De Dufay à Ampère, des deux espèces d'électricité aux deux sens du courant électrique.
Un premier cours d'électricité est l'occasion d'une mise en scène classique dans la tradition expérimentale des professeurs de physique : Une tige d'ébonite est frottée, une boule de sureau suspendue à son fil de soie ou de nylon est attirée puis vivement repoussée. Commence alors une série de manipulations à base de chiffon de laine, de peau de chat, de tige de verre ou de règle de matière synthétique, supposée faire découvrir une propriété fondamentale de la matière : l'existence de deux espèces d'électricité.
Progressant dans le cours on arrive rapidement à la notion de courant électrique. C'est là qu'apparaît "le" problème. A peine a-t-on défini son sens conventionnel de circulation, du pôle positif du générateur vers son pôle négatif dans le circuit extérieur, qu'il faut ajouter que le fluide électrique est, en réalité, constitué d'électrons négatifs se déplaçant en sens inverse !
Une explication s'impose. Le professeur pressé évoquera une erreur ancienne. Peut-être même imaginera-t-il un hasardeux pile ou face. Il suffirait cependant d'un rapide retour sur l'histoire de l'électricité pour révéler, au lieu de décisions hâtives, la recherche obstinée d'une réalité physique. Dufay est l'un des premiers maillons de cette chaîne.
Dufay (1698-1739) et la répulsion électrique :
Charles-François de Cisternay Dufay est d’une famille de haute noblesse militaire. Lui même entre au régiment de Picardie, à l’âge de quatorze ans, comme lieutenant. Il participe à la courte guerre d’Espagne et conserve sa charge militaire jusqu’à 1723, année où il rejoint l’Académie des Sciences comme adjoint chimiste.
Comment un jeune homme de 25 ans peut-il sauter de la condition de soldat à celle de membre d’une prestigieuse académie scientifique ? Il faut, pour le comprendre, dire quelques mots de Dufay, le père.
Ce militaire avait été instruit par les jésuites à Louis-le-Grand. Il en conserve une culture qu’il continue à enrichir pendant ses campagnes militaires. « Les muses », disait-il, « guérissent des blessures de Mars ». Le propos se vérifie quand, en 1695, la perte d’une jambe met fin à sa carrière militaire. Il revient à Paris où il se consacre à l’éducation de ses enfants et à l’enrichissement d’une fabuleuse bibliothèque. Charles-François pourra y cultiver son goût pour les sciences dans le temps même où son père lui enseigne le métier des armes.
Chez les Dufay on rencontre de puissants personnages. Tel le Cardinal de Rohan qui soutient le jeune Charles-François quand celui-ci postule au poste d’adjoint chimiste à l’Académie, en 1723. Réaumur retient cette candidature.
Dufay mettra un point d’honneur à mériter cette distinction. Ses premiers travaux sont marqués par une curiosité débridée. Il passe de l’étude de la phosphorescence à celle de la chaleur libérée par "l’extinction" de la chaux "vive". De la solubilité du verre à la géométrie. De l’optique au magnétisme. Son énergie lui vaut d’être nommé Intendant du Jardin du Roi en 1732. C’est peu de temps après cette promotion qu’il entend parler des travaux de Gray. Il tient enfin "son" sujet. L’électricité lui donnera l’occasion de mettre en œuvre une méthode dont la rigueur n’aura pour équivalent que celle de Lavoisier, dans le domaine de la chimie, un demi-siècle plus tard.
De magnifiques découvertes seront au rendez-vous. Elles feront l’objet d’une série de mémoires publiés dans l’Histoire de l’Académie des sciences à partir d’avril 1733.
Le premier de ces mémoires se présente comme une "Histoire de l’Electricité". Ce texte reste, même lu avec le recul de près de trois siècles, un honnête document. Avant de faire état de son apport personnel, Dufay choisit de « mettre sous les yeux du lecteur, l’état où est actuellement cette partie de la physique ». Il souhaite, dit-il, rendre à chacun son mérite et ne conserver, pour lui, que celui de ses propres découvertes. Il veut surtout se libérer de l'obligation d'avoir à citer, à chaque moment, le nom de tel ou tel de ses prédécesseurs. Son projet, en effet, est ambitieux : il se propose de poser les premières pierres d'une véritable théorie de l'électricité. La plupart des auteurs qui l'ont précédé ont, dit-il, "rapporté leurs expériences suivant l'ordre dans lequel elles ont été faites". Son plan est différent: il veut classer leurs expériences et les siennes "afin de démêler, s'il est possible, quelques-unes des lois et des causes de l'électricité".
Un discours de la méthode :
Le second mémoire annonce sa méthode sous forme de six questions.
Il s’agit de savoir :
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Quels sont les corps qui peuvent devenir électriques par frottement et si l’électricité est une qualité commune à l’ensemble de la matière.
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Si tous les corps peuvent recevoir la vertu électrique par contact ou par approche d’un corps électrisé.
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Quels sont les corps qui peuvent arrêter ou faciliter la transmission de cette vertu et quels sont ceux qui sont le plus vivement attirés par les corps électrisés.
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Quelle est la relation entre vertu attractive et vertu répulsive et si ces deux vertus sont liées l’une à l’autre ou indépendantes.
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Si la "force" de l’électricité peut être modifiée par le vide, la pression, la température…
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Quelle est la relation entre vertu électrique et faculté de produire la lumière, propriétés qui sont communes à tous les corps électriques.
Un beau programme qui sera mené avec une remarquable rigueur.
Les trois premières questions cernent le problème de l'électrisation des corps et de la conduction électrique. Dufay s'intercale entre Gray et Franklin pour en établir les premières lois. La quatrième question pose, pour la première fois, le problème de la répulsion.
La répulsion rejoint l'attraction.
Depuis William Gilbert, et même depuis l'antiquité, électricité est synonyme d'attraction. Dufay n'échappe pas à la règle et, dans l'introduction à son premier mémoire il définit l'électricité comme "une propriété commune à plusieurs matières et qui consiste à attirer les corps légers de toute espèce placés à une certaine distance du corps électrisé par le frottement d'un linge, d'une feuille de papier, d'un morceau de drap ou simplement de la main".
Cependant, il a été troublé par l'une des observations faites par Otto de Guericke : celle du globe de soufre qui repousse le duvet qu'il a d'abord attiré. Il avoue n'être jamais parvenu à la reproduire. Par contre il rencontre le succès avec une expérience similaire proposée par Hauksbee. Il s'agit de frotter un tube de verre tenu horizontalement et de laisser tomber sur sa surface une parcelle de feuille d'or. Le résultat est spectaculaire :
"Sitôt qu'elle a touché le tube, elle est repoussée en haut perpendiculairement à la distance de huit à dix pouces, elle demeure presque immobile à cet endroit, et, si on approche le tube en l'élevant, elle s'élève aussi, en sorte qu'elle s'en tient toujours dans le même éloignement et qu'il est impossible de l'y faire toucher : on peut la conduire où l'on veut de la sorte, parce qu'elle évitera toujours le tube".
