'autre un bras, à un troisième deux ; il y en avait un avec les deux cuisses emportées. J'ai vu panser tout cela, entre autres dix des plus maltraités qui étaient dans la même chambre; c'est un horrible spectacle ; mais ce qui console, c'est de voir qu'il y a au dedans des braves gens un baume intérieur qui adoucit tous leurs maux, c'est l'idée de la gloire et le contentement de soi-même.

 

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Rapport de M. de La Clocheterie à d'Orvilliers

Mon général,


Les vents de nord qui m'ont fait partir de Brest le 15 de ce mois ont reigné jusqu'à mardy à minuit, très foibles ; Ils ont passé alors à O.S.O. et j'ai mis le cap au N.N.E., ce qui me portoit entre le cap Lézard et Plimouth. Mercredy (le 17) à 10 h. du matin, j'ai eu connoissance du haut des mâts de quelques batimens exactement de l'avant à moy. Je les ai signalés sur-le-champ à la Licorne et à l'Hirondelle que j'avois laissé assez loin derrière moy.


A 10 h. ½, j'ai commencé à soupçonner que ce pouvoit être une escadre et j'ai fait signal aux batimens qui me suivoient de tenir le vent, les amures à babord, et je les ay pris moy-même. J'ai compté, peu d'instans après, vingt batimens de guerre, dont quatorze au moins de ligne. J'ai fait signal de virer de bord. J'étois établis au même bord que les Anglois à 11 h. du matin ; ils étoient alors à environ quatre lieues dans le N.E. ¼ N., les vents à O.S.O..


A 1 h. ½ après midy, j'ai doubl la Licorne au vent et j'ai dit à Mr de Belizal que je le laissois le maître de la manoeuvre qu'il jugeroit la plus convenable pour échapper à la poursuite des Anglois, et j'ai fait signal à l'Hirondelle de relâcher ou elle pourroit. Je voyois alors une frégatte et un sloup me joignoient ; j'ai gardé le lougre avec moy. A 6 h., j'ai été joint par le sloup qui porte 10 canons de six. Il m'a hélé en Anglois, je lui ai dit de parler françois. Il a reviré et a été joindre la frégatte.

A 6 h. ½ , cette frégatte est arrivée à portée de mousquet dans ma hanche sous le vent. Le vaisseau de l'escadre le plus près de moy en étoit alors éloigné d'environ 4 lieues. Cette frégatte a cargué sa grand voille ; j'en ai fait autant et j'ai même amené mes peroquets et mis celui de fougue sur le mât afin de ne pas rester dans une position tout-à-fait désavantageuse. La frégatte angloise a manoeuvré comme moy ; alors, j'ai arrivé brusquement elle en a fait autant et nous nous sommes trouvés par le travaers l'un de l'autre, à portée de pistolet. Elle m'a parlé en anglois, j'ai répondu que je n'entendois pas. Alors elle a dit en françois qu'il falloit aller trouver son amiral. Je lui ai répondu que la mission dont j'étois chargé ne me permettoit pas de faire cette routte. Elle m'a répetté qu'il falloit aller trouver l'amiral ; je lui ai dit que je n'en ferois rien. Elle m'a envoyé alors toute sa volée et le combat s'est engagé.

Il a duré depuis 6 h. ½ du soir jusqu'à 11 h. ½, toujours à la même portée, par un petit vent qui permettoit à peine de gouverner. Nous courions l'un et l'autre grand largue sur la terre. J'ai lieu de présumer qu'elle étoit réduite alors puisqu'après être arrivé vent arrière, je lui ai donné plus de 50 coups de canon dans sa poupe sans qu'elle ait riposté un seul.


Cette frégatte est de la force de la Fortunée et porte comme elle 28 canons de 12 en batterie. Il m'a été impossible de poursuivre mon avantage parce que la routte qu'il falloit faire pour cela me menoit au milieu des ennemis. J'ai donc pris le parti de courir à terre sans savoir à quel point je pouvois atteindre. J'ai mouillé très près de terre à minuit et demi.

