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4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 06:38

  La France se prépare à soutenir la guerre d'indépendance américaine, Brest et sa région sont en pleine effervescence. Sébastien Le Braz, jeune chirurgien de marine, tient sont journal. Deux siècles plus tard, des fragments en sont retrouvés dans le grenier d'un manoir en cours de démolition dans sa ville natale de Landerneau.

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Je me nomme Sébastien Le Braz. Je suis né en 1753 dans la ville de Landerneau en Bretagne. Cette journée du 10 juin 1778 restera, j'en suis certain, l'une des plus mémorables de l'année de mes 25 ans. Quelques jours plus tôt le Chevalier de Bouffllers, colonel du premier régiment d'infanterie du Duc de Chartres, cantonné à Landerneau, m'avait proposé de l'accompagner à Poullaouen où il devait assurer la protection du Duc, cousin du Roi, à qui il avait pris la fantaisie de vouloir visiter les mines de plomb argentifères exploitées dans cette localité.

 

Diplômé depuis deux ans de l'école Royale de Chirurgie Navale de Brest, j'avais rencontré le Chevalier, en mars de l'année précédente, peu de temps après l'arrivée de son régiment à Landerneau. Ses troupes étaient en mauvais état et pour répondre à la requête des édiles de Landerneau qui craignaient que la gale et les maladies «honteuses» ne se répandent dans la population, Mr. De Champeroux, le commissaire des guerres installé à Brest, leur avait délégué le jeune chirurgien de marine, originaire de la ville, que je suis. Sans doute avait-il plaidé ma bonne connaissance de la cité, passage obligé entre le Léon et la Cornouaille, pour faire oublier le soupçon d'inexpérience que mon jeune âge ne manquerait pas de susciter.

 

Uniforme de chirurgien de la marine.

Habit "gris d'épine" à veste et revers pourpre.

Boutons à l'ancre enlacée des serpents d'Epidaure.

 

Mr Daumesnil, le maire, s'étant refusé à installer des lits chez l'habitant pour les soldats réputés "vénériens" ou "galeux", ceux-ci avaient trouvé un asile provisoire au couvent des Ursulines, un vaste bâtiment qui était loin d'être totalement occupé. J'y avais fait au mieux, avec le peu de moyens dont je disposais, la gale et la gonorrhée n'étant pas les seules maladies dont étaient affectées les troupes souffrant, en particulier, de fluxions de poitrine après le climat humide et froid qui avait été celui de l'hiver passé.

 

Je crois avoir réussi à convaincre le chevalier, qui me surveillait du coin de l'oeil, de ma capacité à soigner ses soldats. Il a même été jusqu'à flatter mon orgueil en avouant qu'il n'attendait pas autant d'expérience chez un si jeune homme. Le chevalier manifestait, à qui voulait l'entendre, une sainte aversion pour le corps de médecins à qui il reprochait d'en être restés à Hyppocrate, masquant leur ignorance sous le vernis des formules latines. La pratique des armées lui avait fait connaître, disait-il, la valeur des chirurgiens militaires si régulièrement méprisés par les petits maîtres arrogants issus de la faculté.

 

De tels propos ne pouvaient que trouver écho chez le jeune chirurgien dont le Corps était si souvent en butte aux prétentions de celui des médecins de marine. A les entendre nous ne pouvions être que des exécutants justes capables, sous leur direction, de pratiquer une saignée ou de trancher un membre. Fort heureusement, l'idée se faisait jour d'une école de santé navale qui formerait à la fois médecins et chirurgiens.

 

De mon côté, j'avais pu constater que le chevalier lui-même manifestait une humanité, inhabituelle chez les officiers, vis-à-vis des hommes de sa troupe. Comment ne pas éprouver de la sympathie pour cet homme, citant Diderot en toute occasion, et dont le court séjour à Fernay auprès de Voltaire avait illuminé les années de jeunesse (voir). A son contact, je revivais les longues discussions qui avaient animé mes années d'études au Collège de Navarre dans un Paris où se concentrait, pensais-je alors, le meilleur de la science et de la philosophie.

 

Stanislas de Boufflers

 

Stanilas de Boufflers avait alors quarante ans. Si lui-même n'évoquait que peu son passé, ses soldats et ses officiers ne manquaient pas de broder sur une vie qui offrait matière à légende.

 

Il tenait son nom de Louis-François, marquis de Boufflers. De sa mère, la belle Marie-Françoise-Catherine de Beauvau Craon, femme d'esprit maniant aussi bien la plume que le pinceau, il tenait son héritage intellectuel. Le jeune Stanislas était né en 1738, quelque part sur la route qui menait sa mère à Nancy. Son prénom, il le devait à l'amant en titre de celle-ci, Stanislas Leszczynski ancien roi de Pologne et beau-père de Louis XV, reconnu en France, jusqu'à sa mort, comme duc de Lorraine.

 

La ville de Nancy où se passa sa prime enfance était le siège d'une cour brillante qui attirait artistes et gens de lettres. La Bibliothèque Royale de Nancy et la Société Royale des Sciences et Belles-Lettres de la ville bénéficiaient alors d'une audience qui dépassait largement les frontières du duché.

 

Destiné par sa famille, contre son gré, à l'état ecclésiastique, il réussit, pour des écrits libertins, à se faire renvoyer du séminaire de Saint-Sulpice où il avait été mis en pension. Cette rébellion ayant convaincu ses proches de son inaptitude au sacerdoce, il fut doté, par son royal parrain, du titre de Chevalier de Malte. Ce titre lui assurait un revenu confortable, même s'il devait, pour le conserver, afficher un officiel célibat.

 

Il choisit alors la carrière militaire. S'illustrant par son courage dans plus d'une bataille, il se trouva rapidement promu colonel. C'est ainsi que je le rencontrai à Landerneau où son régiment attendait d'être embarqué sur un des bâtiments de l'escadre rassemblée à Brest pour la guerre qui se préparait contre l'Angleterre, au côté des insurgents américains.

 

L'attente lui semblait interminable. "Ce pays-ci est plein d'ennuis, et nous n'en serons payés par aucune gloire. Il n'est pas plus question de se battre en Bretagne qu'au couvent de la Visitation", me confiait-il avoir écrit à la comtesse de Sabran, rencontrée peu de temps auparavant et dont il était aussi follement épris qu'un jeune adolescent à son premier amour.

 

Il ne se lassait pas de m'entretenir de l'élégance de la silhouette et de l'élévation de l'esprit de celle qu'il n'osait encore désigner que comme sa "soeur". Je fus le confident de ses amours en même temps que le guide chargé de le distraire par des flâneries le long de la rivière Elorn qui traverse la ville ou par des randonnées à cheval dans la campagne environnante. Le Chevalier prisait particulièrement les bois de Brézal, proches de la ville, où le marquis de Kersauzon organisait régulièrement des chasses à courre qui attiraient l'élite de la société bretonne aussi bien que les illustres visiteurs de passage.

Comtesse de Sabran

En ce mois de Juin ensoleillé, le Chevalier s'était donc fait un plaisir de m'inviter, à son tour, à une visite dont il imaginait qu'elle ne manquerait pas d'intérêt pour le jeune homme curieux de sciences et de techniques qu'il avait cru reconnaître en ma personne. La nécessité de prévoir la présence d'un chirurgien pour parer à tout accident était d'ailleurs un bon prétexte à cette proposition.

Le voyage jusqu'à Poullaouen avait été une agréable chevauchée. Nous étions partis la veille avec le projet de trouver refuge pour la nuit dans une auberge de Huelgoat qu'un négociant en toile, habitué des collectes dans les fermes-ateliers de la région, nous avait conseillée. En montant vers les Monts d'Arrée il avait d'abord fallu traverser les régions boisées de la vallée de l'Elorn en longeant la rivière sur laquelle tournaient les roues des multiples moulins qui y traitaient ici le blé et le sarrasin, là le cuir, plus loin le papier ou le lin. J'y reconnaissais certains lieux, de moi seul connus, où je venais braconner la truite et le saumon aux jours de ma jeunesse insouciante. Au printemps, les prés s'y couvraient de jonquilles que je ramenais par brassée sur les quais de Landerneau où je trouvais toujours quelque ménagère indulgente pour me les échanger contre de la menue monnaie. C'est ainsi que, pièce après pièce, j'avais économisé le prix du premier couteau à lame pliante acheté chez Herry, le forgeron de la rue des boucheries. Je conserve précieusement comme une relique ce couteau, au manche poli par l'usage et dont la lame a perdu un bon tiers de sa largeur à force d'être affûtée. Ce jour encore, je le sens qui alourdit la poche droite de mon justaucorps.

 

La conversation allait bon train. Le chevalier me parla de Voltaire, revenu en France pour assister à la présentation d'Irène, sa dernière pièce jouée à la Comédie Française. Les nouvelles qu'il avait reçues de la Capitale le disaient en mauvaise santé.

 

- Je crains que son séjour ne soit trop long. Paris est trop jeune pour lui. La première curiosité une fois passée, on le laissera là.

 

Nous arrivions à Sizun. Une courte halte dans le bourg pour admirer l'enclos paroissial édifié au début du siècle précédent s'mposait. Le chevalier de Bouflers, dessinateur confirmé qui avait fait parvenir à Landerneau un matériel d'aquarelliste, y avait relevé sur les feuillets reliés dont il s'était muni, les éléments d'une architecture dont, à son grand étonnement, il n'avait trouvé, disait-il, les modèles que sur les palais des rives de la Loire ou encore dans les villes des Flandres. Aurait-il pu imaginer de telles savantes et élégantes construction et de si magnifiques vitraux dans ces villages aussi éloignés des cours princières ? Leur splendeur témoignait d'une richesse passée qui, pourtant déjà, semblait oubliée. Les toits moussus sommairement réparés et les peintures délavées des porches et des calvaires portaient la marque du déclin de l'industrie du tissage et du commerce des toiles de lin qui avaient fait la fortune du pays avant que les guerres répétées avec l'adversaire anglais, et l'arrêt du commerce maritime qui en avait résulté, l'aient partiellement ruiné.

 

Le Chevalier de Boufflers s'était particulièrement attaché à relever les figures de sirènes qui ornaient le pourtours de l'église, souvenir des vieux rites païens de l'eau que la religion chrétienne s'efforçait de mettre à son service à défaut de pouvoir les éradiquer. Il avait d'entrée été attiré par une sculpture sur l'ossuaire, à l'angle de l'arc de triomphe ouvrant l'enceinte de l'enclos paroissial. La Morgane aux seins nus qui y était représentée lui semblait inviter bien plus à une célébration du culte de Vénus qu'à un recueillement chrétien. Il se promettait de faire l'envoi, à la comtesse de Sabran, du dessin qu'il en avait réalisé et qu'il finirait à l'aquarelle de retour à Landerneau. Le message serait-il entendu ?

 

La Morgane de Sizun

 

Passé Sizun, les bois s'étaient clairsemés. Les larges coupes effectuées pour la construction des navires de guerre à l'arsenal de Brest avaient laissé la place aux landes et aux genêts dont l'or éclatait dans la campagne. Mais là aussi apparaissait le violet de la bruyère plus rase. Les fours des boulangers de la marine qui cuisaient le biscuit de mer avaient besoin de genêts pour la mise en chauffe. Dans cette période de préparatifs intenses, la campagne brestoise n'y suffisait plus. On venait jusqu'ici pour les récolter. Apportant leur touche à cette palette de couleurs, les champs enclos de hauts talus se couvriraient bientôt du bleu des fleurs du lin, transformant le paysage en une superbe mosaïque.

 

La dernière étape, après Commana et son église aux figures rustiques, avait fait surgir de ma mémoire l'univers des légendes dont j'avais été nourri dans ma prime enfance par Naïck, ma nourrice originaire du bourg de La Feuillée. Là, passé le col de Trévézel, s'étendait le Yeun Elez.

 

Le Yeun Elez est une large dépression occupée par une étendue marécageuse au cœur des Monts d'Arrée. En son centre se trouve le Youdic, le puits sans fond, entrée de l'enfer froid des légendes celtiques. Qui s'en approche ne trouvera d'abord qu'une flaque verdâtre mais gare à celui qui la verrait soudain bouillir, s'il ne s'échappe au plus vite il sentira le sol s'effondrer sous ses pieds et nul ne le retrouvera. Les nuits de pleine lune, des cris affreux montent du cœur du marais, tels ceux d'une meute furieuse en quête d'une proie à saisir. Ce sont les esprits des damnés qui maudissent les vivants qui les ont oubliés. Là règne l'Ankou, le serviteur de la mort. Qui a entendu le grincement des roues de sa charrette, à la tombée du jour, sait que le lendemain on sonnera pour les morts au clocher de l'église. Ainsi parlait Naïk, ma nourrice, le soir au coin de l'âtre quand les parents n'entendaient pas. Combien de nuits me suis-je réveillé, persuadé d'entendre le martèlement, sur le pavé du port, du manche de la faux de l'Ankou scandant l'avance grinçante de sa charrette.

 

L'église avait confié à l'Archange Saint Michel le soin de contenir les forces démoniaques dans le Yeun Elez. Mais les voyageurs pouvaient constater que sa chapelle, au sommet du Menez Mikaël qui dominait le paysage, menaçait ruine. En face, les rocs acérés qui couronnaient le Tuchen Kador rappelaient avec arrogance la puissance des vieux mythes dont la Nature était le seul temple.

 

Pour moi l'Arrée était d'abord le pays des guérisseurs et rebouteux qu'on venait consulter de très loin. Ma mère ne manquait pas de s'approvisionner en herbes et onguents vendus par les colporteurs et chiffoniers descendus de la "Montagne". Elle avait son préféré, Fanch le Pillaouer, qui savait la distraire des récits qu'il colportait de village en village. Ne négligeant pas l'ancienne science, je venais moi-même régulièrement rechercher ici les herbes qui guérissent et dont le secret m'avait été confié par celles et ceux que l'on désignait trop facilement comme sorcières ou sorciers. Ma bonne connaissance du parlé local, hérité des leçons de Naïck, facilitait le contact. Je trouvais chez Fanch ar Bleiz, de Botmeur, la provision de "Louzaouenn-ar-skevent", l'herbe aux poumons, la pulmonaire des français, que j'avais utilisée abandamment en tisanes associées à un sirop de miel de bruyère pour soulager mes soldats. J'y trouvais aussi la "louzaouenn-ar-goanvennoù", la petite consoude, dont je faisais des pommades contre les engelures. J'ignorais généralement le nom latin ou français de tous ces "louzoù", ces herbes que Fanch ne m'avait désignées qu'en breton, mais l'expérience me prouvait qu'elles n'en guérissaient pas moins.