Même si les prouesses réalisées par la "fée électricité" ont apaisé depuis longtemps notre soif de merveilleux, l'expérience, aujourd'hui encore, mérite d'être tentée. Il importe pour cela de se munir du tube de verre adéquat. Celui de Dufay est du type de celui utilisé par Gray et qui est devenu un standard. Il a une longueur proche de un mètre et un diamètre de trois centimètres. Il est réalisé dans un verre au plomb. Gray et Dufay ne disent rien de la façon dont il était frotté, peut-être tout simplement par la main bien sèche de l'expérimentateur comme le recommandent plusieurs auteurs.
Pour avoir tenté l'expérience, je peux témoigner de l'importance du choix du tube de verre. Un simple tube à essai ne conviendra pas et encore moins la tige de verre d'un agitateur (bien que ce soit de cette façon que, depuis le 19ème siècle, l'expérience est décrite dans les manuels de physique). Leurs diamètres sont insuffisants. Il faut au minimum celui d'une solide éprouvette à gaz. J'ai personnellement rencontré le succès avec le col, long de 50cm, d'un ballon de verre pyrex extrait d'un matériel de chimie. Bien séché et frotté en utilisant le premier sac de "plastique" récupéré, il donne des résultats spectaculaires. Trouver une feuille d'or n'est pas trop difficile si on connaît un marbrier ou un relieur. On peut plus simplement utiliser un duvet ou quelques fibres de coton. Je conseillerais pour ma part les plumets d'un chardon cueillis secs à la fin de l'été.
Bien réalisée, cette expérience montre que la répulsion électrique est beaucoup plus spectaculaire que l'attraction. La parcelle de feuille d'or, le duvet ou le plumet de chardon, que vous aurez lâché, va se précipiter sur le tube frotté pour en être violemment repoussé jusqu'à trente, quarante, cinquante centimètres, voire plus. Personne ne peut être insensible à l'étrangeté d'une telle "lévitation".
Dufay donne de ces faits une interprétation immédiate : "lorsqu'on laisse tomber la feuille sur le tube, il attire vivement cette feuille qui n'est nullement électrique, mais dès qu'elle a touché le tube, ou qu'elle l'a seulement approché, elle est rendue électrique elle même et, par conséquent elle en est repoussée, et s'en tient toujours éloignée".
Mais approchons le doigt ou un autre objet conducteur de la feuille : elle vient s'y coller pour retomber à nouveau sur le tube et à nouveau s'élever.
Explication simple encore, nous dit Dufay : "Sitôt que la feuille a touché ce corps, elle lui transmet toute son électricité, et par conséquent, s'en trouvant dénuée, elle tombe sur le tube par lequel elle est attirée, de même qu'elle l'était avant que de l'avoir touché ; elle y acquiert un nouveau tourbillon électrique" et est donc repoussée. Ainsi se trouve expliqué l'étrange comportement, parfois observé, de feuilles d'or dansant une sarabande entre le tube de verre et un objet proche.
Une simple remarque : Dufay parle de "tourbillon" électrique. La théorie des "tourbillons" est ici empruntée à Descartes. Pour celui-ci chaque corps céleste est entouré d'un tourbillon d'une matière subtile. Ces tourbillons en se touchant maintiennent les astres à distance l'un de l'autre et entraînent l'ensemble dans le mouvement d'horlogerie que chacun peut observer même si les rouages restent invisibles. De la même façon, les tourbillons "électriques" entourant deux corps électrisés les écarteront l'un de l'autre.
La loi de Dufay :
Fort de cette interprétation, Dufay passe alors en revue les observations antérieures et en particulier celles de Hauksbee concernant des fils de coton attachés à l'intérieur d'un globe de verre frotté et qui " s'étendent en soleil du centre à la circonférence". Tous ces faits le conduisent à une première loi de la répulsion :
"Il demeure pour constant, que les corps devenus électriques par communication, sont chassés par ceux qui les ont rendu électriques".
Par ce mécanisme de "l'attraction – contact – répulsion", (A.C.R), Dufay explique avec élégance une foule d'observations. Le phénomène doit cependant être approfondi. Il faut, en particulier, répondre à la question suivante :
Deux corps chargés d'électricité à deux sources différentes vont-ils également se repousser ?
En cherchant à le vérifier Dufay fait accomplir à l'électricité un nouveau bond en avant : "cet examen", dit-il, " m'a conduit à une autre vérité que je n'aurais jamais soupçonnée, et dont je crois personne n'a encore eu la moindre idée".
Le moment est suffisamment important pour que nous lui laissions la parole :
" Ayant élevé en l'air une feuille d'or par le moyen du tube (de verre), j'en approchais un morceau de gomme copal (résine d'arbre exotique de la famille des légumineuses) frottée et rendue électrique, la feuille fut s'y appliquer sur le champ, et y demeura, j'avoue que je m'attendais à un effet tout contraire, parce que selon mon raisonnement, le copal qui était électrique devait repousser la feuille qui l'était aussi ; je répétais l'expérience un grand nombre de fois, croyant que je ne présentais pas à la feuille l'endroit qui avait été frotté, et qu'ainsi elle ne s'y portait que comme elle aurait fait à mon doigt, ou à tout autre corps, mais ayant pris sur cela mes mesures, de façon à ne me laisser aucun doute, je fus convaincu que la copal attirait la feuille d'or, quoiqu'elle fût repoussée par le tube : la même chose arrivait en approchant de la feuille d'or un morceau d'ambre ou de cire d'Espagne (cire végétale extraite de certaines espèces de palmiers) frotté.
Après plusieurs autres tentatives qui ne me satisfaisaient aucunement, j'approchai de la feuille d'or chassée par le tube, une boule de cristal de roche, frottée et rendue électrique, elle repoussa cette feuille de même, afin que je ne pus pas douter que le verre et le cristal de roche, ne fissent précisément le contraire de la gomme copal, de l'ambre et de la cire d'Espagne, en sorte que la feuille repoussée par les uns, à cause de l'électricité qu'elle avait contractée, était attirée par les autres : cela me fit penser qu'il y avait peut-être deux genres d'électricité différents."
Une hypothèse aussi hardie effraie d'abord son auteur. Si deux électricités existent réellement, comment ne les a-t-on pas encore signalées ! De nombreuses vérifications s'imposent. Dufay frotte toutes les matières dont il dispose : il faut bien se rendre à l'évidence, le phénomène est général.