Au jour, je me suis trouvé entourré de roches, à un endroit qu'on appelle Camlouis, près de Plouescat ; j'ignore encore si je pourrai m'en tirer. Le combat, mon général, a été sanglant : j'ai 57 blessés ; je ne sais pas encore au juste le nombre de morts, mais on croit qu'il passe quarante. Mr. Gain de St-Marsault est du nombre des derniers, Mr. Delaroche-Kerandron, enseigne, a un bras cassé et Mr Bouvet est blessé moins grièvement. Je ne saurais trop louer, mon général, la valeur intrépide et le sens-froid de mes officiers : Mr. le chevalier de cappellis a sçu inspirer toute son audace aux équipages dans la batterie qu'il commandoit ; Mr. de La Roche, blessé après une heure et demie de combat, est venu me faire voir son bras, a été se faire panser et est revenu reprendre son poste. En général, le combat s'est très bien soutenu jusqu'à la fin. Mrs Mamard et Sbirre, officiers auxiliaires, se sont comporté avec toute la bravoure et le sens-froid qu'on a droit d'attendre des militaires les plus aguerris. Mr. Bouvet, blessé assez grièvement, n'a jamais voulu descendre. Mon équipage est digne de partager la gloire que ce sont acquis mes officiers.

Mr. Grain de St-Marsault a été tué après une heure et demie de combat ; le Roy a perdu l'un de ses meilleurs officiers et je regrette un ami bien cher.

Je crois le Licorne prise ainsi que le lougre, mais je me flatte que l'Hirondelle a échappé aux ennemis.

Deux vaisseaux de guerre anglois sont à deux lieues de moy. Ils paraissent vouloir entreprendre de venir me chercher ; je doutte qu'ils y réussissent parce que je suis fort entouré de roches, mais je n'ai qu'une très foible espérance de sauver la frégatte. Le lieu où je suis n'étant éloigné que de trois lieues du Folgouët, je prends le parti d'y envoyer mes blessés. mon chirurgien-major vous portera cette lettre, mon général ; je l'expédie parce que personne n'est plus propre que lui à leur faire donner tous les secours dont ils ont besoin, et que c'est un exprès sûr.

Deux contusions, l'une à la tête et l'autre à la cuisse, me font souffrir actuellement de manière que je n'ai guerre la force d'écrire plus longtems...

Je suis tout dégrayé, mes mâts ne tiennent à rien, le corps de la frégatte, les voilles, tout en un mot est criblé de coups de canon, et je fais de l'eau.

Je suis avec respect, mon général, votre humble et très obéissant serviteur.

Chadeau de La Clocheterie

 

A bord de la Belle Poule, le 18 juin 1778.

 

"Je lui ai donné plus de cinquante coups de canon dans sa poupe sans qu'elle ait riposté un seul"

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29 mars 2015 7 29 /03 /mars /2015 15:50

 

 

 

19 Juin 1778.

 

Il y a moins d'une semaine, je visitais la mine de Poullaouen où j'avais eu le bonheur de rencontrer Monsieur de Lavoisier. J'y avais accompagné le Chevalier de Bouflers, colonel du régiment de Chartres, qui assurait la protection du duc, cousin du roi, en visite en ces lieux. Le Chevalier attendait la guerre avec impatience alors que je l'espérais lointaine. Nous ne savions pas encore que les dés avaient déjà été jetés. Aujourd'hui je chevauche auprès d'un convoi de charrettes où, sur des lits de paille, gémissent, hurlent de douleur, ou déjà agonisent, les marins et soldats de la Belle-Poule qui a subi les premiers coups de l'ennemi.

 

Hier, 18 Juin, peu de temps après que la cloche de l'église de Saint Houardon ait sonné les douze coups de minuit, un sergent du régiment de Chartres est venu frapper à la porte de notre domicile sur le quai du Léon. Il me fallait, me dit-il, me rendre d'urgence auprès du Chevalier de Bouflers en emportant avec moi quelques vêtements en état d'affronter les intempéries ainsi que mes instruments de chirurgie.

 

Rapidement rejoint je trouvais le Chevalier dans un inhabituel état d'excitation. Nous avons la guerre me dit-il,

 

- Un messager vient de me faire savoir que je dois me rendre d'urgence avec un fort détachement de troupes sur le rivage de Plouescat où nos navires ont engagé le combat avec la flotte anglaise. Nos équipages ont subi de lourdes pertes. Nous devrons leur porter secours et convoyer les blessés jusqu'à l'hôpital de la marine installé au Folgoët, près de Lesneven.