 

Il me procurait en particulier un mélange de sa composition, efficace contre les fièvres qui se propageaient avec une affolante rapidité dans les salles où étaient confinés les malades. Il refusait, cependant, de me donner, même seulement, le nom des herbes qui le composaient, me disant simplement les cueillir au plus près du Youdic, là où elles s'étaient montrées capables de résister aux effluves méphytiques du marais comme à l'haleine des damnés qui s'exhalaient du lieu. Je ne lui en demandais pas plus sachant qu'un malheur le menaçait, me disait-il, s'il me confiait un secret qui ne se transmettait que d'ailleul à petit-fils.

 

Arrivée tardive à l'auberge du Huelgoat où un solide ragoût de mouton, suivi d'une montagne de crêpes arrosées d'un cidre pétillant, nous avait rassasiés après la frugalité du pain et du fromage emportés pour le voyage et grignotés à Sizun. Le détachement du régiment de Chartres, arrivé la veille, avait monté son bivouac près de l'étang qui alimentait les mines. Le Chevalier de Boufflers, qui leur avait confié la malle contenant nos tenues d'apparat, indispensables pour le lendemain, ainsi que mes précieux instruments de chirurgie, avait souhaité les visiter. Les quelques mots échangés autour du feu valaient mieux, disait-il, que l'ennui de certaines soirées mondaines auxquelles on l'invitait trop souvent. On y partageait la pomme de terre sortie brûlante des cendres qui était devenue le régal de ces feux de camp depuis que Monseigneur de la Marche, l'évèque du Léon, qui en avait gagné le surnom de Eskob ar patatez, en avait encouragé la culture quelques années plus tôt.

 

Uniforme de l'infanterie de Chartres.

 

Levés tôt, suivis d'un contingent de l'infanterie de Chartres, uniforme blanc à parements et revers écarlates, nous fûmes reçu par l'un des propriétaires, le Comte Patrick d'Arcy. De Boufflers abordait avec un plaisir non dissimulé ce brillant militaire, alors âgé de 53 ans qu'il avait eu l'occasion de fréquenter sur les champs de bataille. Comment ne pas être admiratif pour un homme qui, bien qu'étant d'origine étrangère, avait été promu jusqu'au grade de maréchal de camp pour son action au service du Royaume.

 

Sur le trajet entre Huelgoat et Poullaouen, de Boufflers avait eu le temps de me tracer un portrait du personnage. Irlandais, né dans le canton de Galway en 1725, Patrick d'Arcy, dont le prénom avait été francisé en Patrice, est de ces familles jacobites qui poursuivent leur combat pour le rétablissement de la dynastie des Stuart sur le trône d'Angleterre. Emigré en France, c'est comme militaire des armées françaises qu'il avait espéré parvenir à ce but. Engagé comme capitaine dans le régiment de Condé, il s'était fait remarquer à Fontenoy en 1745, puis à la bataille de Rosbach pendant la guerre de Sept Ans. Promu brigadier, il devait assister avec douleur, à la montée en puissance de l'Angleterre et au déclin de la France. De Bouflers était persuadé que les nouvelles de la reprise de la guerre avec l'Anglais ne pourraient manquer de réveiller chez lui d'anciens espoirs et lui rappeler les projets élaborés avec ses amis jacobites pour une reconquête de l'Irlande et de l'Angleterre. Le Chevalier se promettait de s'en entretenir avec lui si l'occasion se présentait pendant la journée.

 

Patrick d'Arcy jeune.

 

Mais là n'était pas pour le moment la première préoccupation du comte d'Arcy. Si de Bouflers écrivait des vers, d'Arcy résolvait des équations. Les sciences l'avaient consolé des revers de la guerre. Recueilli dans sa jeunesse par un oncle banquier à Paris, il avait appris les mathématiques auprès de Jean-Baptiste Clairaut, l'un des plus célèbres professeurs du moment. Il se passionna alors pour les mathématiques, la physique et la mécanique. Seulement âgé de 17 ans, il présentait des mémoires de mécanique à l'Académie Royale des Sciences dont il devenait sociétaire alors qu'il n'avait que 24 ans et qu'il poursuivait dans le même temps sa carrière militaire. La mécanique et la dynamique l'intéressaient particulièrement. Son Mémoire sur les machines hydrauliques publié par l'Académie des Sciences en 1755 était encore une référence trente ans plus tard. Les machines et ouvrages hydrauliques équipant la mine de plomb argentifère de Poullaouen, qui était alors l'une des plus importante d'Europe, pouvaient témoigner de cette science.

 

Près du comte d'Arcy se tenait un homme, dégageant une autorité naturelle malgré une tenue modeste. Il se montrait attentif aux explications que le comte semblait lui donner de l'aménagement du lieu, avec force gestes à l'appui. Remarquant notre présence, le comte s'approcha pour nous accueillir et, se dirigeant vers de Bouflers :

 

  • Bienvenue sur ces terres bretonnes Chevalier. Je crois me souvenir que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés cela sentait fortement la poudre. La bataille que nous menons ici peut sembler moins riche de gloire mais je suis persuadé que vous saurez voir que le courage des mineurs et des fondeurs peut souffrir la comparaison avec celui des soldats.

    Permettez-moi de vous présenter mon ami et confrère de l'Académie des Sciences Antoine de Lavoisier qui est de passage dans la région et nous a fait l'honneur de répondre à l'invitation que je lui ai faite de nous accompagner.

    Monsieur de Lavoisier, je vous présente le Chevalier de Bouflers, militaire et homme de lettres, aussi brillant dans les salons qu'il est intrépide sur les champs de bataille.

Rencontrer deux Académiciens, et pas des moindres, au même moment dans la commune de Poullaouen, jamais une telle chance ne m'avait été donnée pendant mes années parisiennes au Collège de Navarre ! Depuis trois ans, Lavoisier était titulaire de la Régie Royale des Poudres, sa présence à la pointe de Bretagne au moment où une guerre se préparait ne pouvait être fortuite. Nous apprendrons par la suite que quatre ans plus tôt il avait eu à analyser le minerai issu de la mine de Poullaouen dont le comte d'Arcy lui avait apporté un échantillon à l'Académie des sciences. Répondre à l'invitation du comte à l'occasion de son passage à Brest était donc bien plus qu'une marque de courtoisie. L'intérêt scientifique en était tout aussi primordial.

 

Antoine de Lavoisier.

 

Le Chevalier de Boufflers ne chercha pas à masquer l'étonnement et le plaisir que lui procurait cette annonce. Lavoisier, chimiste et fermier général, était l'une des personnalités les plus en vue de la capitale. La fréquentation régulière, à son laboratoire de l'arsenal, de Benjamen Franklin que chacun s'arrachait à Paris, ajoutait encore au prestige du jeune académicien qui, à trente cinq ans, avait commencé à bousculer les doctrines héritées des chimistes britanniques, les Black, Priestley, Cavendish, qui dominaient alors en Europe.

 

  • Permettez-moi de vous saluer Monsieur l'Académicien, j'étais loin d'imaginer la présence de deux éminents membres de votre Assemblée en ces lieux. J'imagine que nous n'aurons pas la mémoire assez vive pour retenir tout ce que nous y apprendrons. Je voudrais vous présenter à mon tour le jeune Sébastien Le Braz, chirurgien de marine de brillant avenir, qui a accepté d'être mon compagnon de route et sur qui nous pourrons nous appuyer si, par malheur, un fâcheux accident survenait à l'un d'entre-nous.

 

Quelle attitude adopter face à de tels personnages ? La main sur la poitrine, je me contentai de m'incliner.

 

  • Votre serviteur, Messieurs. En vous souhaitant, cependant, de ne pas avoir recours à mes services.

 

A en juger par le sourire des deux académiciens, la remarque, dont je me reprochais la plate banalité , semblait avoir été bien reçue.

 

Bientôt, de la route arrivant à la mine, une rumeur se mit a enfler. La foule massée sur chacun de ses côtés avait été bien chapitrée. Les cris de "Vive le Roi, Vive le Duc de Chartres", lancés par des meneurs bien répartis, étaient repris avec des sonorités dans lesquelles dominait la rudesse de l'accent breton. Un détachement de quatre cavaliers du régiment de Chartres apparut, bientôt suivi de la diligence du Duc près de laquelle chevauchait le comte de Genlis, capitaine de ses gardes.

 

C'est lui qui, le premier, avait attiré mon regard. Boufflers m'avait tant parlé de Félicité de Genlis, épouse du comte et brillante femme de lettres fréquentant Voltaire et Rousseau. Elle était surtout la maîtresse en titre du duc de Chartres depuis bientôt six ans et celui-ci l'avait désignée comme gouvernante de ses enfants. Cette fonction lui avait donné l'occasion de développer ses talents reconnus de pédagogue. Le comte, son époux, y avait gagné sa charge de capitaine, un logement au Palais-Royal et des gages de 6000 livres par an. Ainsi vont les mœurs à la Cour des Grands.

 

Madame de Genlis, jeune.

 

La visite commença rapidement après les présentations et compliments d'usage entre tous les éminents personnages accompagnant la visite. Il était connu que le comte d'Arcy considérait les mines de Poullaouen et de Huelgoat comme son chef d'oeuvre, la mise en application de tout ce qu'il avait pu exposer dans ses écrits théoriques en matière d'hydraulique. C'est donc par une description de l'équipement des mines qu'il voulut commencer la journée.

 

Celles-ci avaient chacune environ 500 pieds de profondeur et l'eau y ruisselait de toutes parts. Les puits seraient rapidement noyés s'il n'y avait eu des pompes assez puissantes pour les assécher. Ces machines devaient elles-mêmes être actionnées par un courant d'eau. Celle-ci n'existant pas sur place, il avait fallu la faire venir à grands frais par des aqueducs et des canaux.

 

Le comte d'Arcy nous en présenta rapidement le détail. Le principal des canaux d'Huelgoat a 3000 toises de longueur. L'eau coule d'abord dans une galerie percée dans une montagne de granit. Elle est ensuite conduite jusqu'à la mine par un canal creusé à travers des rochers, des précipices et des obstacles de toute espèce. Les différents canaux qui conduisent l'eau à Poullaouen ont ensemble une étendue de 9000 toises. On a construit en outre à la tête des canaux, tant à Poullaouen qu'à Huelgoat, de vastes étangs où l'excédent de l'eau qui coule pendant l'hiver est mis en réserve pour suppléer à ce qui manquerait pendant les temps de sécheresse.

 

Le duc de Chartres ayant voulut reconnaître le tracé du canal principal, nous l'avons suivi à pied depuis la mine en direction de Huelgoat. L'effort fut récompensé. Le chemin était un véritable enchantement. On rencontrait d'abord une rivière qui ne portait d'autre nom que "Rivière des mines". Sur sa berge s'ouvrait un petit canal d'une largeur d'environ trois pieds, qui allait jusqu'à la mine afin d'y faire parvenir l'eau nécessaire pour faire fonctionner la machine hydraulique. Le chemin traversait un bois assez épais dans lequel s'ouvraient des clairières offrant de merveilleux points de vue sur la vallée en contre-bas. Le soin avec lequel le chemin est entretenu ainsi que les sièges de pierre qui y sont disposés donnent un air de jardin à la française à ce superbe paysage. Le comte d'Arcy nous explique qu'il organisait parfois des fêtes dans ces bois pour les visiteurs qu'il recevait de Paris. On y jouait de la musique, on y dansait. Les belles dames qui accompagnaient ces messieurs ne se seraient pas risquées sur un terrain boueux.

Au bout du chemin se trouvaient les machines hydrauliques qui servent à élever les eaux du fond des travaux jusqu'à la surface de la terre, c'est à dire jusqu'à une hauteur d'environ 500 pieds.Si j'ai bien retenu les explications du comte, elles sont au nombre de deux à Huelgoat et de trois à Poullaouen. Les roues à augets sont d'une taille peu ordinaire. Elles ont 30 à 35 pieds de diamètre. M. Darcy, sous les ordres duquel elles ont été construites, nous a dit avoir profité, pour obtenir le plus grand effet possible, de toutes les connaissances dont la mécanique et l'hydraulique se sont enrichies jusqu'à ce jour. Affichant une modestie qui lui faisait négliger de signaler ses propres travaux, il nous a cependant appris, avec une évidente satisfaction, que les mines de Huelgoat et Poullaouen étaient régulièrement visitées par des ingénieurs étrangers et largement copiées.

 

Le minerai de Poullaouen et d'Huelgoat est un minerai de plomb, connu sous le nom de galène, contenant un peu d'argent. C'est d'abord pour l'argent qu'elles sont exploitées. Cette mine, ainsi que presque toutes celles de cette nature, se trouve composée de filons ou espèces de tranches contenues entre deux rochers, et qui pénètrent dans la terre à une très grande profondeur. On attaque ces filons par des galeries horizontales et par des puits perpendiculaires. C'est le long de ces puits que sont placées les échelles. Malgré les prières instantes que faisaient pour l'en détourner tous ceux qui l'environnaient, c'est par cette route dangereuse que le duc de Chartres, accompagné du comte de Genlis et du chevalier de Boufflers a décidé de descendre jusqu'aux travaux les plus profonds. Un futur commandant d'escadre aspirant au grade de Grand Amiral de France pouvait-il reculer devant un tel défi ?

 

 

Malgré ma crainte du vide et les souvenirs d'histoires de korrigans farceurs hôtes de ces mines, dont m'abreuvait ma brave Naïck, il m'a bien fallu suivre cette équipée. Ne devais-je pas être au plus près d'un éventuel accident ?

 

La dureté du rocher qui enveloppe le minerai est telle, que les pics maniés à main d'homme ne peuvent parvenir à l'entamer. Il faut donc s'aider du secours de la poudre. Le prince affirma vouloir partager tous les dangers auxquels les ouvriers sont exposés. Il exigea qu'on fit la démonstration de l'explosion d'une mine en sa présence, et que l'exploitation se fit exactement comme à l'ordinaire.