" Voilà donc constamment deux électricités d'une nature différente, savoir celle des corps transparents et solides comme le verre, le cristal, etc. et celle des corps bitumineux ou résineux, comme l'ambre, la gomme copal, la cire d'Espagne, etc.
Les uns et les autres repoussent les corps qui ont contracté une électricité de même nature que la leur, et ils attirent, au contraire, ceux dont l'électricité est de nature différente de la leur."
Que dire de plus ? La loi d'attraction et de répulsion électrique est toute entière dans ces deux phrases. Si nous cherchons son énoncé dans un manuel contemporain nous l'y retrouvons pratiquement au mot près. Reste à nommer ces deux électricités différentes :
" Voilà donc deux électricités bien démontrées, et je ne puis me dispenser de leur donner des noms différents pour éviter la confusion des termes, ou l'embarras de définir à chaque instant celle dont je voudrais parler : j'appellerai donc l'une l'électricité vitrée, et l'autre l'électricité résineuse, non que je pense qu'il n'y a que les corps de la nature du verre qui soient doués de l'une, et les matières résineuses de l'autre, car j'ai déjà de fortes preuves du contraire, mais c'est parce que le verre et la copal sont les deux matières qui m'ont donné lieu de découvrir ces deux espèces d'électricités."
Electricité vitrée, électricité résineuse... ces deux termes ont au moins le mérite de proposer des étalons commodes. La fin du mémoire constitue d'ailleurs un début de classement. Au registre des corps qui présentent de l'électricité résineuse nous trouvons l'ambre, la cire d'Espagne, la gomme copal, la soie, le papier. L'électricité vitrée apparaît sur le verre et aussi le cristal, la laine, la plume... mais laissons à Dufay le soin de présenter son plus bel exemple:
"Rien ne fait un effet plus sensible que le poil du dos d'un chat vivant. On sait qu'il devient fort électrique en passant la main dessus ; si on approche alors un morceau d'ambre frotté, il en est vivement attiré, et on le voit s'élever vers l'ambre en très grande quantité ; si, au contraire, on en
approche le tube, il est repoussé et couché sur le corps de l'animal".
Ainsi débute la longue tradition des peaux de chat dans les laboratoires de nos lycées.
Après les découvertes fondamentales que sont la conduction et l'électrisation par influence, la découverte des deux espèces d'électricité ouvre des voies prometteuses. La conclusion du mémoire manifeste l'espoir de progrès rapides.
"Que ne devons nous point attendre d'un champ aussi vaste qui s'ouvre à la physique ? Et combien ne nous peut-il point fournir d'expériences singulières qui nous découvriront peut-être de nouvelles propriétés de la matière ? "
Quand il écrit ces lignes, Dufay a trente cinq ans. Sa mort prématurée cinq ans plus tard lui laissera peu de temps pour tracer plus loin son sillon. Il lui aura surtout manqué le temps de défendre une théorie trop hardie pour la plupart de ses contemporains. Son disciple direct, l'Abbé Nollet, à peine plus jeune que lui, est le premier à la rejeter.
Dans son "Essai sur l'électricité des corps", il se livre à une vigoureuse critique de la théorie des deux électricités :
" Question : Y a-t-il dans la nature deux sortes d'électricité essentiellement différentes l'une de l'autre ?
Réponse : Feu M. Dufay séduit par de fortes apparences et embarrassé par des faits qu'il n'était guère possible de rapporter au même principe il y a trente ans, c'est à dire dans un temps où l'on ignorait encore bien des choses qui se sont manifestées depuis, M. Dufay dis-je, a conclu par l'affirmation sur la question dont il s'agit. Maintenant bien des raisons tirées de l'expérience, me font pencher fortement pour l'opinion contraire ; et je suis pas le seul de ceux qui ont examiné et suivi les phénomènes électriques, qui abandonne la distinction des deux électricités résineuse et vitrée".
Il propose pour sa part la théorie d'une matière électrique unique qui quitterait et rejoindrait les corps électrisés dans un double mouvement simultané.
" La matière électrique s'élance du corps électrisé en forme de rayons qui sont divergents entre eux et c'est là ce que j'appelle matière effluente ; une pareille matière vient, selon moi, de toutes parts au corps électrisé, soit de l'air atmosphérique soit des autres corps environnants et voilà ce que je nomme matière affluente ; ces deux courants qui ont des mouvements opposés, ont lieu tous deux ensemble. ".
Théorie confuse et sans réelle portée explicative mais l'Abbé Nollet est devenu le "Physicien électriseur" le plus célèbre des cours d'Europe et ses avis ont force de loi. Pendant de longues années il sera un obstacle, hélas efficace, à la diffusion de la théorie des deux électricités.
Nous ne quitterons pas Dufay sans un regret. Des découvertes de portée équivalente ne restent généralement pas anonymes. Coulomb, Volta, Galvani, Ampère, Laplace...vivent toujours dans le vocabulaire électrique à travers une loi, parfois une unité. Qui connaît encore Dufay ?
Déjà en 1893, Henri Becquerel, qui avait choisi d'en faire l'éloge à l'occasion du centenaire du Muséum d'Histoire Naturelle, devait constater cet oubli :
"Parmi les statues et les bustes qui ornent nos galeries, parmi les noms gravés sur nos monuments, j'ai cherché en vain la figure ou même le nom seulement d'un des hommes qui firent le plus de bien et le plus d'honneur au vieux Jardin des Plantes, le nom du prédécesseur de Buffon. Que dis-je, j'ai cherché jusqu'à son souvenir, et ni dans tout le muséum, ni dans Paris même, je n'ai pu trouver un portrait de Charles-François de Cisternay du Fay, intendant du Jardin Royal des Plantes".
Nous pourrions prolonger la longue période oratoire de Becquerel : "J'ai vainement cherché son souvenir dans les livres de physique, dans le nom des lois et des unités électriques...".
Est-il vraiment trop tard pour perpétuer le souvenir de ce physicien talentueux ? Rien ne nous empêche de signaler dans nos cours et dans nos manuels que la loi d'attraction et de répulsion électrique est la "loi de Dufay".
Dufay oublié, il faudra une longue suite d'observations et d'interprétations contradictoires pour que la théorie des "deux électricités" nous revienne. Le second maillon de cette chaîne est, à nouveau, Benjamin Franklin.
Benjamin Franklin (1706-1790) : un vocabulaire neuf pour un fluide unique.
Contrairement à son prédécesseur, la renommée n'a pas oublié Franklin, "l'inventeur" du paratonnerre.