 

Finis les doutes. La seule chose qui comptait à présent était de soulager les souffrances et d'arracher à la mort le plus d’hommes possibles, fussent-ils nos ennemis si le hasard des combats en avait fait nos prisonniers. J'essayais surtout d'être attentif à la route empruntée afin de ne pas laisser aller mon imagination.

 

Fort heureusement le Chevalier ne me laissait pas le temps de penser. Il m'expliquait ce qu'il croyait savoir de l’événement tel que l'un de ses lieutenants, en poste à Brest, le lui avait rapporté.

 

N'étant pas marin il savait seulement qu'une frégate du nom de La Belle Poule et portant 30 canons avait été attaquée par un navire de la flotte anglaise au large de Plouescat. Il semblait qu'elle était particulièrement visée car en avril de l'année précédente elle avait déjà été prise en chasse par un navire anglais qui la soupçonnait d'être un corsaire américain, ceux-ci s'abritant parfois sous le pavillon français. A nouveau, en janvier de cette année, elle avait été interceptée par deux navires anglais de 74 canons exigeant de la visiter. On répétait à Brest la réponse de son capitaine, Charles de Bernard de Marigny : «Je suis la Belle-Poule, frégate du Roi de France. Je viens de la mer et je vais à la mer. Les bâtiments du Roi, mon maître, ne se laissent jamais visiter.»

 

Le panache de la réponse avait-il été suffisant ? Les Anglais le laissaient poursuivre sa route sans savoir qu'il avait à son bord un représentant important des insurgents qui devait s'embarquer à Brest pour un retour aux Amériques. La rumeur s'était même répandue que ce personnage était Franklin en personne. Les espions anglais n'étant pas inactifs à Brest, la nouvelle de cet échec avait dû filtrer jusqu'à Londres et tout laisse à penser que les officiers de la flotte anglaise, responsables de cet échec, avaient dû subir de sévères remontrances et que leur désir de revanche était à la mesure de l'affront subi.

 

Et voilà que, le 15 juin la Belle-Poule revient faire flotter le pavillon français dans la Manche. Le comte d'Orvilliers, commandant de l'armée navale, avait chargé le capitaine Chadeau de La Clocheterie de l'y mener pour une mission de surveillance. Elle y était accompagnée par trois autres navires de moindre puissance.

 

 Le mercredi 17 Juin, elle avait été attaquée et avait dû livrer bataille contre une frégate anglaise envoyée par l'amiral Keppel dont la flotte croisait au large. La rumeur faisait déjà état de la glorieuse victoire du navire français.

 

Quand nous avons retrouvé la frégate, elle était en réalité en pitoyable état et en très mauvaise position. De prétendus pilotes locaux, qui disaient connaître la côte, l'avaient menée dans un endroit parsemé de roches où elle avait talonné. A portée étaient mouillés quatre bâtiments anglais dont on pouvait craindre qu'ils n'envoient des chaloupes pour l'attaquer ou l'incendier. Le Chevalier de Bouflers, dont le bataillon avait reçu le soutien d'une centaine de soldats d'un autre régiment, fit immédiatement rechercher des chaloupes dans tout le pays environnant afin d'amener des troupes à bord de la frégate et s'opposer à un éventuel débarquement anglais. La nuit étant venue il fit allumer de nombreux feux tout le long de la côte pour simuler les bivouacs d'une troupe importante.

 

Au matin, les vaisseaux anglais avaient levé le siège et le Chevalier semblait déçu de voir à nouveau la guerre s'éloigner sans avoir pu échanger quelques salves. Pourtant le spectacle de la guerre était bien devant nous.

 

Nous avions rejoint M. de la Clocheterie à son bord. Il était très affecté par les pertes subies. Il avait à déplorer la mort d'une trentaine de ses hommes et en particulier celle de son capitaine en second, M. Le Grain de Saint-Marceau. Une centaine d'autres étaient sévèrement blessés. Bien que blessé lui-même, il ne pensait qu'a mobiliser tout ce qui restait de son équipage pour remettre son navire en mesure de naviguer et de combattre. Il ne lui restait plus que la moitié de ses matelots mais ceux-ci ne prenaient aucun repos, négligeant même de manger. Ils se savaient victorieux. La frégate Arethusa qui les avait attaqués avait dû rompre le combat après la perte d'un mât. Cela décuplait leurs forces.