 

Monsieur de Lavoisier qui nous accompagnait s'inquiéta de la façon dont étaient évacuées les vapeurs méphitiques issues de ces explosions. Il soupçonnait depuis peu, disait-il, que l'air contenait une partie vitale qui était absorbée et corrompue tant par les combustions que par la respiration des hommes. Il suggérait que, pour la santé des mineurs, une ventilation efficace soit réalisée. Mon émotion fut à son comble quand, se tournant vers moi, il suggéra qu'on y réfléchisse aussi pour les hôpitaux et les entreponts où vivaient et dormaient les équipages.

 

Ce voyage souterrain dura trois interminables heures. La remontée vers la lumière sur des échelles aux barreaux humides ne se fit pas sans difficultés et la solide collation qui nous attendait à la sortie fut accueillie avec un plaisir non dissimulé. Profitant de ce moment de complicité, le Chevalier de Boufflers voulut interroger Lavoisier sur les impressions qu'il avait retenues de son passage à Brest quelques jours plus tôt.

 

"J'ai eu sous les yeux le spectacle de la plus grande partie des forces maritimes de la France", lui répondit-il.

 

"Vingt cinq vaisseaux de ligne étaient en rade, deux étaient prêts à sortir du port, cinq ou six autres seront prêts à la fin de la campagne, m'a-t-on dit. Chaque jour la flotte fait des évolutions dans la rade et on fait détonner force salpêtre.

 

Je ne  suis pas dans le secret mais il se dit que, outre cette flotte, il y aurait une chaîne de frégates depuis le port de Brest juqu'aux côtes d'Angleterre. Elles y seraient en observation afin que par une communication de signaux on sache tout ce qui se passe en Angleterre. 

 

On saurait ainsi que l'amiral Keppel n'est pas sorti, que l'amiral Biron qui était sorti de Porsmouth est rentré à Plymouth peu de jours après."

 

Le Chevalier me confia, plus tard, que ces propos confirmaient ses craintes :

" on donnait à Brest le spectacle de la guerre mais on ne s'y préparait pas".

 

Après le froid humide de la mine, la chaleur irradiante des fours était au programme du lendemain. Cette deuxième visite donna lieu à des échanges très techniques entre le comte d'Arcy et Monsieur de Lavoisier. Il y était question de phlogistique. Le mot ne m'était pas inconnu. Il était évoqué dans les démonstrations de chimie auxquelles j'avais assisté au Jardin des Plantes pendant mon séjour parisien. Il désignait un «feu matériel» qui s'échapperait des corps en combustion.

Suivant la théorie alors admise, les minerais ne seraient que des métaux ayant perdu leur phlogistique. L'opérations métallurgique consistait alors à le leur restituer pour retrouver le métal. Cette fonction était dévolue au charbon de bois, riche en phlogistique, que l'on devait disposer avec art dans les fours pour parvenir au résultat souhaité.

Un court débat s'engagea à cette occasion entre d'Arcy et Lavoisier, ce dernier soupçonnant une autre mécanisme faisant intervenir cette partie vitale de l'air, nécessaire aux respirations et aux combustions, dont il nous avait déjà entretenus. On sentait, sous le débat courtois, un sujet brûlant entre initiés.

Peu attiré par ces échanges scientifiques et souhaitant se montrer à l'écoute de l'agitation sociale qui se développait dans le royaume, et dont il était soupçonné vouloir tirer bénéfice, le duc de Chartres avait voulu être instruit de tout ce qui concernait la police et l'administration des mines, les lois particulières qui y étaient appliquées et les dispositions faites pour maintenir l'ordre parmi les douze ou quinze cents hommes qu'elles occupaient. Il interrogea également les propriétaires sur les dispositions prises pour assurer aux ouvriers et à leurs veuves une subsistance honnête dans les cas de vieillesse, d'infirmité ou d'accident. Les réponses faites par ceux-ci ne pouvaient pas manquer de répondre au souhait "d'humanité éclairée" affiché par le Duc.

 

Ecoutant ce discours à distance je ne pouvais oublier le spectacle que j'avais observé lors de précédentes visites dans quelques hameaux du voisinage. J'y avais trouvé des habitants au teint blême, affectés de coliques provoquées par le plomb dissout dans l'eau des puits et des ruisseaux, souffrant de la faim après avoir abandonné leurs cultures pour le maigre salaire de la mine. Les anciens, me disaient-ils dans leur breton des montagnes, se souviennent du temps où les rivières du pays étaient poissonneuses.

 

Le plus hardi s'adressait avec une véhémence contenue à l'homme des villes responsables de son malheur, et que j'étais supposé représenter :

 

- Les brochets, les saumons, les dards, les brèmes, les perches foisonnaient dans les ruisseaux et les étangs. Les écoulements des mines ont tout détruit. Tout meurt, même les arbres jusqu'à cinquante pieds des rives. Ils ont perdu leur feuilles et sont brûlés jusqu'au cœur. Les troupeaux meurent de l'herbe empoisonnée !

 

J'avais entendu les mêmes plaintes de la part des riverains de l'Elorn dans les périodes du rouissage de lin pendant lesquelles la riviére et ses affluents devenaient de véritables cloaques. Fort heureusement, pour ces derniers, les pluies d'hiver ramenaient la vie dans la rivière. Il n'en va pas de même autour des mines et tout laisse à penser que l'eau y véhiculera du plomb pendant des dizaines d'années et peut-être même des siècles.

 

Le Duc de Chartres quitterait le pays en ignorant tout de cette réalité. Pour témoigner de sa satisfaction il avait fait présent de deux tabatières d'or, l'une au sieur Grévin inspecteur général des mines, l'autre au sieur Gérard, inspecteur des fontes. Seuls quelques ouvriers, choisis par les dirigeants de l'exploitation, reçurent de sa part les preuves de sa libéralité. Le peuple, quant à lui, fut invité à de plus générales réjouissances.

 

Le comte d'Arcy, familier de nos habitudes bretonnes avait fait publier dans toute la région qu'à l'occasion de la venue du Prince des jeux seraient organisés et avait fait annoncer des prix qui consistaient en moutons, en veaux, en jeunes bœufs et en différents autres objets relatifs au goût et aux besoins des habitants de la campagne. Ces jeux qui consistent principalement dans des luttes, où se développent à la fois la force et l'adresse, furent célébrés en présence du Prince, et les prix décernés le furent à son jugement, sur les conseils éclairés du comte, bon connaisseur des règles de la lutte telle qu'elle est pratiquée chez nous. Plus de trois mille personnes s'étaient rassemblées pour la fête. On reconnaissait à leurs costumes les différentes guises du pays. De Saint Thégonnec à Pleyben, de Chateaulin à Carhaix, et même depuis Quimper, on avait cheminé toute une journée pour ne pas manquer l'évènement. Comme l'enceinte de l'arène où se tenaient les luttes était trop resserrée pour les contenir, une partie du public s'était répandue dans la prairie voisine où s'exécutaient, au son des cornemuses et des bombardes, des danses à la manière des différents pays, celles de la montagne d'Arrée étant les plus applaudies.

 

Monsieur de Lavoisier semblait fasciné par le spectacle. M'ayant vu intéressé par ses propos sur la ventilation des mines et ses idées concernant les combustions, il s'était rapproché de moi. Il me confia que ce spectacle retraçait pour lui le tableau des mœurs antiques tels que ceux que nous décrit Homère. Craignant qu'il ne m'attribue une naïve crédulité, je n'ai pas osé lui parler de la légende transmise de génération en génération selon laquelle le peuple breton du roi Arthur et de l'enchanteur Merlin serait l'héritier direct de celui des Troyens arrivés jusqu'à nos rives en suivant Enée dans son exil.

 

Luttes bretonnes; "moeurs antiques tels ceux que nous décrit Homère".

 

Le retour a Landerneau nous sembla se faire avec une extraordinaire rapidité tant les commentaires sur les journées passées à Poullaouen et Huelgoat allaient bon train. Au fur et à mesure que nous nous rapprochions de Landerneau, la guerre retrouvait sa place dans l'esprit de de Boufflers. L'amertume était sensible dans ses propos.

 

  • La guerre paraît s'allumer de tous les côtés mais j'ai encore bien de la peine à y croire. Il me semble que personne n'est assez fort pour l'entreprendre, ni assez faible pour y être forcé. Si elle a lieu, mon régiment devrait être embarqué avec le duc de Chartres pour une descente en Angleterre. Mais il me semble qu'on ne songe guère à une expédition de cette nature. On verrait beaucoup plus de mouvements de troupes, on rappellerait les soldats et officiers absents, on ferait des préparatifs de toute espèce… Mais, je le crains bien, nous n'irons point en Angleterre, et l'Angleterre ne viendra point ici. Nous passerons des années dans l'attente de ce qui n'arrivera pas, et plutôt avec l'air de craindre la guerre que de la préparer. Au lieu d'avoir la fièvre, nous aurons le frisson, ce qui n'est point du tout héroïque. Il n'y a rien de pis que le prélude de guerre que nous faisons. Mon régiment souffrirait moins en campagne. Il est fatigué, morcelé, ruiné, infecté de scorbut, de gale... Il ne nous manque plus que la peste que j'attends. La guerre en personne serait bien moins fâcheuse que tout cela. Elle offrirait au moins quelque dédommagement.

 

 

Pendant qu'il se morfondait à Landerneau, loin de le dame de ses pensées, les officiers des autres régiments goûtaient, me confiait-il, aux plaisirs de la capitale.

 

  • Les tristes colonels de l'armée de Bretagne se flattent de revenir au mois de juin, mais je n'en crois rien. Il trouvent bien plus de raisons pour rester à Paris que pour revenir à Brest.

 

La guerre. Il fallait que j'y pense à mon tour. Plusieurs de ces hommes que je soignais au couvent des Ursulines m'avaient pris en amitié et m'avaient offert de ces figurines sculptées et autres objets que confectionnent les soldats en campagne. Je m'obligeais alors à oublier qu'en rétablissant leur santé je les préparais à affronter la mort ou les terribles mutilations des combats à revenir.

 

Il me fallait regarder la réalité en face. J'étais un chirurgien de la Marine Royale et la santé que je dispensais n'avait pour objet final que la souffrance et la mort. Celle de nos soldats ou celle de leurs ennemis. Fort heureusement, le pessimisme du Chevalier de Boufflers, redoutant que la guerre n'ait pas lieu, me donnait l'espoir de ne pas avoir trop rapidement à utiliser la scie et les tourniquets de ma trousse d'amputation.

 

Un superbe soleil couchant nous attendait à l'arrivée à Landerneau. Mieux valait, pour le moment, jouir des beautés de la Nature et garder en mémoire les rares moments vécus à Poullaouen, en particulier les quelques mots échangés avec Monsieur de Lavoisier qui, je le sentais, m'ouvraient de nouveaux horizons.

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Pour aller plus loin voir :

Lavoisier en Bretagne : visite aux mines de plomb argentifère de Poullaouen.

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24 janvier 2014 5 24 /01 /janvier /2014 10:20

Nombreux sont les chimistes du XVIIIème  qui ont valorisé leur discipline en l'opposant à la vieille alchimie. On se souvient de Macquer (1718-1784) qui allait même jusqu'à regretter que la chimie ait conservé un nom qui rappelle l'ancienne discipline. C'est un mal, écrit-il "pour une fille pleine d'esprit et de raison, mais fort peu connue, de porter le nom d'une mère fameuse pour ses inepties et ses extravagances". 

 

Même s'il est moins sévère, Lavoisier (1743-1794), l'auteur principal de la nouvelle nomenclature chimique publiée en 1787, n'échappe cependant pas à la règle. Nous citerons ici quelques textes qui en attestent et qui marquent l'esprit de la nouvelle chimie dont nos chimistes "modernes" sont les héritiers.

 

XXXXX

 

Le premier texte, daté de 1772, est issu d'une communication à l'Académie des sciences "sur la destruction du diamant par le feu". Lavoisier et plusieurs de ses confrères ont montré que le diamant porté à haute température dans l'air brûle comme un banal morceau de charbon. Le propos fait scandale dans certains milieux, tant la pierre mythique est réputée indestructible. Il faut donc se défendre et dans ces cas rien de mieux que l'attaque. Les alchimistes en font les frais.

 

" De tout temps les hommes ont attaché l'idée de perfection à tout ce qui était rare et précieux, et ils se sont persuadé que ce qui était cher, hors de leur portée et difficile à obtenir, devait réunir les plus rares propriétés ; de là sans doute les prodiges attribués à la pierre philosophale et à l'or potable, de là les merveilles et le fables des alchimistes sur la médecine universelle.

 

Les pierres précieuses ont également partagé cet enthousiasme, et il n'y a pas encore cent ans qu'on leur attribuait aussi leurs prodiges. Parmiles médecins, les uns les administraient intérieurement dans certaines maladies et les faisaient entrer dans  les formules de leurs dispensaires ; d'autres se persuadaient qu'il suffisait de les porter en bagues, en amulettes, etc. et ils s'en promettaient des effets singuliers dans l'économie animale".

 

Revenant parmi nous, plus de dieux siècles plus tard, Lavoisier serait étonné de constater que la croyance en le vertu des pierres n'a pas disparu y compris, et même souvent, parmi les "élites" intellectuelles des sociétés dites "développées".

 

Grande lentille utilisée par Lavoisier pour obtenir de hautes températures.

 

 

XXXXX

 

Le second texte est de 1782. C'est un "Mémoire dans lequel on a pour but de prouver que l'eau n'est point une substance simple, un élément proprement dit, mais qu'elle est susceptible de décomposition et de recomposition".

 

Parmi les expériences choisies pour le prouver : la combustion de l'alcool (l'esprit de vin). Une lampe à alcool brûle sous une cloche de verre. Le dégagement volatil qui en résulte est refroidi dans un serpentin et analysé : c'est de l'eau !

 

"Dans des temps moins éclairés, on aurait présenté cette opération comme une transmutation d'esprit de vin en eau, et les alchimistes en auraient tiré des inductions favorables à leurs idées sur les transmutations métalliques. Aujourd'hui que l'esprit d'expérience et d'observation nous apprend à tout apprécier à sa juste valeur, nous ne verrons autre chose, dans cette expérience, que la preuve qu'il s'ajoute quelque chose à l'esprit-de-vin dans sa combustion, et que ce quelque chose est de l'air."

 

L'idée que l'eau est un élément fondamental de la matière a encore la faveur de nombreux chimistes. Lavoisier s'emploie à ruiner cette survivance.

 

L'eau, prouve-t-il par ses expériences, "est un composé du principe oxygine (qui deviendra l'oxygène) uni à un principe inflammable (futur hydrogène)".