Dans le domaine de la physique il se décrit lui-même comme un amateur. Né à Boston en 1706, il est autodidacte. Son père est un modeste fabricant de chandelles et c'est chez son frère imprimeur qu'il peut assouvir sa passion pour la lecture. Il rencontre l'électricité par hasard vers l'âge de quarante ans. Il est alors à Philadelphie où il participe aux activités des cercles cultivés de la ville. Ceux-ci ont reçu d'Angleterre un "coffret électrique contenant "un tube de verre avec une note explicative sur l'emploi qu'on en peut faire" pour réaliser "certaines expériences électriques". L'auteur de cet envoi est Peter Collinson, membre de la Royal Society, l'académie des sciences anglaise. C'est un marchand Quaker de Londres entretenant des relations commerciales avec les colonies d'Amérique et qui ambitionne d'encourager les américains dans l'étude des sujets scientifiques. Il n'a pas manqué de joindre à son envoi une notice explicative : une relation des expériences spectaculaires menées en Allemagne par Bose et ses successeurs. Une "bouteille de Leyde" (nous reparlerons de ce premier condensateur électrique) est jointe au colis, elle procurera de vigoureuses secousses au "Tout-Philadelphie" pendant plusieurs mois.
Franklin fait de ce matériel un usage plus scientifique dont il rend compte, à partir de mars 1747, sous forme de plusieurs lettres à son correspondant anglais M. Collinson, membre de la Royal Society.
Nous avons déjà évoqué la proposition qui servira de socle à toutes ses interprétation ultérieures : l'électricité est un fluide qui imprègne tous les corps. Le frottement a pour effet d'en faire passer une certaine quantité d'un corps à l'autre.
Cette nouvelle façon de percevoir l'électricité est parfaitement illustrée par la deuxième lettre qu'il adresse à Pierre Collinson. Trois personnages y sont mis en scène : A, B et C.
A est isolé sur un gâteau de cire, il frotte un tube de verre qu'il tend à B lui-même isolé. B approche la main du tube et en reçoit une étincelle. A ce moment le personnage C resté au sol, en contact avec la terre, tend les doigts vers A et B et reçoit de chacun une décharge électrique. Franklin propose une interprétation séduisante :
"Nous supposons que le feu électrique est un élément commun, dont chacune des trois personnes susdites a une portion égale avant le commencement de l'opération avec le tube : la personne A qui est sur un gâteau de cire, et qui frotte le tube, rassemble le feu électrique de son corps dans le verre, et sa communication avec le magasin commun (la terre) étant interceptée par la cire, son corps ne recouvre pas d'abord ce qui lui manque ; B, qui est pareillement sur la cire, étendant la jointure de son doigt près du tube, reçoit le feu que le verre avait ramassé de A ; et sa communication avec le magasin commun étant aussi interceptée, il conserve de surplus la quantité qui lui a été communiquée. A et B paraissent électrisés à C, qui est sur le plancher ; car celui-ci ayant seulement la moyenne quantité de feu électrique, reçoit une étincelle de B, qui en a de plus, et il en donne à A qui en a de moins...
De là quelques nouveaux termes se sont introduits parmi nous. Nous disons que B (ou tout autre corps dans les mêmes circonstances) est électrisé positivement et A négativement ; ou plutôt B est électrisé plus et A l'est moins, et tous les jours dans nos expériences nous électrisons les corps en plus ou en moins suivant que nous le jugeons à propos.".
Pour la première fois, est donc exprimée la notion de charges positives et négatives. Cependant, nous l'avons compris, Franklin ignore l'interprétation de Dufay en termes de deux espèces d'électricité. Pour lui, le fluide électrique est unique, un corps chargé positivement en porte une quantité supplémentaire, un corps chargé négativement en a perdu. "Plus " et "moins" ne sont donc pas une nouvelle convention pour désigner deux électricités différentes mais ont le sens réel de gain et de perte.
Ce modèle, opposé à celui de Dufay, peut facilement convaincre. Il présente cependant de sérieuses lacunes. Comment peut-on affirmer, comme une évidence, que l'homme qui frotte le tube de verre fait passer l'électricité de son corps vers le tube ? Etait-il plus difficile d'imaginer que ce même homme arrache de l'électricité au tube frotté ? Franklin propose une étrange hypothèse : il imagine que la "chose frottante" perd une partie de son fluide au profit de la "chose frottée". Mais qui frotte et qui est frotté dans cette opération ?
Regrettons, au passage, que Franklin n'ait pas d'abord frotté du soufre. Il lui aurait, pour la même raison, attribué une charge positive ce qui, nous le verrons par la suite, aurait simplifié la tâche des professeurs des siècles suivants.
La publication de ces premières lettres lui vaut à ce sujet un courrier critique. Un de ses correspondants lui signale le comportement différent du soufre et du verre et suggère l'existence de deux électricités. Franklin maintient son interprétation initiale. Tout au plus doit-il admettre qu'un corps peut non seulement gagner de l'électricité quand on le frotte, mais aussi en perdre. Persévérant dans son intuition première il décrète cependant que c'est bien le verre qui se charge "en plus" tandis que le soufre se charge "en moins".
Une seconde mise en garde est plus sévère. On n'étonnera personne en disant que le sujet favori de Franklin aura été le tonnerre. Il en imagine le processus de la façon suivante : la terre est la réserve, le "magasin" de l'électricité. En s'évaporant pour former les nuages, l'eau arrache au globe terrestre une certaine quantité de fluide qui lui est ensuite restituée sous forme d'éclairs. Or, après la découverte du paratonnerre, Franklin est en mesure de prélever et d'analyser l'électricité portée par les nuages. Il constate alors qu'ils sont généralement chargés "en moins". Il faudrait donc que l'eau ait abandonné de l'électricité au sol et que, dans le phénomène du tonnerre, ce soit "la terre qui frappe les nuages et non pas les nuages qui frappent la terre". Cette constatation, contraire au sens commun, chagrine son auteur et, finalement, le doute s'installe :
"Les amateurs de cette branche de la physique ne trouveront pas mauvais que je leur recommande de répéter avec soin et en observateurs exacts, les expériences que j'ai rapportées dans cet écrit et dans les précédents sur l'électricité positive et négative, et toutes celles du même genre qu'ils imagineront, afin de s'assurer si l'électricité communiquée par le globe de verre est réellement positive..."
Il faudra presque un siècle et demi pour apporter une réponse à cette question. Cette réponse, hélas, sera négative.
Cela n'empêche pas la théorie du fluide unique de s'imposer. Elle possède, en effet, un pouvoir déductif très développé et sera la source d'un progrès rapide dans l'expérimentation. Aujourd'hui encore, le schéma proposé par Franklin reste à la base de la plupart de nos raisonnements.