 

Je ne pouvais détacher mes yeux des blessés couchés sur la paille des charrettes qui allaient les amener jusqu'à l'hôpital du Folgoët. L'un avait un bras arraché, l'autre une jambe. Un autre avait eu les deux jambes emportées au niveau des cuisses. Sans les premiers soins qui leur avaient été donnés par le chirurgien du bord, ils se seraient déjà vidés de leur sang. Plusieurs avaient des membres hachés par la mitraille et les éclats de bois arrachés aux gréements par les boulets ennemis. Je savais déjà que sans une amputation rapide la gangrène les emporterait dans d'atroces souffrances.

 

Devant leurs officiers chacun faisait assaut de courage, refusant de se plaindre et ne pensant qu'à partager la gloire de la victoire. Je n'ignorais pas que, le temps passant, leurs corps, pour le moment encore anesthésiés, sentiraient monter des douleurs que même le laudanum que je pourrais leur faire absorber ne calmerait pas. Je savais aussi que, pour ceux qui survivraient, le plus dur serait d'affronter la nouvelle vie qu'ils n'imaginent pas encore.

 

Le Chevalier étant resté sur place dans le but d'accompagner par la côte le retour de la Belle-Poule jusqu'à Brest, je partais seul avec le convoi de blessés vers l'hôpital du Folgoët.

 

20 juin.

 

L'hôpital est un ancien couvent d'Ursulines, vaste mais sans l'architecture qui conviendrait à un tel édifice. Destiné à y soigner les blessés de la marine, on se demande pourquoi il est si loin de Brest et pourquoi le port ne dispose pas d'un hôpital assez vaste pour y recevoir tous les malades et blessés de la flotte. Combien de matelots ne sont-ils pas morts sur les charrettes qui les amenaient au Folgoët ?

 

L'hôpital comprend treize salles, vastes et bien aérées, et environ cinq cents lits. Si l'eau y était plus abondante, ce serait un très bon établissement. Elle fait pourtant défaut en un moment où il faudrait pouvoir laver à grandes eaux les tables et les sols imprégnés d'un sang poisseux.

 

Depuis hier un étrange phénomène s'est produit. Pour sauver les hommes que l'on m'apporte je fais abstraction de la pitié qu'ils m'inspirent. Seuls les gestes techniques comptent. La science qui m'a été enseignée est devenue un rempart contre l'émotion.

 

Le combat de la Belle-Poule au large de Plouescat.

 

Ma trousse de chirurgien de marine, oeuvre du coutelier Morier de Brest.

Un cadeau de mon oncle Mazéas.

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voir en complément dans "documents" : Le combat de la Belle-Poule

 

Voir aussi : https://www.histoire-genealogie.com/Les-chirurgiens-navigants-sur-les-navires-du-roi

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29 mars 2015 7 29 /03 /mars /2015 15:10

Fragments du journal de Sébastien le Braz trouvés dans le grenier d'une antique maison du quai du Léon à Landerneau.

 

Personnage imaginé, Sébastien le Braz est un jeune chirurgien de marine au temps de la guerre d'indépendance des Etats d'Amérique. Les évènements qu'il vit et les personnes qu'il rencontre sont par contre réels.

 

Le jour où j'ai rencontré Lavoisier à Poullaouen en Bretagne.

 

Le combat de la Belle-Poule.

 

Le combat de Ouessant.

 

Après la bataille de Ouessant.

 

Déclaration d'indépendance des Etats Unis d'Amérique.

 

Mon oncle Guillaume Mazéas.

 

Souvenirs électriques du collège de Quimper.

 

Visite de l'empereur d'Autriche Joseph II à Brest.

 

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18 mars 2015 3 18 /03 /mars /2015 13:43

Hier, préoccupé par la fièvre d'un soldat du régiment de Chartres qu'aucun de mes remèdes ne semblait vouloir guérir, j'ai porté la main sur un manuel si souvent ouvert : La pharmacopée des pauvres, accompagnée d'observations sur chaque formule par le docteur W**, membre du Collège Royal des Médecins de Londres. Ce livre, dont la reliure commençe à bailler, est un cadeau de mon oncle Guillaume. Emporté par une rapide maladie il y a trois ans, il a été le tuteur de ma jeunesse. Son absence me pèse encore.