 

XXXXX

 

Le troisième extrait illustre le retour en force de l'ésotérisme en plein siècle des lumières. Mesmer est à Paris où sa pratique du "magnétisme animal" lui attire une riche clientèle aristocratique. Les autorités royales s'inquiètent et demandent une enquête de l'Académie des Sciences. Lavoisier fait partie de la commission qui en est chargée. Un rapport est publié en 1784 "sur le magnétisme animal".

 

Lavoisier et ses collègues assistent à une séance dirigée par M. Deslon, disciple de Mesmer.

 

" Les moyens qu'emploie  Deslon se réduisent principalement à deux : l'attouchement et la prétendue émission d'un fluide que l'on conduit et que l'on condense, soit avec le doigt, soit avec une petite verge de fer.

 

Nous n'avons vu produire par ces deux moyens qu'un seul effet : il consiste à faire tomber quelques personnes dans des états convulsifs, mais sans qu'il résulte d'altération dans le pouls, ni de dérangement dans la santé.

 

Mais on sait que la seule imagination, frappée ou prévenue à un certain point, suffit pour produire ces effets, qu'il existe une foule d'exemples de convulsions imitatives ; à plus forte raison, l'attouchement peut-il agir quand ses effets sont réunis à ceux de l'imagination.

 

L'art de conclure d'après des expériences et des observations consiste à évaluer des probabilités, et à estimer si elles sont assez grandes ou assez multipliées pour constituer des preuves. Ce genre de calcul est plus compliqué et plus difficile qu'on ne pense ; il demande une grande sagacité et il est en général au-dessus des forces du commun des hommes.

 

C'est sur leurs erreurs dans cette espace de calcul qu'est fondé le succès des charlatans, des sorciers, des alchimistes ; que l'ont été autrefois ceux des magiciens, des enchanteurs et de tous ceux en général qui s'abusent eux-mêmes ou qui cherchent à abuser la crédulité publique."

 

Les alchimistes ramenés au rang des charlatans, sorciers, magiciens, enchanteurs et accusés d'abuser de la crédulité du plic : jamais Lavoisier n'avait été aussi sévère. Des personnages, adeptes du magnétiseur, comme le futur révolutionnaire Marat, s'en souviendront !

 

XXXXX

 

C'est naturellement dans le "Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie", publié en 1787, que nous allons trouver une autre allusion à l'alchimie. L'objectif des chimistes français engagés dans cette opération est clair. Ils est temps, disent-ils, "de débarrasser la chimie des obstacles de toute espèce qui retardent ses progrès, d'y introduire un véritable esprit d'analyse". Tout ceci commençant par le "perfectionnement du langage".

 

Premier obstacle : l'alchimie :

 

"Une partie des expressions dont on se sert en chimie y a été introduite par les alchimistes ; il leur aurait été difficile de transmettre à leurs lecteurs ce qu'ils n'avaient pas eux-mêmes, des idées justes et vraies.

 

De plus, leur objet n'était pas toujours de se faire entendre. Ils se servaient d'un langage énigmatique qui leur était particulier, qui, le plus souvent, présentait un sens pour les adeptes, un autre sens pour le vulgaire, et qui n'avait rien d'exact et de clair, ni pour les uns, ni pour les autres.

 

C'est ainsi que l'huile, le mercure, l'eau elle-même des philosophes n'étaient ni l'huile, ni le mercure, ni l'eau dans le sens que nous y attachons"

 

Débarrasser la chimie des vieux mots de l'alchimie est donc un des objectifs de Lavoisier et de ses collaborateurs. A l'évidence les auteurs de la nouvelle Nomenclature y sont parvenus.

 

Pourtant le diable ne se cacherait-il pas encore dans le détail ?

 

Azote ou Azoth ?

 

Dans son traité élémentaire de chimie oublié en 1789, Lavoisier traite des "noms génériques et particuliers des fluides aériformes"

 

"On a vu que l’air de l'atmosphère était principalement composé de deux fluides aériformes ou gaz, l'un respirable, susceptible d'entretenir la vie des animaux, dans lequel les métaux se calcinent et les corps combustibles peuvent brûler ; l'autre, qui a des propriétés absolument opposées, que les animaux ne peuvent respirer, qui ne peut entretenir la combustion, etc. Nous avons donné à la base de la portion respirable de l'air le nom d'oxygène, en le dérivant de deux mots grecs όξύς, acide, γείνομαι, j'engendre, parce qu'en effet une des propriétés les plus générales de cette base est de former des acides en se combinant avec la plupart des substances.
 
Nous appellerons donc gaz oxygène la réunion de cette base avec le calorique. Sa pesanteur dans cet état est assez exactement d'un demi-grain poids de marc par pouce cube, ou d'une once et demie par pied cube, le tout à 10 degrés de température et à 28 pouces du baromètre.
 
Les propriétés chimiques de la partie non respirable de l’air de l'atmosphère n'étant pas encore très-bien connues, nous nous sommes contentés de déduire le nom de sa base de la propriété qu'a ce gaz de priver de la vie les animaux qui le respirent, nous l'avons donc nommé azote, de l'α privatif des Grecs, et de ζωή, vie ; ainsi la partie non respirable de l'air sera le gaz azotique. Sa pesanteur est de 1 once 2 gros 48 grains le pied cube, ou de 0 grain, 4444 le pouce cube."
 
Ce faisant, Lavoisier pouvait-il oublier que le mot Azoth était l'un des plus forts du vovabulaire des alchimistes ? Que c'était pour certains d'entre eux la pierre philosophale ou  "L'or caché des pilosophes".
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Tandis que d'autres devront s'employer à expliquer qu'il ne faut pas confondre ces deux termes.
 
Mais le problème n'est plus actuellement que franco-français. La nomenclature internationale ayant abandonné Azote au profit de Nitrogen (ou Nitrogène).
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Pour aller plus loin
 
Histoire de la chimie. L’oxygène, de l’alchimie à la chimie. Un livre chez Vuibert.

 

Suivre le parcours de l’oxygène depuis les grimoires des alchimistes jusqu’aux laboratoires des chimistes, avant qu’il n’investisse notre environnement quotidien.

 

Aujourd’hui, les formules chimiques O2, H2O, CO2,… se sont échappées des traités de chimie et des livres scolaires pour se mêler au vocabulaire de notre quotidien. Parmi eux, l’oxygène, à la fois symbole de vie et nouvel élixir de jouvence, a résolument quitté les laboratoires des chimistes pour devenir source d’inspiration poétique, picturale, musicale et objet de nouveaux mythes.

 

À travers cette histoire de l’oxygène, foisonnante de récits qui se côtoient, s’opposent et se mêlent, l’auteur présente une chimie avant les formules et les équations, et montre qu’elle n’est pas seulement affaire de laboratoires et d’industrie, mais élément à part entière de la culture humaine.

 

 

Feuilleter

 

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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 10:45

par Gérard Borvon

 

Jean-Mathurin et Guillaume Mazéas sont fils d’un notaire de Landerneau montés à Paris pour y poursuivre de brillantes études qui en feront des scientifiques de valeur. Le premier mathématicien, le second chimiste et physicien.

 

Une rue porte le nom des frères Mazéas à Landerneau.


 

Jean-Mathurin Mazéas (1713- 1801)

 

L’aîné, Jean-Mathurin naît en 1713. Il fait ses études supérieures à Paris, au Collège de Navarre.

 

Il faut dire ici un mot du Collège de Navarre. Il a été fondé en 1304 par Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel dans son hôtel de la rue Saint-André-des-Arts, afin d’y recevoir des étudiants de sa Province. On y accueillait aussi tout enfant de famille modeste ou pauvre issu des autres régions de France.

 

Au siècle des Lumières ce collège est devenu l’un des meilleurs établissements de l’Université de Paris. C’est là que Louis XV crée en 1752 la première chaire de physique qu’il confie à l’abbé Nollet. Entre autres élèves célèbres de cet établissement on peut citer Condorcet qui parle de ses professeurs avec la plus grande reconnaissance, et parmi ceux-ci Jean-Mathurin Mazéas, et cite leur enseignement comme un modèle à suivre.


Collège de Navarre en 1440


JPEG - 51.8 ko

Quand Jean-Mathurin Mazéas y termine ses études il se fait abbé et est nommé enseignant du collège.

 

Ce sera un excellent enseignant, se fixant pour objectif d’armer ses élèves pour la suite de leurs études ou de leur activité professionnelle. Il veut, dit-il, enseigner "l’esprit géométrique" plutôt que la "géométrie". Dans ce but il écrit l’un des premiers cours de mathématiques, ce qui est une pratique récente dans le monde enseignant.

 

Son livre, "Eléments d’Arithmétique, d’Algèbre et de Géométrie" est considéré comme l’un des meilleurs livres de son époque, il connaîtra 6 éditions entre 1758 et 1777.

 

Nous avons donc, en Jean-Mathurin Mazéas, le prototype d’un enseignant d’une "Grande Ecole" parisienne, préfiguration de ce que sera l’enseignement à l’Ecole Polytechnique qui, d’ailleurs, après la révolution, aura pour premiers locaux le Collège de Navarre.


 

C’est dans l’ouvrage de Mazéas que Ampère a découvert les mathématiques ( page manuscrite de son autobiographie)

 

extrait : "à treize ans, les Éléments de mathématiques de Rivard et de Mazéas étant tombés sous sa main, toute autre étude fut oubliée (2). Il s'en occupa uniquement et la lecture de ces deux livres fut suivie de celle de l'algèbre de Clairaut et des traités des sections coniques de La Chapelle et du Marquis de L'Hôpital"


En 1789 Jean-Mathurin Mazéas a 76 ans, largement l’âge de la retraite. Du jour au lendemain il se trouve sans ressources. Les écoles royales ont été fermées et en tant qu’ecclésiastique il ne peut occuper d’autre emploi. Pour subvenir à ses besoins il vend ses livres et ses meubles. Il est alors recueilli à Pontoise par un ancien domestique et vit sur les économies de ce dernier jusqu’au moment où la bourse est à sec.

 

Le vieux serviteur a alors le courage de se rendre au ministère de l’intérieur dont le titulaire est Nicolas François de Neufchâteau pour plaider la cause de son ancien maître. Il y rencontre d’anciens élèves de Jean-Mathurin Mazéas qui lui font obtenir une pension qu’il touche jusqu’à la fin de sa vie.

 

On trouve dans les archives de la ville de Landerneau un certificat de résidence délivré au citoyen Mazéas par la section des Sans Culotte de Paris. On y apprend qu’il mesurait 1m74, avait des yeux gris et un menton large. Un bon breton en somme !

 

Il meurt à Paris en 1801, il a 88 ans.

 

Décrivant le district de Landerneau dans son "Voyage dans le Finistère", Cambry signale que "le fameux professeur Mazéas" est de Landerneau.


 

Certificat de résidence de Jean-Mathurin Mazéas, délivré par la section des "Sans Culottes" de Paris.

 

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On parle de Jean-Mathurin Mazéas dans les "Annales de la religion".

 

 

On peut lire aussi dans le  Dictionnaire universel, historique, critique, et bibliographique, Volume 11

 

Voir aussi


 

Guillaume Mazéas (1720- 1776)

 

Guillaume Mazéas, le cadet, naît en 1720, toujours dans la paroisse de Saint-Houardon à Landerneau. Il rejoint également le Collège de Navarre et devient lui-même abbé.

 

Il est d’abord employé comme secrétaire, à Rome, à l’ambassade française auprès du Vatican. A cette occasion il s’intéresse aux antiquités romaines et rencontre des savants étrangers ayant les mêmes curiosités que lui. En particulier il devient le correspondant de Stephen Hales, scientifique anglais de grand renom.

 

En 1751 il est de retour à Paris où il occupe la fonction de bibliothécaire du Duc de Noailles qui est un amateur averti de tout ce qui touche aux sciences. C’est à ce moment qu’il vit la période la plus riche de sa vie scientifique et qu’il est associé à la première expérimentation du paratonnerre imaginé par Franklin.

 

Ici, disons un mot de Franklin.

 

C’est le dernier enfant d’une famille de 13 enfants qui doit quitter l’école à 10 ans pour aider son père modeste fabricant de chandelles. Il apprend ensuite le métier d’imprimeur avec son frère et peut ainsi assouvir sa passion pour la lecture.

 

A 40 ans c’est un autodidacte accompli qui anime une société philosophique à Philadelphie. C’est à ce moment qu’il rencontre l’électricité. Un voyageur venu d’Angleterre apporte quelques livres et surtout du matériel de démonstrations électriques. La mode est alors de produire en public les expériences spectaculaires que permet l’électricité. Franklin, qui est d’une extrême habileté, améliore ces expériences et fait de nouvelles observations. Parmi celles-ci, celle du pouvoir des pointes pour décharger un corps électrisé, ce qui l’amène rapidement à imaginer la paratonnerre.

 

Franklin a un correspondant anglais, Peter Collinson, à qui il fait part de ses expériences. Celui-ci cherche à les faire publier par la "Royal Society" qui est l’Académie des Sciences anglaise. C’est un refus. Les scientifiques anglais ne veulent pas reconnaître comme l’un des leurs cet amateur, qui plus est des colonies d’Amérique.

 

Peter Collinson persiste et publie les lettres de Franklin à son compte. C’est un succès ! Le livre arrive même en France où il est traduit et tombe entre les mains du naturaliste Buffon. Celui-ci a l’idée de faire réaliser en public les expériences de franklin par son ami Dalibard qui s’est spécialisé dans ce domaine. Nouveau succès ! A tel point que le roi désire assister à ces expériences. Une séance spéciale est donc organisée pour Louis XV chez le Duc de Noailles à laquelle Guillaume Mazéas est impliqué en tant que bibliothécaire.

 

Enhardi, Dalibard décide de tenter l’expérience du paratonnerre que personne n’a réalisé jusqu’à présent. Elle est faire à Marly le 13 mai 1752. Une perche conductrice est dressée au passage d’un nuage d’orage et reçoit le premier éclair.


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L’expérience de Marly


 

C’est alors la frénésie, chacun veut tenter l’expérience. Mazéas dresse lui-même une tige à son domicile et fait arriver un film conducteur dans sa chambre pour pouvoir continuer ses observations, même la nuit sans quitter son lit, si un nuage arrive.