Entre Dufay et Franklin : les bas de soie de Robert Symmer.
Robert Symmer (1707 - 1763) est écossais. Après une carrière dans la finance il se consacre aux sciences. En 1759 il publie dans les Philosophical Transactions de la Royal Society de Londres, le compte rendu d'expériences qui, malgré leur caractère étrange, lui vaudront une durable renommée.
Cela commence par une observation banale : des étincelles éclatent le soir quand il retire ses bas. Beaucoup de ses amis lui disent avoir fait la même observation mais, dit-il, "il n'a jamais entendu parler de quelqu'un qui ait considéré le phénomène de façon philosophique". C'est en effet une idée qui ne vient pas spontanément à l'esprit et c'est pourtant ce qu'il se propose de faire. Il décide donc de porter chaque jour deux paires de bas superposées, l'une de soie vierge l'autre de laine peignée. Heureuse initiative car alors le phénomène se renforce et surtout les deux paires de bas, quand on les sépare, manifestent une furieuse tendance à s'attirer. On peut même mesurer cette attraction en lestant l'une des paires au moyen de masses marquées de poids non négligeable.
Arrive un jour où un décès dans sa famille l'amène à porter le deuil. Il ne renonce pas pour autant à son expérience et enfile une paire de bas de soie noire sur ses habituels bas de soie naturelle. Ce soir là, au moment du déshabillage, l'effet est extraordinaire ! Jamais bas ne se sont attirés avec tant de fougue !
Quand la période de deuil touche à sa fin, et que des bas plus classiques reprennent leur place en position externe sur la jambe de Symmer, les phénomènes retrouvent leur cours plus modéré. Voici donc deux matériaux de choix pour une expérimentation sur les attractions électriques : la soie naturelle et la soie noire à laquelle le colorant a apporté de nouvelles propriétés. Pour décrire ces observations Symmer utilise d'abord le vocabulaire de Franklin mais, dans l'incapacité de décider lequel des deux bas perd ou gagne de l'électricité, il refuse un choix arbitraire et s'oriente, après avoir lu Dufay, vers l'idée de deux fluides électriques différents :
" C'est mon opinion, qu'il y a deux fluides électriques (ou des émanations de deux pouvoirs électriques distincts) essentiellement différents l'un de l'autre ; que l'électricité ne consiste pas en l'effluence et l'affluence de ces fluides, mais dans l'accumulation de l'un ou l'autre dans les corps électrisés ; ou, en d'autres termes elle consiste dans la possession d'une grande quantité de l'un ou l'autre pouvoir. Ainsi il est possible de garder un équilibre dans un corps, par contre si l'un ou l'autre pouvoir domine, le corps est électrisé de l'une ou l'autre manière".
Pour désigner ces électricités Symmer conserve les termes "positive" et "négative" qui associent une neutralité mathématique à la neutralité électrique de la matière. Tout en la sachant arbitraire il conservera également la convention de Franklin et appellera positive l'électricité qui apparaît en excès sur le verre frotté et négative celle qui s'accumule sur le soufre. C'est donc la théorie de Dufay habillée du vocabulaire de Franklin. C'est encore le modèle de nos "modernes" manuels.
Plusieurs auteurs souhaiteraient un armistice dans la querelle. C'est le cas du suédois T. Bergman qui propose en 1765, peu après la mort de Symmer, un "fluide neutre composé". Constitué de quantités égales de fluide négatif et de fluide positif, il ne se manifeste pas dans l'état normal d'équilibre. Certaines opérations, comme le frottement, le décomposent en deux fluides opposés. Cette théorie fera des adeptes après la découverte de la pile électrique.
Dufay, malgré la rigueur de sa méthode, a été rapidement oublié. Par contre, on trouve encore le nom de Symmer dans les manuels du début du XXème siècle.
Le XIXème siècle voit donc cohabiter deux modèles différents, celui du fluide unique plutôt enseigné en Angleterre et celui des deux fluides surtout utilisé en Europe continentale. Les raisons de choisir l'un ou l'autre sont souvent plus d'ordre philosophique que d'ordre pratique. Une attitude qu'illustre assez bien Charles-Augustin Coulomb (1736-1806), alors qu'il vient, en 1788, d'établir la loi mathématique de l'attraction et de la répulsion à distance.
Pour comprendre cette difficulté à choisir, il faut admettre que, certes, le modèle du fluide unique offre de sérieux avantages mais qu'il soulève également plusieurs difficultés qu'il serait trop commode de passer sous silence. Parmi elles, celle de la répulsion entre deux corps chargés négativement.
La répulsion entre deux corps portant "plus" d'électricité ne pose pas de problème à Franklin et à ses disciples : cette électricité supplémentaire forme, pensent-ils, une "atmosphère" qui entoure chaque corps chargé. Ces atmosphères, par leur simple action mécanique élastique, expliquent de façon simple la répulsion entre deux corps chargés positivement.
Le problème est différent avec deux corps ayant "perdu" de l'électricité. Aucune atmosphère ne les entoure. D'où alors provient la répulsion ? Ce phénomène qu'ils n'arrivent pas à expliquer de façon satisfaisante, sera la source d'un tourment permanent pour Franklin et ses partisans.
L'un d'entre eux, Franz Aepinus (1724-1802), professeur à Berlin puis à Saint-Pétersbourg, abandonne l'hypothèse des "atmosphères" électriques et adopte une vision "newtonienne" de l'action électrique. Celle-ci se ferait à distance, sans aucun support mécanique.
La matière "ordinaire" aurait le pouvoir d'attirer le fluide électrique jusqu'à s'en "gorger" comme une éponge et acquérir ainsi un état de neutralité électrique. Par contre, les particules de matière électrique, c'est admis, se repoussent entre elles. Deux corps chargés d'un surplus d'électricité doivent donc se repousser.
Mais pourquoi deux corps ayant perdu de l'électricité se repousseraient-ils ? Tout simplement parce que la matière ordinaire, privée d'électricité, a elle-même la propriété de répulsion à distance. Ainsi la répulsion se manifesterait entre deux corps chargés de trop d'électricité mais également entre deux corps ayant perdu du fluide électrique.