 

Ce livre m'est doublement important. Par son contenu d'abord mais aussi par le fait que, même si son nom ne figure pas sur l'ouvrage, le traducteur du texte, initialement écrit en anglais, est mon oncle lui-même. Il a été publié en France, il y a environ vingt ans et a inspiré depuis nombre d'ouvrages similaires. Il demeure une référence.

 

L'ouvrage, travail collectif des médecins des collèges de Londres et de Edimbourg, se propose de regrouper les remèdes les plus simples, les plus efficaces et, surtout, les moins chers, testés dans leurs hôpitaux et dans ceux des armées anglaises. Je relis toujours avec tendresse certaines phrases de l'introduction dans lesquelles je reconnais le solide pragmatisme de mon oncle allié à une permanente recherche de la rigueur scientifique  :

 

« Parmi les avantages que la Pharmacie peut retirer de cet ouvrage, il en est un sur lequel on ne saurait trop insister : c'est la simplicité qui règne dans les formules. Cette épargne judicieuse, cette économie savante, a exigé plus de lumières que n'en fournit la pesante érudition des Commentateurs d’Hippocrate. Il est en effet plus difficile de suivre les traces de la simple nature que le torrent d'un Système imaginaire ou d'une explication hasardée »

 

A les relire, ces propos me mettent toujours en joie. Tellement justifiés, mais révolutionnaires pour leur temps, ils ne pouvaient manquer de provoquer la fureur des médecins de l'Académie. D'ailleurs, habile et provocateur à la fois, mon oncle anticipait leurs réactions :

 

« sensibles au bien de l'humanité, nous recevrons avec plaisir les avis de ceux qui auront le courage de perfectionner cette méthode et nous plaindrons, sans nous en offenser, ceux qui la contrediront. »

 

Guillaume Mazéas, mon oncle, le frère de ma mère, est né à Landerneau, dans la paroisse de Saint Houardon, en 1720. Son père, mon grand-père, que j'ai peu connu, était notaire et Procureur Royal dans cette ville. Après des études au collège des jésuites à Quimper, il a rejoint le collège de Navarre à Paris où son aîné de sept ans, Jean-Mathurin, enseignait déjà les mathématiques après y avoir lui-même été élève. Le collège de Navarre… Comment oublier les années que j'y ai moi-même passées, suivant ainsi leur exemple après, je dois le reconnaître sans honte, avoir bénéficié de leur part de recommandations que je me suis efforcé d'honorer.

 

Mon oncle Jean-Mathurin, déjà célèbre auteur d'un manuel de mathématiques réputé, m'intimidais. Malgré la bienveillance qu'il me manifestait et la qualité de ses cours, je n'ai pas été déçu d'avoir pour professeur l'un de ses collègues.

 

Pendant mes années parisiennes mon oncle Guillaume était revenu en Bretagne et, plus précisément, à Vannes où il occupait la fonction de chanoine de la cathédrale. Il continuait à y être très actif dans le domaine scientifique, étant régulièrement sollicité pour des sujets concernant la région. C'est ainsi qu'il perfectionna l'usage de la soude extraite des cendres de varech où encore qu'il mit au point une méthode pour la la teinture des indiennes, ces toiles importées des Indes par le port de Lorient. Je continuais à le voir lors de ses séjours répétés à Paris et surtout j'entretenais avec lui une correspondance régulière.

 

Il partageait son extraordinaire érudition avec ceux de ses contemporains qu'il avait rencontrés à l'occasion des multiples voyages que ses fonctions avaient engendrés.