 


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Capter la foudre "étant au lit"


 

Mazéas a surtout la bonne idée d’informer ses correspondants anglais du succès de l’expérience de franklin (voir : Quand le tonnerre de Brest faisait du bruit dans Landerneau.) et dans le même temps de faire connaître ses propres expériences. Ces lettres auront deux intérêts :

 

- d’abord de faire connaître à Franklin et à ses compatriotes le succès de l’expérience sur le tonnerre. Sa lettre est d’ailleurs en bonne place dans les œuvres complètes de Franklin.

 

- Ensuite de le faire admettre comme membre à part entière de la Royal Society, ce qui est une promotion inespérée pour un jeune homme de 30 ans.

 

Plus tard, Franklin qui attendait la construction d’un clocher à Philadelphie pour tenter l’expérience, aura l’idée du cerf-volant, idée également mise en œuvre par de Romas en France.

 


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L’expérience de Franklin


Cette période aura été la plus active de la vie de Mazéas. Il revient en Bretagne en 1759 à 39 ans comme chanoine de la cathédrale de Vannes. Il continue à s’intéresser aux sciences et en particulier aux sujets concernant sa province. Il fait par exemple une étude sur les cendres de goëmons et montre qu’elles peuvent être utilisée pour produire la soude dont on a besoin dans l’industrie du verre et du savon. Il offre ainsi un déboucher intéressant au travail des goëmoniers dont l’activité est déjà importante sur les côtes normandes et bretonnes.

 

Il ne connaîtra pas la révolution. Il meurt en 1776, il n’a que 55 ans.


De Guillaume Mazéas on retient aussi la traduction de l’ouvrage " La Pharmacopée des pauvres

 

 

 
 
 

XXXXXXXXXXXXXXX


On évoque Guillaume Mazéas dans :

 

 

Publié dans :
La Bretagne des savants et des ingénieurs - (1750-1825). Editions Ouest-France.


Le breton Guillaume Mazéas s’est également intéressé à une des activité "chimique" menée dans sa région : le brûlage des algues.

 

Voir à ce sujet son mémoire présenté à l’Académie des sciences et publié en 1768 sous le titre :

 

Observations sur l’alkali des plantes marines et les moyens de le rendre propre aux mêmes usages que la soude.

 

Sur le même sujet on peut lire aussi :

 

Les algues, hier et aujourd’hui. Une industrie chimique en Bretagne.


Guillaume Mazéas est également évoqué dans :

Histoire de l’électricité, de l’ambre à l’électron. Gérard Borvon,Vuibert, 2009.

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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 11:51

Nous avons laissé Franklin au moment où il recevait de son ami Collinson le matériel nécessaire aux expériences électriques

Un exemplaire de la fameuse bouteille de Leyde qui avait secoué l’Europe des badauds et des savants accompagne cet envoi (voir : Le premier condensateur : la bouteille de Leyde.).

 

Elle fera sauter le "Tout Philadelphie" pendant plusieurs mois.


A la conquête du feu céleste.

 

Franklin

 

La maison de Franklin où se font les expériences ne désemplit pas, à tel point que, pour préserver sa tranquillité, il doit faire fabriquer une série de répliques de ses appareils qui se répandent dans la ville. En même temps, il encourage l’un de ses voisins, particulièrement habile, à tirer profit de cet engouement en organisant des "spectacles électriques". Au programme : le baiser électrique. Deux jeunes gens placés sur un gâteau de cire sont électrisés, "s’ils approchent leurs lèvres ils seront frappés rudement". Ou encore : l’araignée électrique. Faite "d’un petit morceau de liège brûlé, avec les pattes de fil de lin et lestée d’un ou deux grains de plomb pour lui donner du poids", elle s’agite et se balance au bout de son fil de soie d’un conducteur à l’autre. Les séances ont également un caractère éducatif : Franklin a rédigé pour son ami un livret qui présente les manipulations dans un ordre permettant à tout auditeur de comprendre immédiatement l’interprétation des phénomènes présentés.

 

Tout cela se termine, parfois, par une fête comme celle de septembre 1748 sur la berge de l’une des deux rivières qui bordent Philadelphie :

 

" Entrant dans la saison des grandes chaleurs, pendant lesquelles les expériences électriques ne réussissent pas si bien, nous avons pris la résolution de terminer pour cette saison un peu gaiement par une partie de plaisir sur les bords du Skuykill. Nous nous proposons d’allumer de l’esprit de vin des deux côtés en même temps, en envoyant une étincelle de l’un à l’autre rivage à travers la rivière, sans autre conducteur que l’eau ; expérience que nous avons exécutée depuis peu au grand étonnement de plusieurs spectateurs. Nous tuerons un dindon pour notre dîner par le choc électrique devant un feu allumé avec la bouteille électrisée, et nous boirons aux santés de tous les fameux électriciens d’Angleterre, de Hollande, de France et d’Allemagne, dans des tasses électrisées, au bruit de l’artillerie d’une batterie électrique".

 

Plus sérieusement, Franklin informe son correspondant de l’usage scientifique qui a été fait de ce matériel. Cet "amateur" (il a quarante ans quand il aborde ses premières expériences) n’imagine pas le moins du monde qu’il va faire progresser une science dans laquelle de grands esprits ont déjà trouvé leurs limites.

 

En réalité, cette situation présente pour lui deux avantages. Le premier est celui de l’enthousiasme pour une matière si spectaculaire et surtout si nouvelle en Amérique. Le deuxième est celui de la liberté : loin des "maîtres", on expose ce que l’on tient pour ses propres idées sans se soucier de savoir si les voies empruntées ont déjà été explorées. La liberté se manifeste dans l’expérimentation, dans l’interprétation aussi bien que dans le vocabulaire.

 

Nous avons vu que, dès sa deuxième lettre à Peter Collinson datée du 11 juillet 1747, Franklin a introduit les notions de conducteur et de non-conducteur ainsi que la notion de charges négatives et de charges positives, notions et termes qui sont encore à la base de notre vocabulaire. Dans cette lettre également il décrit "l’étonnant effet des corps pointus, tant pour tirer que pour pousser le feu électrique".

 

C’est déjà une observation ancienne que les étincelles électriques apparaissent plus facilement au niveau des pointes plutôt que des parties arrondies d’un corps électrisé. C’est du nez de ses personnages que Stefen Gray tire les plus belles étincelles. Ce sont des barres de fer pointues qu’utilise l’Abbé Nollet pour produire ses effets les plus spectaculaires.

 

Franklin, pour sa part, observe qu’une pointe conductrice présentée à un corps chargé est susceptible de le décharger à distance. D’autre part il ne doute pas que la foudre et les étincelles électriques soient de la même nature. C’est donc en toute logique que, dans sa lettre à P.Collinson datée de 1749, il imagine l’utilisation de paratonnerres :

 

"Je me demande si la connaissance du pouvoir des pointes ne pourrait pas être de quelque avantage aux hommes pour préserver les maisons, les églises, les vaisseaux, etc... des coups de la foudre en nous engageant à fixer perpendiculairement sur les parties les plus élevées, des verges de fer aiguisées par la pointe comme des aiguilles, et dorées pour prévenir la rouille, et à attacher au pied de ces verges un fil d’archal (de laiton) descendant le long du bâtiment dans la terre, ou le long d’un des haubans du vaisseau et de son bordage jusqu’à fleur d’eau."

 

Les réflexions de Franklin ne laisseront pas son correspondant indifférent. Celui-ci ne ménagera pas ses efforts pour les faire connaître. Pourtant les scientifiques anglais feront peu de cas de cet amateur des colonies d’Amérique. Il faudra attendre deux ans pour qu’un résumé de ses lettres paraisse dans les publications de la Royal Society. Entre temps, M. Collinson s’était résolu à les faire publier lui-même sous la forme d’un petit fascicule qui commençait à bien se vendre.


La longue histoire du tonnerre.

 

La foudre a toujours terrorisé ou fasciné. Dans les religions antiques elle est le symbole de la puissance des dieux et l’instrument effrayant de leur justice. La tradition se maintient dans les cultes plus récents. Au siècle des lumières encore, on se préserve de la foudre en faisant sonner les cloches aux clochers des églises. En témoigne la relation publiée dans l’Histoire de l’Académie des Sciences (Recueil des savants étrangers de l’Académie Royale des sciences).

 

Nous sommes en avril de l’année 1718. M. Deslandes, son auteur, correspondant de l’Académie, est alors à Brest. Après plusieurs jours de pluie et d’orage, un coup de tonnerre extraordinaire ébranle toute la région.

 

"...enfin vint cette nuit du 14 au 15 qui se passa presque toute en éclairs très vifs, très fréquents et presque sans intervalle. Des matelots qui étaient partis de Landerneau dans une petite barque, éblouis par ces feux continuels, et ne pouvant plus gouverner, se laissèrent aller au hasard sur un point de la côte, qui par bonheur se trouva saine. A quatre heures du matin, il fit trois coups de tonnerre si horribles que les plus hardis frémirent.

 

Environ à cette même heure, et dans l’espace de côte qui s’étend depuis Landerneau jusqu’à Saint Paul de Léon, le tonnerre tomba sur 24 églises et précisément sur des églises où on sonnait pour l’écarter. Des églises voisines où on ne sonnait point furent épargnées.
 

Le peuple s’en prenait à ce que ce jour là était celui du Vendredi Saint où il n’est pas permis de sonner. M. Deslandes en conclut que les cloches qui peuvent écarter un tonnerre éloigné, facilitent la chute de celui qui est proche, et à peu près vertical, parce que l’ébranlement qu’elles communiquent à l’air dispose la nue à s’ouvrir.

 

Il eut la curiosité d’aller à Gouesnou, village à une lieue et demie de Brest, dont l’église avait été entièrement détruite par ce même tonnerre. On avait vu trois globes de feu de trois pieds et demi de diamètre chacun, qui s’étant réunis avaient pris leur route vers l’église d’un cours très rapide. Ce gros tourbillon de flamme la perça à deux pieds au-dessus du rez de chaussée, sans casser les vitres d’une grande fenêtre peu éloignée, tua dans l’instant deux personnes de quatre qui sonnaient, et fit sauter les murailles et le toit de l’église comme aurait fait une mine, de sorte que les pierres étaient semées confusément alentour, quelques-unes lancées à 26 toises, d’autres enfoncées en terre de plus de deux pieds.

 

Des deux hommes qui sonnaient dans ce moment là, et qui ne furent pas tués sur le champ, il en restait un que Monsieur Deslandes vit. Il avait encore l’air tout égaré, et ne pouvait parler sans frémir de tout son corps. On l’avait retrouvé plus de quatre heures après enseveli sous les ruines et sans connaissance. M. Deslandes n’en put tirer autre chose sinon qu’il avait vu tout d’un coup l’église toute en feu et qu’elle tomba en même temps. Son compagnon de fortune avait survécu 7 jours à l’accident, sans avoir aucune contusion, et sans se plaindre d’aucun mal que d’une soif ardente qu’il ne pouvait éteindre."

 

Chacun se fait de la Foudre une image adaptée à sa culture. L’homme du peuple ne peut douter qu’il s’agisse d’une manifestation divine. Le lettré imagine une accumulation dans les nuages de matières inflammables. On notera, cependant, que l’utilité de sonner les cloches, malgré la preuve évidente du danger, n’est absolument pas mise en doute. Ni par la population qui explique l’échec par le sacrilège commis un Vendredi Saint. Ni par le "savant" qui continue à considérer qu’un tonnerre éloigné aurait été écarté par les cloches.

 

Jusqu’à la fin du siècle, malgré les vigoureuses campagnes des autorités et l’interdiction régulièrement rappelée de sonner les cloches les jours d’orage, la pratique se poursuivra accompagnée de son cortège d’accidents.

Un coup de tonnerre dans le ciel parisien.

 

Revenons à Franklin. Un particulier, dont l’Histoire a perdu le nom, traduit le livret de Franklin pour son propre usage. Ce texte tombe entre les mains du naturaliste Buffon qui demande au physicien Dalibard, membre de l’Académie des Sciences, d’en reprendre la traduction un peu bâclée et qui les publie. Ces deux savants ont alors l’idée d’une excellente campagne publicitaire. Ils chargent l’un de leurs amis, M. Delor, qui exploite un "cabinet de physique" place de l’Estrapade à Paris, d’organiser des séances publiques (et payantes) au cours desquelles sont présentées les fameuses "Expériences de Philadelphie". Le succès est foudroyant : on les répète dans les cabinets particuliers, on s’arrache le livret de Franklin. Paris et la France entière découvrent subitement des merveilles jusqu’alors confinées dans les salons de la noblesse et de la riche bourgeoisie. Franklin apparaît comme le seul inventeur de toute la science électrique.

 

La campagne n’est pas innocente : elle est orchestrée par les fidèles de Buffon qui ont choisi ce moyen pour éclipser le parti de Réaumur auquel est supposé appartenir Nollet. Les philosophes des "Lumières" ne sont pas exempts de ces calculs sournois. Dans ce combat entre "newtoniens" (Buffon et ses amis) et "cartésiens" ( Réaumur) tous les coups sont permis. Pour le moment il s’agit de balayer d’un revers de main tout l’apport théorique de Nollet en exaltant la clairvoyance de son rival américain :

 

"Un Quaker confiné dans un coin de l’Amérique, vient de démontrer à tous les savants de notre hémisphère que les phénomènes les plus beaux et les plus frappants de l’électricité leur avaient échappé et qu’ils étaient bien éloignés d’avoir assez d’observations pour hasarder des systèmes. Il est surprenant qu’une matière tant de fois rebattue paraisse presque neuve entre ses mains. M. Franklin ne se contente pas de publier des expériences et des observations détachées ; il donne en même temps des vues si grandes et si étendues qu’elles nous font espérer de parvenir un jour à dévoiler un mystère qui importe plus à notre utilité qu’on ne se l’imagine ordinairement". (le Journal des Savants - mai 1752).

 

Le roi lui-même souhaite voir ces merveilles et bientôt la haute société parisienne se presse à St-Germain dans la maison de campagne que Monsieur le Duc d’Ayen a mise à la disposition de M. Delor pour sa présentation. Sa Majesté applaudit, c’est un triomphe.

 

Le succès rend hardi, la décision est prise de tenter le diable et, pour la première fois, de capter la foudre !