Cette "matière ordinaire", caractérisée par son volume, sa masse, son inertie, serait donc capable, à la fois, d'exercer sur elle-même des forces d'attraction à distance de nature gravitationnelle comme l'a proposé Newton et des forces de répulsion de nature électrique. Ce système assez compliqué ne pouvait convenir qu'à des franklinistes déjà convaincus. Ce n'est pas le cas de Coulomb :
" M. Aepinius a supposé dans la théorie de l'électricité, qu'il n'y avait qu'un seul fluide électrique dont les parties se repoussaient mutuellement et étaient attirées par les parties des corps avec la même force qu'elles se repoussaient... Il est facile de sentir que la supposition de M. Aepinius donne, quant aux calculs, les mêmes résultats que celle des deux fluides... Je préfère celle des deux fluides qui a déjà été proposée par plusieurs physiciens, parce qu'il me paraît contradictoire d'admettre en même temps dans les parties des corps une force attractive en raison inverse du carré des distances démontrée par la pesanteur universelle et une force répulsive dans le même rapport inverse du carré des distances". (Des deux natures d'électricité – Histoire de l'Académie Royale des Sciences – année 1788, page 671).
Il reste vrai, cependant, que le choix ne s'impose pas quand on étudie l'électricité à l'état statique. Le problème se pose-t-il différemment quand on considère la circulation de ce, ou de ces, fluide(s), c'est à dire quand on s'intéresse au "courant" électrique ?
La question sera très vite posée et nous allons nous autoriser à parcourir le temps qui nous mènera de Dufay à J.J. Thomson, en passant par Ampère et Maxwell, pour découvrir les différentes réponses qui lui seront apportées.
Des charges jusqu'aux courants électriques.
Le concept de courant électrique est déjà en germe dans les lettres de Franklin à ses correspondants. En définissant l'électricité comme un fluide qui peut s'accumuler sur un corps ou en être extrait, en désignant par le terme de "conducteur" les corps susceptibles de transmettre ce fluide, on introduit nécessairement l'idée d'un écoulement. Le mot "courant" est d'ailleurs utilisé par Franklin pour décrire les "effluves" qui s'échappent des conducteurs et M.E. Kinnersley, l'un de ses correspondants, qui a déjà eu l'occasion de lui signaler les effets différents du verre et du soufre, lui propose un premier montage propre à faire circuler ce fluide :
" Si un globe de verre est placé à l'un des bouts du conducteur, et un globe de soufre à l'autre, les deux globes étant également en bon état, et dans un mouvement égal, on ne pourra tirer aucune étincelle du conducteur, parce que l'un des globes attire (le fluide électrique) du conducteur aussi vite que l'autre y fournit ! ".
Le même Kinnersley observe l'effet calorifique du courant électrique. Il relie par un fil d'archal (autre nom du laiton, alliage de zinc et de cuivre), les deux armatures d'une batterie de bouteilles de Leyde (nous parlerons bientôt de ces premiers condensateurs électriques) : "le fil d'archal fut chauffé jusqu'au rouge". L'interprétation du phénomène est très "moderne" :
" On peut inférer de là que, quoique le feu électrique n'ait aucune chaleur sensible lorsqu'il est dans un état de repos, il peut par son mouvement violent et par la résistance qu'il éprouve, produire de la chaleur dans d'autres corps, en y passant pourvu qu'ils soient assez petits. Une grande quantité passerait au travers du gros fil d'archal sans y produire de chaleur sensible, tandis que la même quantité passant au travers d'un petit, étant restreinte à un passage plus étroit, et ses particules plus serrées les unes sur les autres, et éprouvant une plus grande résistance, elle échauffera ce petit fil d'archal jusqu'à le faire rougir et même jusqu'à le faire fondre".
Quant à s'interroger sur le sens de circulation de ce courant de fluide électrique, la question n'est jamais posée par les partisans du fluide unique tant la réponse est évidente : il circule nécessairement à travers le conducteur du corps qui en porte "en plus" vers celui qui en porte "en moins".
Le même point de vue est exprimé par le français Jean-Baptiste Le Roy (1720 - 1800) qui préfère pour sa part parler d'électricité "par condensation" et d'électricité "par raréfaction". Il décrit sa machine électrique comme une "pompe à électricité" qui refoule celle-ci de son pôle positif (le plateau de verre frotté) et l'attire à son pôle négatif (les coussins de cuir responsables du frottement). La circulation du fluide est clairement décrite:
"Si le fluide est raréfié d'un côté et condensé de l'autre, il doit se former un courant tendant du corps où il est condensé vers celui où il est raréfié".
Pour les tenants de la théorie du fluide unique, la définition du sens de circulation du courant électrique ne doit donc rien ni au hasard ni à une quelconque convention. Il est imposé par le modèle choisi : c'est du "plus" vers le "moins".
Les machines de Jean-Baptiste Le Roy sont une tentative sur la voie des générateurs électriques, il faudra cependant attendre le début du XIXème siècle et la construction de la première pile électrique par Volta pour que l'étude des courants électriques et de leurs effets prenne le pas sur celle des phénomènes statiques. Pour suivre cette histoire jusqu'à sa conclusion provisoire, commençons notre excursion vers des périodes plus proches de notre présent.
De la pile Volta au Bonhomme d'Ampère.
Nous ne détaillerons pas ici l'observation publiée en 1791 par Luigi Galvani et qui devait amener Volta à la découverte de la pile électrique (voir). Disons simplement, pour le moment, qu'en assemblant des rondelles de cuivre et de zinc alternées et séparées par des rondelles de carton imprégnées d'une solution acide, Volta réalise une générateur capable de faire circuler un courant électrique dans un conducteur extérieur (fil métallique ou solution conductrice).
Ce courant est, pour Volta, constitué d'un fluide unique tel que celui décrit par Franklin. Un fluide qui circule, à l'extérieur de la "pile", de son pôle positif vers son pôle négatif. Mais les tenants des deux fluides ne désarment pas : la pile produit du fluide positif à l'un de ses pôles et du fluide négatif à l'autre, disent-ils. Deux courants en sens inverse, l'un de fluide positif, l'autre de fluide négatif, circulent donc dans le conducteur qui relie les deux pôles.
Ce sont d'abord les chimistes qui s'emparent avec bonheur de la pile voltaïque et ils ne tranchent pas la querelle. Des phénomènes extraordinaires se font jour au niveau des électrodes reliées aux pôles de la pile et plongées dans les multiples solutions conductrices testées. La nature et le sens de circulation du fluide électrique ne sont pas leur préoccupation première. Ils sont déjà suffisamment occupés par l'étude des propriétés de la multitude de nouveaux corps que l'électrolyse vient de leur faire découvrir.
Il faut attendre 1820 pour que Oersted ramène l'intérêt des physiciens sur les courants traversant les conducteurs métalliques en mettant en lumière leurs effets magnétiques et mécaniques.
Oersted : la pile et la boussole
Malgré l'opposition établie par Gilbert, l'hypothèse de la nature commune de l'électricité et du magnétisme n'a pas été totalement abandonnée. L'aimantation de tiges de fer sous l'action de la foudre est déjà signalée dans les oeuvres de Franklin de même que le mouvement d'une aiguille aimantée à l'occasion de la décharge d'une bouteille de Leyde. Malheureusement ces recherches étaient vouées à l'échec tant que leurs auteurs ne disposaient pas d'une source continue d'électricité.