 

A sa sortie du Collège de Navarre, il fut d’abord employé comme secrétaire, à Rome, à l’ambassade française auprès du Vatican. A cette occasion il s’intéressa aux antiquités romaines et rencontra des savants étrangers ayant les mêmes curiosités que lui. En particulier il devint le correspondant de Stephen Hales, scientifique anglais de grand renom et membre de la Société Royale des Sciences d'Angleterre. Cette relation lui vaudra une bonne connaissance de l'anglais qu'il m'invita à pratiquer à mon tour. Il eut ainsi le suprême honneur, d'être nommé membre de la prestigieuse Royal Society. Il était par ailleurs membre correspondant de l'Académie des Sciences française qui publia nombre de ses mémoires. En confidence il me parla même de Voltaire, relation sulfureuse pour l'abbé qu'il était. Celui-ci le désignait sous le sobriquet "d'abbé électrisant" suite aux expériences concernant le paratonnerre auxquelles il avait participé.


 

Depuis 1751, de retour à Paris, il occupait la fonction de bibliothécaire du Duc de Noailles, amateur averti de tout ce qui touche aux sciences. C’est à ce moment qu’il vécu la période la plus exaltante de sa vie scientifique : la première expérimentation du paratonnerre imaginé par Franklin.


 

Combien de fois ne l'ai-je pas entendu me faire le récit de ces journées mémorables. J'en ai encore le détail.


 

Franklin avait déjà 40 ans, me disait-il alors, et était un autodidacte accompli qui animait une société philosophique à Philadelphie. C'est alors qu'il rencontra l’électricité. Un voyageur venu d’Angleterre avait apporté quelques livres et surtout du matériel de démonstrations électriques. On venait de découvrir le phénomène de la fameuse bouteille de Leyde que l'on charge d'électricité et qui provoque un choc violent à l'imprudent qui la manipule de façon malhabile.


 

La mode était alors de produire en public les expériences, déjà spectaculaires, que permettait l’électricité. Franklin, qui est d’une extrême habileté manuelle, avait amélioré ces expériences et fait de nouvelles observations. Parmi celles-ci, celle du pouvoir des pointes par lesquelles se décharge un corps électrisé, ce qui l’amena rapidement à imaginer la paratonnerre : une pointe conductrice dressée vers les nuages.


 

Franklin fit part de ses expériences dans une correspondance avec le citoyen britannique Peter Collinson. Celui-ci chercha à les faire publier par la "Royal Society", l’Académie des Sciences anglaise. Les scientifiques anglais ne voulurent pas reconnaître comme l’un des leurs cet amateur, qui plus est, des colonies d’Amérique. Ce fut un refus.


 

Persuadé de la valeur du contenu des lettres de Franklin, Peter Collinson ne voulut pas renoncer et les publia à son compte. Le livre arriva en France où il fut traduit et tomba entre les mains du naturaliste Buffon qui eut l’idée de faire réaliser en public les expériences de Franklin par son ami Dalibard, spécialisé dans ce domaine. Le succès fut foudroyant ! A tel point que feu notre précédent Roi désira assister à ces expériences. Une séance spéciale fut donc organisée pour Louis le Quinzième chez le Duc de Noailles à laquelle Guillaume Mazéas fut impliqué en tant que bibliothécaire.


 

Enhardi, Dalibard décida de tenter l'expérience du paratonnerre que personne, pas même Franklin, n’avait réalisée jusqu’à présent. Elle fut faite à Marly le 13 mai 1752. Une perche conductrice fut dressée au passage d’un nuage d’orage et le premier éclair fut reçu par le nommé Coiffier, un ancien dragon dont l'Histoire retiendra qu'il est le premier à avoir capté la foudre.


 

L'oncle Mazéas me décrivait avec humour la hâte du curé de Marly à tenter lui-même l'expérience avant d'en faire parvenir la narration à M. Delor. Il s'amusait de l'inquiétude du digne ecclésiastique quand on lui signala l'odeur de soufre qui le suivait depuis cette expérience : n'y aurait-il pas quelque chose de diabolique à défier ainsi le feu du ciel ?


 

Oubliant le danger, la frénésie s'empara alors des cabinets et salons parisiens. Chacun voulu tenter l’expérience. Mon Oncle Mazéas me raconte que, pris dans le feu de l'action et oubliant toute prudence, il avait dressé lui-même une tige de fer à son domicile et fait arriver un fil conducteur dans sa chambre pour pouvoir continuer ses observations, même la nuit sans quitter son lit, si un nuage arrivait. Le jeu consistait alors à approcher la main de l'extrémité du fil et à en recevoir la secousse électrique. Mon oncle se souvenait encore du jour où, les secousses étant accompagnées d'une insupportable douleur, la crainte qui s'était emparée des dames présentes l'obligea à démonter toute l'installation. Il fallait les en remercier, disait-il, car peu de temps après il devait apprendre la mort du physicien Richmann foudroyé dans des circonstances semblables.