 

On trouve rarement dans les délibérations de l’Académie Royale des Sciences, un compte-rendu aussi vivant et aussi enthousiaste que celui lu le 13 mai 1752. M. Dalibard, le metteur en scène de l’expérience, y décrit l’évènement survenu trois jours plus tôt à Marly-la-ville. Dans un lieu écarté de cette commune, une longue tige a été dressée, conformément aux indications de Franklin. Elle est isolée du sol et terminée par une pointe de fer d’où descend un fil de laiton...

 

"Le mercredi 10 mai 1752, entre deux et trois heures de l’après-midi, le nommé Coiffier, ancien dragon, que j’avais chargé de faire les observations en mon absence, ayant entendu un coup de tonnerre assez fort, vole aussitôt à la machine, prend la fiole (une bouteille de Leyde qu’il souhaite charger) avec le fil d’archal, présente le tenon du fil à la verge, en voit sortir une petite étincelle brillante, et en entend le pétillement ; il tire une étincelle plus forte que la première et avec plus de bruit ! Il appelle ses voisins et envoie chercher M. le prieur. Celui-ci accourt de toutes ses forces ; les paroissiens voyant la précipitation de leur curé, s’imaginent que le pauvre Coiffier a été tué du tonnerre ; l’alarme se répand dans le village : la grêle qui survient n’empêche pas le troupeau de suivre son pasteur. Cet honnête ecclésiastique arrive près de la machine, et voyant qu’il n’y avait point de danger, met lui-même la main à l’œuvre et tire de fortes étincelles. La nuée d’orage et de grêle ne fut qu’une demi-heure à passer au zénith de notre machine, et l’on n’entendit que ce seul coup de tonnerre. Sitôt que le nuage fût passé et qu’on ne tira plus d’étincelles de la verge de fer, M. le prieur de Marly fit partir le sieur Coiffier lui-même, pour m’apporter la lettre suivante, qu’il m’écrivit à la hâte..."

 

Le récit du prieur laisse planer un doute, n’y aurait-t-il pas quelque chose de diabolique là-dessous ?

 

"En revenant de chez Coiffier j’ai rencontré Monsieur le Vicaire, Monsieur de Millet et le maître d’école, à qui j’ai rapporté ce qui venait d’arriver : ils se sont plaints tous les trois qu’ils sentaient une odeur de soufre qui les frappait davantage à mesure qu’ils approchaient de moi : j’ai rapporté chez moi la même odeur, et mes domestiques s’en sont aperçus sans que je leur ait rien dit.".


Expérience de Marly (Les Merveilles de la Science)


Guillaume Mazéas

 

Une semaine plus tard M. Delor reprend cette expérience à Paris. Parmi les assistants se trouve un jeune physicien, Guillaume Mazéas. Bibliothécaire de la Maison de Noailles, il s’occupe en particulier des collections scientifiques que le duc de Noailles et son fils le duc d’Ayen entretiennent.

 

Il se trouve, également, être le correspondant de Stephen Hales célèbre scientifique britannique et membre actif de la Société Royale de Londres. G. Mazéas perçoit immédiatement l’importance de l’évènement et en informe sans tarder la respectable société anglaise :

 

"Cette expérience nous fait conjecturer qu’une barre de fer placée sur un endroit élevé, et posée sur un corps électrique pourrait attirer l’orage et dépouiller le nuage de toute la foudre qu’il contient ; je ne doute pas que la Société Royale ne charge quelques-uns de ses membres de bien vérifier ces expériences et de pousser cette analogie encore plus loin..."

 

A Paris la fièvre expérimentale ne s’est pas apaisée. On attend les orages avec impatience pour expérimenter des dispositifs nouveaux. Dans une lettre du 14 juin, Guillaume Mazéas décrit celui qui a été utilisé une semaine plus tôt : une perche de bois de trente pieds (environ dix mètres) de hauteur est dressée. A l’extrémité de la tige, un tube de verre isolant est suivi d’un long tuyau de fer blanc qui supporte une pointe de fer d’environ 6 pieds (deux mètres). De la pointe de fer part un fil de laiton qui descend jusque dans l’intérieur de la maison. Les assistants peuvent alors commodément approcher les mains ou tout autre objet de l’extrémité du fil. Avec un tel dispositif, on ne s’étonne pas de sentir une certaine inquiétude parmi les spectateurs :

 

"Dès les premiers coups de tonnerre, nous sentîmes les commotions de la matière électrique ; on tira des étincelles et il y eut des temps où les commotions étaient si fortes qu’elles étaient accompagnées d’une douleur très vive ; je suis même persuadé que si le tuyau de fer blanc avait eu le triple ou le quadruple de surface on n’aurait point impunément touché la barre de fer... La crainte qui s’empara de plusieurs dames qui étaient présentes empêcha de continuer et on fut même obligé d’ôter la barre et tout l’appareil"

 

L’imprudence de ces premiers expérimentateurs est sans bornes. Guillaume Mazéas est l’un des plus intrépides. Le 29 juin, il adresse un nouveau courrier à Londres. Un orage a éclaté le 26, une perche a été dressée :

 

"Le fil d’archal qui pendait à l’extrémité de cette perche entrait dans ma chambre et de là dans un corridor de 30 pieds de long ; le magasin de l’électricité était dans ma chambre, et le fil de fer venait encore s’y rendre après plusieurs détours. J’avais tellement disposé ce fil, que sans quitter mon lit si l’orage arrivait la nuit, ou sans quitter mon travail, s’il arrivait le jour, je pouvais observer tout ce que je m’étais proposé.".

 

Et Guillaume Mazéas d’imaginer toutes sortes d’expériences, y compris de tuer des animaux en utilisant la foudre captée et tout cela "sans sortir de sa chambre et même étant au lit". Deux lettres encore : le 12 juillet de Saint-Germain-en-Laye, le 29 août de Paris. Celle-ci, sera la dernière de la saison : "Comme l’année commence à tendre vers sa fin, je crois que ces observations seront les dernières pour 1752, époque qui sera toujours bien célèbre pour les amateurs de l’électricité".


Guillaume Mazéas : montage pour étudier la foudre "même la nuit étant au lit" (Abbé Nollet, Lettres sur l’électricité, Paris, Guérin frères, 1753)


Ce sont en tout cinq lettres qui seront ainsi adressées par Guillaume Mazéas à la Royal Society. Celle-ci ne restera pas, cette fois, indifférente. La première lettre du 20 mai sera lue en séance publique dès le 28 mai, les suivantes lors de la séance du 23 novembre. Publiées, elles constitueront la relation quasi officielle des évènements survenus en France. Dans le même numéro des "Philosophical Transactions" on trouvera, sur le même sujet, une lettre de l’abbé Nollet qui n’aura pas su devancer son jeune collègue ainsi que le compte rendu de la même expérience faite à Berlin. Enfin, une lettre de Franklin lui-même, décrivant le fameux cerf-volant souvent présenté comme le premier paratonnerre.

 

"De Philadelphie, le 19 octobre 1752.

 

Comme il est souvent fait mention dans les nouvelles publiques d’Europe du succès de l’expérience de Philadelphie, pour tirer le feu électrique des nuages par le moyen de verges de fer pointues élevées sur le haut des bâtiments, etc... les curieux ne seront peut-être pas fâchés d’apprendre que la même expérience a réussi à Philadelphie, quoique faite d’une manière différente et plus facile, voici comment.

 

Faites une petite croix de deux minces attelles de sapin, ayant les bras de longueur suffisante pour atteindre aux quatre coins d’un grand mouchoir de soie bien tendu, liez les coins de ce mouchoir aux extrémités de la croix : cela vous fait le corps d’un cerf-volant, en y adaptant une queue, une bride et une ficelle il s’élèvera en l’air comme ceux qui sont faits de papier ; mais celui-ci étant de soie, est plus propre à résister au vent et à la pluie d’un orage, sans se déchirer. Il faut attacher au sommet du montant de la croix un fil d’archal très pointu qui s’élève d’un pied au moins au-dessus du bois.

 

Au bout de la ficelle, près de la main, il faut nouer un cordon ou un ruban de soie et attacher une clef à l’endroit où la ficelle et la soie se rejoignent.


Expérience de Franklin (Les Merveilles de la Science)


Il faut élever ce cerf-volant lorsqu’on est menacé de tonnerre, et la personne qui tient la corde doit être en dedans d’une porte ou d’une fenêtre, ou sous quelque abri, en sorte que le ruban ne puisse pas être mouillé, et l’on prendra garde que la ficelle ne touche pas les bords de la porte ou de la fenêtre. Aussitôt que quelques parties de la nuée orageuse viendront à passer sur le cerf-volant, le fil d’archal pointu en tirera le feu électrique, et le cerf-volant avec la ficelle sera électrisé ; les filandres lâches de la ficelle se dresseront en dehors de tous côtés et seront attirés par l’approche du doigt. Et quand la pluie aura mouillé le cerf-volant et la ficelle, de façon qu’ils puissent conduire librement le feu électrique, vous trouverez qu’il s’élancera en abondance de la clef à l’approche de votre doigt. On peut charger la bouteille à cette clef, enflammer les liqueurs spiritueuses avec le feu ainsi ramassé, et faire toutes les autres expériences électriques qu’on fait ordinairement avec le secours d’un globe, ou d’un tube de verre frotté. Et par ce moyen l’identité de la matière électrique avec celle de la foudre est complètement démontrée."

De Romas.

 

Il faut croire que les nuages avaient porté d’un continent à l’autre l’idée du cerf-volant car M. de Romas, assesseur au présidial de Nérac, près de Bordeaux, décide à son tour, sans rien savoir de l’expérience de Philadelphie, de lancer un cerf-volant dans un ciel d’orage. Il a, dit-il, trouvé une idée qui lui permette d’élever un corps conducteur à plus de 600 pieds au-dessus du sol sans qu’il lui en coûtât "même six francs". C’est un jeu d’enfant : "il s’agit de faire un cerf volant et d’attendre les premiers nuages".

 

Le récit de Franklin, très général, ne dit rien ni du lieu, ni du moment, ni des incidents ayant accompagné son expérience du cerf-volant, au point que certains commentateurs ont pu douter qu’elle ait même réellement été réalisée (voir : Le cerf-volant de Benjamin Franklin un mythe de plus ?).

 

De Romas, par contre n’est pas avare en détails expérimentaux et nous livre un récit riche en rebondissements.

 

Son premier essai est décevant. Bien qu’il ait plu et que la ficelle soit mouillée, aucune électricité n’est perçue. De Romas perfectionne son montage. Il huile le papier du cerf-volant et garnit la ficelle, d’un bout à l’autre, d’un mince fil de cuivre enroulé en spirale. L’extrémité de ce fil, proche du sol, est liée à un tuyau de fer blanc et abritée sous un auvent.

 

L’ensemble est lancé le 7 juillet 1753. L’effet est d’abord peu concluant mais après que l’électricité eut "langui pendant quelques moments, elle se manifesta assez belle". Le récit de De Romas devient alors celui d’une belle aventure :

 

"Dès lors chacun reprenant sa première gaîté revint au même exercice, les uns avec les doigts à nu, les autres avec des clefs, plusieurs avec leurs épées, certains avec leurs cannes et leurs bâtons ; et moi ayant voulu en faire de même un instant après avec la jointure du médius de la main droite, je reçus une commotion si terrible, que je la sentis dans tous les doigts de la même main, au poignet, au coude, à l’épaule, au bas-ventre, aux deux genoux et aux malléoles des pieds ; tellement que je ne crois pas que celle qu’on ressent en faisant l’expérience de Leyde par le moyen du meilleur globe, avec deux bouteilles de la façon du Docteur Bevis, ou avec la fiole vide d’air de M. l’abbé Nollet, ait jamais été aussi terrible."

 

Plusieurs des assistants qui virent les mouvements convulsifs que je fis, s’aperçurent bien que le coup était très violent ; cependant sept à huit d’entre eux ne craignirent pas de s’y exposer, ils se donnèrent la main comme dans l’expérience de Leyde, mais sans former un circuit, car il ne pouvait pas se faire, puisqu’il n’y avait pas de bouteille, de quoi d’ailleurs je me serais bien donné garde ; et il arriva que la commotion se fit sentir jusqu’aux pieds de la cinquième personne".


Expérience de De Romas (Les Merveilles de la Science)


 

L’incident conseille la prudence. M. de Romas n’approche plus du tuyau de fer-blanc qu’un conducteur isolé par un manche de verre et relié au sol par une chaîne et qu’il désigne par le nom "d’excitateur". Les étincelles qu’il tire alors du tuyau de fer-blanc sont de véritables traits de feu :

 

"Je puis dire que ce n’étaient plus des étincelles ; car peut-on donner ce nom à des lames de feu qui partaient à la distance de plus de un pied de roi, qui avaient trois pouces de longueur au moins sur trois lignes de diamètre, et dont le craquement se faisait entendre à plus de deux cents pas ? ".

 

Personne n’a encore approché la foudre de si près et on comprend aisément la peur rétrospective de De Romas qui conseille de ne jamais approcher du cerf-volant un conducteur qui ne serait pas muni d’un manche isolant : " j’aurais à me reprocher, s’il arrivait quelque funeste accident, de ne pas avoir donné ces avertissements".

 

Il est vrai que tous ces expérimentateurs font preuve d’une belle témérité. Une telle inconscience annonce quelques accidents. Tel celui, survenu à un "électriseur" de Florence, que relate l’abbé Nollet dans une lettre adressée à Marie-Ange Ardinghelli, l’une de ses correspondantes italiennes. L’homme, affairé autour d’un paratonnerre, est surpris par un éclair et reçoit une fraction de la décharge électrique. Jamais "l’expérience de Leyde ne lui avait donné une si forte secousse". Nollet se souvient qu’il est abbé : ses conseils de prudence prennent le ton du prêche :

 

"Vous voyez mademoiselle que cela se passe de badinage : d’expérience en expérience nous sommes parvenus à toucher le feu du ciel, mais si par ignorance ou par témérité nos mains profanes en abusent, nous pourrions bien nous en repentir, et que serait-ce, si quelque fâcheux accident nous causait des remords, et si dévorés par des regrets superflus, nous allions réaliser le Prométhée de la fable et son vautour"


Mort de Richmann (Les Merveilles de la Science)


Ses craintes s’avèrent, hélas, fondées. On lit dans les publications de l’Académie des Sciences de l’année 1753 l’avis suivant :

 

"Le 6 août 1753, M. Richmann de l’Académie Impériale de Pétersbourg et professeur de physique expérimentale dans la même ville, fut tué en examinant de trop près un appareil qu’il avait dressé pour recevoir l’électricité des nuées orageuses. Le sieur Sokolov, graveur de l’Académie qui était alors avec lui, et l’aidait à faire les expériences, a dit qu’il avait vu un globe de feu bleuâtre, gros comme le poing, s’élancer de l’appareil vers le front de M. Richmann qui en était alors éloigné d’environ un pied. M. Sanchez, qui a écrit cet accident à M. l’Abbé Nollet, dit qu’à l’inspection du cadavre on remarqua extérieurement des traces de brûlures."