Hans Christian Oersted (1777-1851), professeur de physique à l'Université de Copenhague est celui à qui la chance sourira. Occupé pendant l'hiver 1819, à montrer à ses élèves l'effet calorifique de la pile Volta, il observe le mouvement d'une aiguille aimantée située à proximité du conducteur traversé par le courant électrique. Une étude attentive lui montre que l'effet est maximal quand le fil conducteur est placé parallèlement à l'aiguille aimantée. Celle-ci tend alors vers une position d'équilibre perpendiculaire au fil. Le sens de ce mouvement dépend de l'ordre dans lequel les pôles de la pile ont été reliés au conducteur.
Interprétant cette expérience nous dirions, aujourd'hui, que le sens de la déviation de l'aiguille dépend du sens du courant électrique. Oersted, lui, est adepte du modèle des deux fluides. Les courants de fluide positif et de fluide négatif, pense-t-il, se déplacent en sens inverse le long du conducteur. Héritier des théories cartésiennes, il les décrit sous la forme de deux "tourbillons" : La " matière électrique négative décrit une spirale à droite et agit sur le pôle nord" tandis que " la matière électrique positive possède un mouvement en sens contraire et a la propriété d'agir sur le pôle Sud ". Quand nous inversons les pôles de la pile auxquels est relié le fil conducteur, nous inversons le sens de chacun des courants et donc de leur effet sur la boussole.
Oersted réussit sans peine à faire entrer son interprétation dans le cadre théorique qui est le sien. La théorie des deux fluides résiste !
Ampère : le sens conventionnel.
On sait que dès l'annonce, en France, des observations faites par Oersted, Ampère (1775-1836) commençait la série d'expériences qui allaient l'amener à la mise au point de la théorie de "l'électromagnétisme". Chacun connaît le fameux "bonhomme" placé sur le fil conducteur de telle sorte que le courant électrique lui entre par les pieds. On pourrait penser qu'avec Ampère le courant unique a fini par l'emporter. Erreur ! Ampère est un ferme partisan des deux fluides. Il le rappelle dans son "Exposé des Nouvelles Découvertes sur l'Electricité et le Magnétisme" publié à Paris en 1822 :
"Nous admettons, conformément à la doctrine adoptée en France et par beaucoup de physiciens étrangers, l'existence de deux fluides électriques, susceptibles de se neutraliser l'un l'autre, et dont la combinaison, en proportions déterminées, constitue l'état naturel des corps. Cette théorie fournit une explication simple de tous les faits et, soumise à l'épreuve décisive du calcul, elle donne des résultats qui s'accordent avec l'expérience".
Par contre il rejette les termes d'électricité vitrée et résineuse, il leur préfère ceux de positive et négative à condition que ces termes ne conservent que le sens d'une convention :
"Lorsqu'on admit l'existence des deux fluides, on aurait dû dire : ils présentent l'un à l'égard de l'autre les propriétés opposées des grandeurs positives et négatives de la géométrie ; le choix est arbitraire, comme on choisit arbitrairement le côté de l'axe d'une courbe où ses abscisses sont positives ; mais alors celles de l'autre côté doivent être nécessairement considérées comme négatives ; et le choix une fois fait, comme il l'a été à l'égard des deux électricités, on ne doit plus le changer".
En toute logique, la pile produit ces deux types d'électricité :
" Dans la pile isolée, chaque électricité se manifeste à l'une des extrémités de l'appareil, l'électricité positive à l'extrémité zinc, et l'électricité négative à l'extrémité cuivre". (Ampère respecte ici les polarités proposées par Volta et dont nous verrons qu'elles étaient erronées).
La conclusion est naturelle :
"Deux courants s'établissent toujours, lorsque l'on fait communiquer les deux extrémités de la pile."
Le courant d'électricité positive part de la lame positive et celui d'électricité négative de la lame négative. Comme les phénomènes magnétiques s'inversent quand on change le sens de ces deux courants il est nécessaire, cependant, de bien repérer ces sens. C'est l'occasion pour Ampère de proposer une convention commode :
"Il suffit de désigner la direction du transport de l'un des principes électriques, pour indiquer, en même temps, le sens du transport de l'autre ; c'est pourquoi, en employant dorénavant l'expression de courant électrique pour désigner le sens dans lequel se meuvent les deux électricités, nous appliquerons cette expression à l'électricité positive, en sous-entendant que l'électricité négative se meut en sens contraire".
Voici donc enfin ce fameux "sens conventionnel". En réalité, ce qu'il décrit n'est pas le sens du courant mais celui des courants. En choisissant d'appeler "sens du courant" celui de la circulation du fluide positif, Ampère a eu l'habileté de trouver un vocabulaire commun aux hypothèses "anglaise" et "française". Dès lors, le fameux "bonhomme d'Ampère" peut servir d'outil aux deux modèles:
"Pour ... définir la direction du courant relativement à l'aiguille concevons un observateur placé dans le courant de manière que la direction de ses pieds à sa tête soit celle du courant, et que sa face soit tournée vers l'aiguille ; on voit alors que dans toutes les expériences rapportées ci-dessus le pôle austral de l'aiguille aimantée est porté à la gauche de l'observateur ainsi placé".
L'observateur d'Ampère reçoit bien le fluide positif par les pieds mais reçoit également le fluide négatif par la tête.
"Bonhomme d'Ampère" nageant dans le courant
(Louis Figuier, Les Merveilles de la Science)
Avec Ampère, c'est la théorie des deux courants qui s'impose en France et dans la plupart des Pays d'Europe, elle est encore classique dans les manuels du début du XXème siècle et exige des enseignants de véritables prouesses pédagogiques. Il n'est en effet pas commode d'exposer la façon dont les deux fluides peuvent se croiser sans se neutraliser.
Le retour de Franklin.
L'Angleterre est en général restée fidèle à Franklin et au fluide unique. Maxwell (1831-1879), par exemple, souhaite une grande prudence vis-à-vis de la notion même de fluide électrique:
"Tant que nous ignorons si l'électricité positive ou négative, ou si l'électricité même est une substance, tant que nous ne saurons pas si la vitesse du courant électrique est de plusieurs millions de lieues par seconde ou d'un centième de pouce à l'heure, ou même si le courant électrique marche du positif au négatif ou dans la direction opposée nous devrons éviter de parler de fluide électrique". (Maxwell, traité élémentaire d'électricité - Paris - Gautier Villars - 1884).