 

Persuadé de l'importance de l'expérience, l'oncle Mazéas s'empressa d’informer la Royal Society du succès rencontré à Marly par une lettre adressée à Stephen Hales. C'est donc lui qui fera connaître à Franklin et à ses compatriotes le succès de l’expérience qu'il avait imaginée. C'est à cette occasion qu'il sera admis comme membre à part entière de la Royal Society, ce qui était une promotion inespérée pour un jeune homme de trente ans.


 

Mon oncle se plaisait à répéter que si l'idée du paratonnerre était venue d'Amérique, les premières expériences se sont faites en France. J'ai récemment trouvé à la bibliothèque de l'Académie de Marine le recueil des œuvres de Franklin publiées en France en 1773 dans une traduction de M. Barbeu Dubourg. Les lettres de mon oncle y figurent. Il les y avait certainement lues sans rien m'en dire.


 

Le destin lui a refusé le plaisir de rencontrer physiquement le savant et philosophe de Philadelphie. Le 3 décembre 1776, Benjamin Franklin débarquait du Reprisal, navire américain, dans le port de Saint-Goustan à Auray, près de Vannes. Mon oncle n'a pas eu la joie de l'y rencontrer avant qu'il rejoigne Paris pour y occuper la fonction d'ambassadeur des États d'Amériques. Une sévère maladie l'avait emporté peu de temps auparavant.


 

Alors que la guerre menace à nouveau je veux me rappeler que mon oncle considérait la collaboration entre scientifiques de différents pays comme une gage de paix. Rien, même les guerres, ne devait rompre cette chaîne. Constatant, en1755, que les relations diplomatiques entre la France et l'Angleterre étaient au plus bas il écrivait à son correspondant Stephen Hales une lettre dont il avait conservé une copie que j'ai recopiée à mon tour.


 

«Je vois avec douleur, écrivait-il, que les deux nations sont à la veille d'une guerre, mais je puis vous assurer que ce châtiment de la Providence que les hommes s'attirent par leurs crimes et leur irréligion ne diminuera jamais en moi, ni l'estime que j'ai pour votre nation, ni la reconnaissance que je dois à votre amitié. Il est triste que deux nations qui s'estiment mutuellement travaillent à leur destruction. Quoi qu'il en soit, laissons cette affaire à nos souverains respectifs et travaillons toujours au bonheur des hommes».


 

Vingt ans se sont écoulés mais aucun des mots de mon oncle Guillaume ne m'est étranger. Comme chirurgien je voudrais n'avoir qu'un seul objectif, le bonheur et la santé des hommes. Bien que chirurgien militaire je ne peux considérer le peuple anglais, dont je comprends la langue, comme un peuple ennemi. Je sais que je soignerai avec autant de compassion le marin prisonnier que le blessé de nos rangs.


 

Mais revenons à notre Pharmacopée des Pauvres. Quel remède contre la fièvre qui me préoccupe ? Pourquoi pas la décoction à base d'écorce du quinquina et de Serpentaire de Virginie additionnée de sirop d’œillet rouge. Les composants existent à la pharmacie de l'hôpital. Je lis que « ce remède se donne avec un succès étonnant aux personnes attaquées de fièvre maligne connues depuis peu sous le nom de Fièvre d'Hôpital. Elle se gagne en respirant le mauvais air qu'exhalent des personnes mal-propres rassemblées dans un lieu fort étroit, soit que ce mauvais air provienne de la mal-propreté, soit de la putréfaction des haleines ». On me conseille d'y ajouter la prise d'un très bon vin. J'imagine que nos malades ne refuseront pas ma tisane si je leur promets de la faire suivre d'une mesure de l'un de ces vins que nous recevons de Bordeaux et dont la Marie-Jeanne, la goélette de l'armateur Gillard, vient de mettre à terre plusieurs fûts sur le quai de Landerneau.

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Voir aussi :

Jean-Mathurin et Guillaume Mazéas. Deux savants Landernéens au siècle des lumières.

 

 

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