 

Les dieux avaient fait payer aux hommes le prix de leur audace.

 

La tragédie cède la place à la comédie : les gazettes nous décrivent de petits marquis dressant leurs épées vers les nuées orageuses pendant que leur compagnes font du paratonnerre l’un des accessoires de la mode vestimentaire. Les parapluies des élégantes s’ornent alors d’une pointe dorée reliée à une chaîne descendant jusqu’au sol. Les chapeaux, eux-mêmes, subissent la même transformation. La chronique ne dit pas si un jour un tel montage a attiré la foudre sur sa propriétaire.


La mode paratonnerre (Les Merveilles de la Science)


 

Il faut plus de temps pour que le paratonnerre devienne un des éléments du paysage urbain. Plutôt que de protéger de la foudre on le soupçonne de l’attirer. Un procès est resté célèbre : celui qui eut pour cadre la petite ville de Saint-Omer dans le Pas-de-Calais.

 

Charles Dominique de Vissery de Bois-Valé, ancien avocat passionné de physique, avait résolu d’installer un paratonnerre sur sa demeure. Hélas, l’honnête homme, qui souhaitait protéger ses concitoyens du tonnerre, s’attira les foudres de la population environnante. Les échevins de Saint-Omer, à qui était parvenue une pétition, ordonnèrent à Vissery de démonter son installation. Il est vrai que celui-ci s’était montré peu soucieux de ses voisins et n’avait pas hésité à fixer le fil relié à la terre sur le mur de ces derniers.

 

Mais l’ancien avocat n’accepte pas une sentence qui donne raison aux "préjugés provinciaux" contre les "vérités de la science". Le procès qu’il intente en appel tourne à son avantage : il est autorisé à maintenir son paratonnerre. Cet évènement aurait certainement été oublié si le jeune avocat qui s’était illustré dans cette défense n’avait pas fait à cette occasion le premier pas de sa vie publique. Cet avocat se nommait Robespierre.

 

Peu à peu, cependant, les édifices publics, les navires s’équipent. Franklin dont la renommée est enfin reconnue par ses compatriotes est admis à la Royal Society.

 

Une période de l’histoire de l’électricité s’achève. L’électricité n’est plus une aimable affaire de salons. L’idée que dans la matière se cache une formidable réserve d’énergie a percé à la conscience du monde savant aussi bien qu’à celle du public. L’espoir de capter celle que la nature concentre dans les nuages n’a certes pas été suivi d’effets mais au moins sait-on s’en protéger.

 

Dans le demi-siècle qui suit la connaissance piétine. Il faudra attendre le début du 19ème siècle et la découverte de la pile électrique par Galvani et Volta pour que s’ouvre un nouveau chapitre : celui du courant électrique et de ses effets. Entre temps, Coulomb aura donné à l’électricité ses lettres de noblesse académique en établissant la loi mathématique de l’attraction et de la répulsion.


On peut trouver un développement de cet article dans ouvrage paru en septembre 2009 chez Vuibert : "Une histoire de l’électricité, de l’ambre à l’électron"

 

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Voici un ouvrage à mettre entre toutes les mains, celles de nos élèves dès les classes de premières S et STI de nos lycées, et entre les mains de tous les futurs enseignants de sciences physiques et de physique appliquée (tant qu’il en reste encore !).

 

L’auteur est un collègue professeur de sciences physiques, formé à l’histoire des sciences, et formateur des enseignants en sciences dans l’académie de rennes. Bref quelqu’un qui a réfléchi tant à l’histoire de sa discipline qu’à son enseignement et sa didactique, et cela se sent.

Le style est fluide et imagé, bref plaisant au possible...

 

...voici donc un bon ouvrage permettant de se construire une culture scientifique sans l’âpreté des équations de la physique.

extrait du commentaire paru dans le Bulletin de l’Union des Physiciens.

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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 08:30

En l’année 1746, tout semble avoir été dit sur le sujet de l’électricité et l’intérêt des "Philosophes de la Nature" se porte vers d’autres curiosités. C’est alors que M. de Réaumur, membre de l’Académie des Sciences, reçoit de son correspondant hollandais Pierre Van Musschenbroek, une lettre qui met à nouveau l’Europe scientifique en ébullition.

 


 

En quelques décennies, une nouvelle science est née :

l’électricité.

 

 

Ce sont succédés son baptême par Gilbert, sa mise en scène par Otto de Guericke et Hauksbee, son entrée dans le monde académique avec Gray et Dufay.

 

Un homme, dans cette nouvelle période, se hisse au rang du premier des "électrisants". C’est un habile expérimentateur : l’abbé Nollet.

 

L'abbé Nollet

 

Alors que ses prédécesseurs frottaient encore de simples tubes de verre ou des bâtons de soufre ou de résine, il fait construire d’impressionnantes machines à volant d’inertie et à entraînement démultiplié. Dans des ouvrages nombreux et abondamment illustrés, il fait connaître ses expériences, il décrit ses appareils. Le nombre des rééditions témoigne de l’intérêt suscité. A Paris, en province, à l’étranger on s’applique à mettre en oeuvre des montages nouveaux en suivant ses directives ou à renouveler des expériences déjà plus anciennes.

 

En cette année 1746, cependant, tout semble avoir été dit sur le sujet et l’intérêt des "Philosophes de la Nature" se porte vers d’autres curiosités. C’est alors que M. de Réaumur, membre de l’Académie des Sciences, reçoit de son correspondant hollandais Pierre Van Musschenbroek, une lettre qui met à nouveau l’Europe scientifique en ébullition.

De terribles nouvelles venues de Leyde.

 

Pierre Van Musschenbroek (1692-1761) est professeur de physique à Leyde et auteur d’ouvrages largement traduits. Un jour de 1746, l’un de ses collaborateurs, M. Cunéus, est occupé à "électriser" l’eau contenue dans une bouteille. Il tient celle-ci d’une main, un conducteur relié à une machine électrique y est plongé. La méthode, nous le verrons, est peu usuelle.

 

Musschenbroek

 

 

C’est au moment où il juge la bouteille suffisamment chargée, qu’il a une douloureuse surprise. Il approche sa main libre du conducteur plongé dans le flacon. A l’instant même sa main est frappée d’une bruyante étincelle, son corps se tord dans un spasme d’une violence extraordinaire. Une douleur insoutenable le terrasse. Pierre Van Musschenbroek et son collègue Allamand, informés du prodige, vérifient le phénomène à leurs dépens. C’est Musschenbroeck qui en informe les cercles savants de toutes les capitales d’Europe.

 


L’expérience de la Bouteille de Leyde (Les Merveilles de la science)


 

Sa lettre sera lue le 20 avril à Paris lors d’une séance de l’Académie des Sciences et commentée par l’abbé Nollet :

 

" Je veux vous communiquer une expérience nouvelle mais terrible que je vous conseille de ne pas tenter vous-même... J’avais suspendu à deux fils de soie un canon de fer, AB, qui recevait par communication l’électricité du globe de verre, que l’on faisait tourner rapidement sur son axe, pendant qu’on le frottait en y appliquant les mains ; à l’autre extrémité B pendait librement un fil de laiton, dont le bout était plongé dans un vase de verre D rond, en partie plein d’eau que je tenais dans ma main droite F, et avec l’autre main E, j’essayais de tirer des étincelles du canon électrisé : tout à coup ma main droite F fut frappée avec tant de violence, que j’eus le corps ébranlé comme d’un coup de foudre ; le vaisseau, quoique fait d’un verre mince, ne casse point ordinairement, et la main n’est point déplacée par cette commotion, mais le bras et tout le corps sont affectés d’une manière terrible que je ne puis exprimer : en un mot, je croyais que c’était fait de moi".

 

Une autre lettre, venue de Leyde, confirme ce témoignage. Elle est de M. Allamand.

 

"Vous avez du apprendre une nouvelle expérience que nous avons faite ici (suit la description de l’expérience)... Vous ressentirez un coup prodigieux qui frappera tout votre bras, et même tout votre corps, c’est un coup de foudre ; la première fois que j’en fis l’épreuve, j’en fus étourdi au point que j’en perdis pour quelques moments la respiration : deux jours après, M. Musschenbroek l’ayant tentée avec une boule creuse de verre, il en fut si vivement affecté, que quelques heures après, étant venu chez moi, il en était encore ému, et me dit que rien au monde ne serait capable de lui faire essayer la chose de nouveau".

 

L’abbé Nollet, qui connaît le sérieux de ses interlocuteurs, aborde cette nouvelle expérience avec une crainte certaine. Le résultat confirme son appréhension.

 

"Je ressentis jusque dans la poitrine et dans les entrailles, une commotion qui me fit involontairement plier le corps et ouvrir la bouche".

 

Terrifiant ! Tel est le phénomène. Progressivement cependant on le domestique et la terreur primitive s’estompe. L’électricité descend alors dans la rue, ou plutôt dans les jardins et les parcs, où, comme le note l’abbé Nollet, elle se "donne en spectacle au peuple".

 

On n’a pas été sans remarquer que deux personnes se tenant par la main reçoivent simultanément la décharge électrique quand, l’une portant le flacon, la seconde touche le conducteur relié à la machine. Deux personnes, puis trois... la chaîne s’allonge.

 

L’abbé Nollet n’est pas le dernier à se livrer à ces démonstrations "médiatiques". Il imagine de décharger une bouteille de Leyde à travers la chaîne formée par trois cents soldats des gardes françaises se tenant par la main. Le peuple ne devait pas être indifférent au spectacle de ces "gardiens de l’ordre" secoués par la commotion électrique. Mieux : des moines formant une chaîne conductrice autour de leur abbaye prouveront, en sautant en l’air tous ensemble sous l’effet de la décharge électrique, que celle-ci se propage à une vitesse extraordinaire. C'est du moins ainsi que la rumeur a traduit une expérience plus sage réalisée par Lemonnier dans le couvent des Chartreux.

 

Chacun s’efforce de proposer une mise en scène différente : tel médecin utilise le bassin des Tuileries pour transmettre l’électricité. Tel prince, à l’issue d’un spectacle d’opéra, applaudit à une démonstration de choc électrique présenté sur scène par les acteurs.

 

On échange également des recettes. L’Abbé Nollet en propose plusieurs :

 

"Essayer l’expérience de Leyde avec une tasse à café de porcelaine, avec un flacon de cristal-de-roche, si vous pouvez vous le procurer, ou avec un de ces petits pots bruns dans lesquels on envoie à Paris le beurre de Bretagne et celui de Normandie ; et elle vous réussira".

 

La bouteille de Leyde est donc le premier "condensateur électrique". Il peut paraître étonnant qu’une observation aussi spectaculaire n’ait été faite que si tardivement.

 

La faute en incombe peut-être à Dufay. Ayant été l’un des premiers à électriser le liquide contenu dans un flacon, il avait inauguré une méthode stricte, souvent désignée comme "règle de Dufay". Il ne fallait pas que le fluide électrique puisse s’échapper du flacon. Pour cela, le vase contenant le liquide devait être d’un verre épais et, surtout, placé sur un support parfaitement isolant ! Jamais un électricien académique n’aurait dérogé à la règle. Il fallait donc un expérimentateur mal informé pour rompre avec cette tradition. Ce piètre manipulateur allait pourtant provoquer, sans l’avoir cherché, une révolution.

Cette bouteille, comment fonctionne-t-elle ?

 

Musschenbroek, le premier, avoue son ignorance : il ne comprend plus rien, dit-il, et ne peut plus rien expliquer des phénomènes électriques. Une bouteille tenue à la main n’aurait jamais dû pouvoir être chargée, surtout si elle était constituée d’un verre peu épais. Le fluide électrique devait nécessairement traverser la mince épaisseur de verre pour s’écouler sans difficulté vers la terre à travers le corps de l’opérateur. Pourtant c’est ce montage dérisoire, cette manipulation menée hors de toutes les règles, qui avait provoqué les phénomènes les plus violents jamais observés.

 

Mieux ! Plus le verre est mince et plus violente est la secousse. Plus le contact avec le sol est assuré, par exemple en recouvrant la partie externe de la bouteille d’une feuille métallique, et plus grande sera l’efficacité. Tout semble marcher à l’inverse de ce qui est attendu. Ceux qui tentent une explication abandonnent vite : la bouteille de Leyde reste une exception. On l’utilisera mais on renoncera pour le moment à en savoir plus. Il faudra, une nouvelle fois, un observateur libre de tout bagage académique pour franchir l’obstacle. Ce sera, à nouveau, Franklin.

 

Franklin

 

Faut-il rappeler que Franklin imagine un fluide électrique unique qui imprègne tous les corps et qui peut simplement être accumulé ou raréfié par le moyen de dispositifs jouant le rôle de "pompes". C’est encore ce modèle qui lui permet d’interpréter le fonctionnement de la bouteille de Leyde d’une façon réellement convaincante. Le fil relié à la machine et plongeant dans le liquide de la bouteille refoule, dit-il, un excès de fluide électrique dans celle-ci. Dans le même temps, une même quantité de ce fluide est repoussée à travers le verre et chassée, de l’armature métallique externe puis de la main de l’observateur qui la porte, vers la terre.

 

En réalité, nous dit Franklin, la bouteille n’est pas réellement "chargée" d’électricité car, "quelle que soit la quantité de feu électrique qui passe par le haut, il en sort par le fond une égale quantité". Le phénomène s’arrête quand il n’est plus possible de faire entrer davantage d’électricité dans la bouteille c’est à dire au moment où "il ne peut plus en être extrait de la partie inférieure". Quand ce moment arrive, une forte charge positive a été accumulée dans la bouteille tandis qu’un manque équivalent a été créé dans l’armature externe.

 

Dès lors le "choc électrique" s’explique aisément. En reliant par un corps conducteur les parties internes et externes de la bouteille on rétablit brutalement l’équilibre. Si ce conducteur est un fil métallique de faible diamètre il pourra devenir incandescent ou même fondre. Si c’est une personne, elle en subira un choc qu’elle n’oubliera pas de si tôt. Si c’est un petit animal, il pourra en perdre la vie.