Malgré cette prudence il faut bien choisir l'un des modèles pour interpréter les phénomènes électromagnétiques, c'est alors le fluide unique et le modèle de Franklin qui auront sa préférence :
"S'il existe une substance pénétrant tous les corps, dont le mouvement constitue le courant électrique, l'excès de cette substance dans un corps, au delà d'une certaine proportion normale, constitue la charge observée de ce corps".
Aucune ambiguïté avec le modèle de la "vis" (ou du "tire-bouchon", comme le préfèrent les français) proposé par Maxwell pour décrire l'expérience d'Oersted : elle avance, le long du fil, dans le sens du courant :
"Supposons qu'une vis droite s'avance dans la direction du courant, en tournant, en même temps, comme au travers d'un corps solide, c'est à dire dans le sens des aiguilles d'une montre, le pôle Nord de l'aimant tendra toujours à tourner autour du courant dans le sens de rotation de la vis, et le pôle sud dans le sens opposé".
voir aussi : Quelques bonshommes... par des potaches du XXe siècle
Nous pourrons terminer cette brève histoire avec J.-J. Thomson (1856-1940). En 1897, il reconnaît, lui aussi, que rien, jusqu'à présent, n'a pu départager la "théorie dualiste" de l'électricité de la "théorie unitaire" :
"Les fluides étaient des fictions mathématiques, destinées seulement à fournir un support spatial aux attractions et répulsions qui se manifestent entre corps électrisés... Aussi longtemps que nous nous bornons à des questions qui impliquent seulement la loi des forces se manifestant entre des corps électrisés et la production simultanée de quantités égales d'électricité positive et négative, les deux théories doivent donner le même résultat, et il n'y a rien qui puisse nous permettre de choisir entre les deux... Ce n'est que lorsque nous portons nos investigations sur des phénomènes impliquant les propriétés physiques du fluide, qu'il nous est permis d'espérer pouvoir faire un choix entre les deux théories rivales".( J-J.Thomson. Electricité et Matière. Paris : Gautier Villars - traduction-1922)
Thomson, à cette période de sa vie, étudie le "rayonnement" qui traverse un tube vidé de son air et dont les tubes "cathodiques" de nos écrans de récepteurs de télévision et d'ordinateurs sont encore, pour quelques années, les descendants.
Au moment où, dans ce rayonnement, il découvre le "corpuscule d'électricité" que l'on appellera plus tard "électron", il pense faire, d'une certaine façon triompher ses couleurs nationales. Constatant que les rayons cathodiques sont constitués de "grains" d'électricité négative de masse plus de mille fois inférieure à celle du plus petit des atomes, celui d'hydrogène, il ne peut douter d'avoir assuré la victoire de son camp. Se souvenant que Franklin considérait que "La matière électrique est composée de particules extrêmement subtiles", il écrit :
"Ces résultats nous conduisent à une conception sur l'électricité qui a une ressemblance frappante avec la "théorie unitaire" de Franklin".
Le triomphe cependant n'est pas total :
" Au lieu de considérer, comme le faisait cet auteur, le fluide électrique comme étant de l'électricité positive, nous le considérons comme de l'électricité négative... Un corps chargé positivement est un corps qui a perdu une partie de ses corpuscules".
Il reste, en effet, ce mauvais choix initial : le verre frotté ne se charge pas d'électricité, il en perd !
Situation bloquée.
Nous voici au moment où la situation se fige. Depuis un siècle et demi les conventions de Franklin ont imprégné la science électrique, Ampère a incrusté cette empreinte en fixant un sens conventionnel de circulation du courant. La découverte des électrons, puis des protons, impose une nouvelle interprétation de la conduction électrique. Les charges positives et négatives existent bien toutes les deux et il est vrai que, dans l'électrolyse, deux courants de charges opposées se croisent dans la solution d'électrolyte.
Dans les conducteurs métalliques, par contre, seules les charges négatives sont mobiles. Le fluide positif reste immobilisé dans les noyaux fixes des atomes. Le courant électrique doit à présent être considéré, dans un circuit métallique, comme un courant d'électrons se déplaçant du pôle négatif du générateur vers son pôle positif.
Cette découverte est-elle un évènement suffisant pour provoquer une révolution dans les conventions électriques ? Il faut constater qu'on s'accommodera de ces électrons qui se déplacent dans le sens inverse du sens "conventionnel". Ce déplacement n'est d'ailleurs pas spectaculaire. Nous pouvons à présent répondre à l'interrogation de Maxwell. La vitesse du courant d'électrons dans un courant continu n'est pas de plusieurs millions de lieues à la seconde et si elle est quand même supérieure à un centième de pouce à l'heure, elle ne dépasse pas quelques centimètres à l'heure. Ce résultat parle peu à l'imagination. Ce lent courant d'électrons s'accorde mal avec la puissance observée des phénomènes électriques. C'est peut-être pourquoi on préfère continuer à raisonner sur le courant mythique des premiers temps de l'électricité qui se précipitait du pôle positif où il était concentré vers le pôle négatif où il avait été raréfié.
Il reste un certain étonnement et parfois de l'irritation quand on présente au débutant cette contradiction dans la science électrique. Quoi ? Plus d'un siècle s'est écoulé et l'erreur n'est toujours pas réparée ?
D'une certaine façon cette "erreur" est bénéfique : elle casse le discours linéaire, elle force à l'interrogation et oblige à un retour sur l'histoire des sciences.
Au moins les apprentis électriciens retiendront-ils que l'activité scientifique est une activité humaine, une activité vivante, et qu'on y rencontre parfois les cicatrices des erreurs passées.
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Pour aller plus loin : un ouvrage paru chez Vuibert en juin 2009.
Au fil d’un récit imagé – celui d’une succession de phénomènes généralement discrets qui, sous le regard d’observateurs avertis, débouchèrent sur des applications spectaculaires – nous croiserons des dizaines de savants, d’inventeurs et de chercheurs dont les noms nous sont déjà familiers : d’Ampère à Watt et de Thalès de Milet à Pierre et Marie Curie, ce sont aussi Volta et Hertz, Ohm et Joule, Franklin et Bell, Galvani et Siemens ou Edison et Marconi qui, entre autres, viennent peupler cette aventure.
On y verra l’ambre conduire au paratonnerre, les contractions d’une cuisse de grenouille déboucher sur la pile électrique, l’action d’un courant sur une boussole annoncer : le téléphone, les ondes hertziennes et les moteurs électriques, ou encore la lumière emplissant un tube à vide produire le rayonnement cathodique. Bien entendu, les rayons X et la radioactivité sont aussi de la partie.
De découvertes heureuses en expériences dramatiques, l’électricité reste une force naturelle qui n’a pas fini de susciter des recherches et de soulever des passions.