 

L’interprétation de Franklin provoquera l’enthousiasme de nombreux partisans parmi ceux que le mystère de la bouteille de Leyde avait laissés sur leur soif. Elle en irritera aussi plusieurs. L’abbé Nollet, par exemple, ne peut renoncer à perdre ainsi sa position de chef d’une "école". Une controverse s’engage entre lui et Franklin sur la question de savoir dans quelle partie de la bouteille s’accumule l’électricité.

 

Nollet estime que c’est l’eau de la bouteille qui concentre l’électricité et il le prouve : une bouteille pleine d’eau étant chargée d’électricité, versez cette eau dans une autre bouteille placée à côté sur un guéridon. Vous constaterez que cette deuxième bouteille est tout à fait apte à vous donner le choc électrique. L’électricité s’est donc transmise avec l’eau de la bouteille.

 

Franklin affirme, au contraire, que c’est dans le verre que se situe cette accumulation et il le prouve également : une bouteille pleine d’eau étant chargée d’électricité, versez cette eau dans une autre bouteille placée à côté sur un guéridon, comme vous le recommande l’abbé Nollet. Vous constaterez que cette deuxième bouteille est totalement incapable de donner le moindre choc électrique. Par contre la première bouteille, bien que vide, a gardé tout son pouvoir. On peut aisément le constater en la remplissant à nouveau d’une eau non chargée. La charge électrique s’était donc bien conservée dans le verre.

 

Deux observations opposées pour deux expériences absolument identiques ? Une précision cependant : le guéridon sur lequel l’Abbé Nollet pose sa deuxième bouteille est d’un métal conducteur, contrairement à la règle éditée par Dufay. Celui de Franklin est recouvert d’une plaque de verre bien sèche, ce qui ne correspond pas aux normes de l’expérience de Leyde !

 

Nous laissons au lecteur averti le soin d’arbitrer entre ces deux physiciens. Nous nous contenterons d’observer que Franklin, considérant que l’eau ne joue aucun rôle dans cette affaire, n’a pas besoin d’un récipient pour la contenir. Il utilisera donc, au lieu de bouteilles, des carreaux de verre placés entre deux lames de plomb de dimension légèrement inférieures. Une disposition proche de celle de nos actuels condensateurs. Nollet, quant à lui, popularisera la traditionnelle bouteille, facile à confectionner et d’usage simple. Il remplacera toutefois l’eau par de la grenaille de plomb, de la limaille de fer ou mieux, des feuilles d’or froissées. Sous cette forme, les bouteilles de Leyde, souvent associées en batteries, se répandront dans les lieux les plus inattendus. Par exemple dans le cabinet du médecin.

Une bouteille miracle.

collection Jean-Jacques Kress

 

Très tôt est envisagé l’effet thérapeutique de cette bouteille miracle. A peine avait-on eu le temps de s’assurer de quelques-unes des propriétés de l’électricité que déjà tout un monde de guérisseurs en mal de respectabilité ou de médecins en attente de clientèle s’en était emparé. Déjà l’ambre jaune, désigné alors sous le nom de succin, était un élément traditionnel de la pharmacopée, il était donc logique que l’on cherche à utiliser son "principe" essentiel, le fluide électrique, ce fluide vital qui permettait déjà à Thalès de "donner la vie aux êtres inanimés".

 

Donner la vie ou la prendre : Bose tuait des mouches en les foudroyant de l’étincelle jaillissant de son doigt tendu. Nollet tue des moineaux par la décharge d’une bouteille de Leyde. Franklin tue un dindon en déchargeant à travers le pauvre animal la totalité d’une "batterie" de bouteilles bien chargées.

 

Prendre la vie ou la rendre : un moineau préalablement noyé est soudainement ramené à la vie par la décharge d’une bouteille. Une poule est ressuscitée par le même moyen. La bouteille de Leyde fait réellement des miracles.

 

On imagine sans peine le parti que pouvaient tirer d’habiles manipulateurs de ces machines capables d’extraire des "feux" et autres "effluves" de tel ou tel organe malade de leur patient. Recueillir l’ensemble du "bêtisier" médical de ce 18ème siècle demanderait plusieurs volumes. M. l’abbé Berthollon, célèbre vulgarisateur souvent traduit, voit dans l’électricité une véritable panacée : elle fait maigrir, elle fait même repousser les cheveux ! Il est possible de donner de la vigueur aux natures indolentes en leur administrant de l’électricité positive et naturellement de calmer les nerveux par de l’électricité négative. L’électricité favorise les écoulements : l’électrisation du patient pendant une saignée donne un jet de sang "vif, dilaté et s’étendant au loin". M. Jallabert, professeur de "Philosophie expérimentale" est catégorique, nul ne peut mettre en cause les résultats obtenus sur ses patients "et si quelques physiciens ont vu des exemples contraires, je soupçonne que la peur ou quelqu’autre obstacle particulier, aura influencé sur l’expérience".

 

Une peur certainement justifiée et qui ne pouvait aller qu’en grandissant à partir du moment où la bouteille de Leyde venait renforcer l’arsenal du guérisseur. L’abbé Nollet, le premier, tente d’appliquer des décharges électriques à un paralytique. Démarche judicieuse quand on constate les contractions involontaires ainsi provoquées. Les débuts semblent encourageants : sous l’effet de la secousse le malade voit se contracter des muscles depuis longtemps inertes. Mais la motricité autonome ne revient pas et il faut renoncer. Cependant certains cas de guérisons sont annoncés, de nombreux paralytiques s’exposent volontairement au choc électrique. On augmente la capacité des bouteilles de Leyde, on les associe en batteries et, bientôt, on est très près de tuer son patient car ce ne sont plus d’aimables étincelles qui sortent de ces appareils.

 

M. Jallabert, par exemple, veut renforcer l’effet de la commotion par l’utilisation d’eau chaude. Un jour il utilise de l’eau bouillante :

 

"Je substituai à l’eau chaude de l’eau bouillante. Des éclats très vifs parurent d’eux-mêmes avant qu’on approchât la main du vase : ils devinrent encore plus vifs et plus nombreux quand on y appliqua la main. Et au moment que la personne, qui le touchait d’une main, de l’autre tira une étincelle de la barre, le feu dont le vase se remplit parut tout-à-coup d’une vivacité inexprimable. La secousse fut prodigieuse ; et au même instant un morceau orbiculaire du vase de 2 lignes 1/2 de diamètre fut lancé contre le mur qui en était à cinq pieds de distance...
L’étonnante vivacité d’un feu que l’on ne peut mieux comparer qu’à celui de la foudre ; ce phénomène inouï d’un vase percé par l’action de l’électricité, la terrible commotion qu’avait ressentie la personne qui tira l’étincelle : tout cela avait imprimé dans les spectateurs une terreur qui ne nous permit ni à eux ni à moi-même d’en exposer aucun à une seconde épreuve
".

 

... un feu que l’on ne peut mieux comparer qu’à celui de la foudre...

 

Déjà, dans sa première lettre l’image avait été employée par Musschenbroek : " j’eus tout le corps ébranlé comme d’un coup de foudre...". Est-ce seulement une image ou y a-t-il réellement identité entre la foudre et la décharge électrique ? L’idée est dans l’air depuis plusieurs années. L’abbé Nollet l’avait déjà suggérée. Il est étonnant de constater, cependant, que les années passent sans qu’aucun scientifique européen ne cherche vraiment à approfondir cette analogie. Il faudra un "amateur" américain, Franklin, encore lui, pour secouer la vieille Europe et relancer l’intérêt pour la science électrique.


 

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Voir aussi sur la sire Ampère-CNRS : L'énigme de la bouteille de Leyde.

 

Voir encore : Sébastien Le Braz. Souvenirs électriques du collège de Quimper. (fiction)

 

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On peut trouver un développement de cet article dans ouvrage paru en septembre 2009 chez Vuibert : "Une histoire de l’électricité, de l’ambre à l’électron"

 

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Voici un ouvrage à mettre entre toutes les mains, celles de nos élèves dès les classes de premières S et STI de nos lycées, et entre les mains de tous les futurs enseignants de sciences physiques et de physique appliquée (tant qu’il en reste encore !).

 

L’auteur est un collègue professeur de sciences physiques, formé à l’histoire des sciences, et formateur des enseignants en sciences dans l’académie de rennes. Bref quelqu’un qui a réfléchi tant à l’histoire de sa discipline qu’à son enseignement et sa didactique, et cela se sent.

Le style est fluide et imagé, bref plaisant au possible...

 

...voici donc un bon ouvrage permettant de se construire une culture scientifique sans l’âpreté des équations de la physique.

 

extrait du commentaire paru dans le Bulletin de l’Union des Physiciens.

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5 janvier 2014 7 05 /01 /janvier /2014 19:40

Guillaume Mazéas naît en 1720 dans la paroisse de Saint-Houardon à Landerneau. Il rejoint le Collège de Navarre à Paris où il s'initie aux sciences.

 

Devenu abbé, il est d’abord employé comme secrétaire, à Rome, à l’ambassade française auprès du Vatican. A cette occasion il s’intéresse aux antiquités romaines et rencontre des savants étrangers ayant les mêmes curiosités que lui. En particulier il devient le correspondant de Stephen Hales, scientifique anglais de grand renom.

 

Nommé chanoine de la cathédrale de Vannes, non loin de Lorient siège de la Compagnie des Indes, il s'intéresse à la couleur des tissus dont les teinturiers indiens gardent jalousement le secret. Le commerce de leurs toiles, les "indiennes", est l'une des spécialités du port de Lorient.

 

détail d'une "indienne".

 

Le résultat de ses recherches est publié en 1763 dans les mémoires de l'Académie des Sciences dont il est correspondant sous le titre "Recherches sur la cause physique de l'adhérence de la couleur rouge aux toiles peintes qui nous viennent des côtes de Malabar et de Coromandel.

 

"Le problème que les Indiens nous proposent, est devenu célèbre par le grand nombre de tentatives que l'on a faite pour le résoudre. Ce problème consiste à donner au coton un rouge capable de résister aux épreuves les plus fortes, sans néanmoins employer d'autre mordant qu'une simple solution d'alun.

 

Le peu de succès de ceux qui ont travaillé sur cette matière d'après les Mémoires faits par des Observateurs exacts, le partage d'opinions dans les Observateurs eux-mêmes sur la véritable cause du phénomène que nous offrent les toiles des Indes, le doute où nous sommes encore à cet égard, tous ces motifs excitèrent ma curiosité, et me firent envisager la matière que je vais traiter comme un objet qui mérite autant d'intéresser les Physiciens, qu'elle peut répandre de lumières sur l'art de la teinture."

 

En Académicien, il cite d'abord ceux qui l'ont précédé dans cette voie : Dufay, CoeurdouxPoivre.

 

"J'avais entre les mains les descriptions du P. Coeurdoux, les observations de M. Poivre, & la copie d'un manuscrit que feu M. Dufay avait fait venir des Indes."

 

Le manuscrit cité par Mazéas pourrait être le célèbre "manuscrit de Beaulieu". Du Fay, alors Inspecteur officiel des Teintureries et des Mines et Directeur du Jardin des Plantes de Paris aurait chargé Mr de Beaulieu, capitaine de vaisseau,  "de s'informer de tout ce qui concerne la fabrique des Toiles peintes".  Celui-ci, aux dires de Dufay, "s'en est acquitté avec beaucoup d'exactitude et d'intelligence : il a fait peindre devant lui une pièce de Toile et non seulement il a décrit tout le travail avec la plus scrupuleuse exactitude, mais après chaque opération il a coupé un morceau de la pièce de Toile qu'il a rapporté avec des échantillons de toutes les matières qui entrent dans les diverses opérations."  Deux exemplaires de ce manuscrit se trouvent actuellement au muséum d'histoire naturelle de Paris.

 

De son côté, Dufay avait publié des "Observations physiques sur le mélange des quelques couleurs dans la teinture".dans les Mémoires de l'Académie des Sciences pour l'année 1737 (p253).

 

Le père Coeurdoux, le deuxième cité par Mazéas, avait publié ses premiers résultats en 1742.

 

Le troisième, Pierre Poivre, prend la suite des travaux de Coeurdoux. Il publie ses résultat en 1747.

 

Mais revenons à Mazéas. Il poursuit :

 

" Le procédé contenu dans ces mémoires me parut fort simple, & je résolus de l'éprouver ; mais à peine avais-je commencé, que je vis naître des difficultés sans nombre : je compris alors combien il est difficile de découvrir la Nature, d'après des observations, lorsque les observateurs eux-mêmes ignorent le principe d'où partent ces observations".

 

Bien plus tard, Bachelard exprimera la même idée : "L'observation scientifique est toujours une observation polémique" écrit-il, "elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d'observation ; elle montre en démontrant" (le nouvel esprit scientifique).

 

Pour autant le mémoire de Mazéas restera assez mystèrieux sur les "principes" qui le guident. Ses expériences répétées resteront cependant une référence pour les teinturiers pendant le demi-siècle qui suivra ses publications.

 

Première remarque d'importance : la plante tinctorale des indiens "appelée Chavayer sur les côtes de Malabar & Raye de Chaye sur la côte de Coromandel"  trouve son équivalent en France et en Europe. Mazéas a sélectionné la plante appelée Caillelait et la Garance.

 

Caillelait

 

"J'ai fait des épreuves, qu'il serait trop long de rapporter ici, sur nos trois espèces de caillelait, sur la garance de France, sur celle de Hollande, & sur celle qui croît dessus les Alpes, connue sous le nom de Rubia loevis Taurinensium. De toutes ces racines celles qui, réduites en poudre, m'ont donné le plus beau rouge, sont le caillelait à fleurs bleues et la Garance des Alpes."

 

Garance

Le procédé de traitement exige des corps également disponibles en Europe :

 

"On fait tremper la toile dans l'eau où on a délayé des crottes de brebis, & on l'y laisse pendant un jour et une nuit, ensuite on la lave et on l'expose au soleil pendant trois jours, en l'arrosant de temps en temps. La deuxième opération consiste à tremper la toile dans une infusion de cadoucaïe, qui est un fruit analogue à la noix de gale, à bien battre cette toile & à l'imbiber de lait de vache ou de buffle"

 

La coloration s'obtient ensuite par trempage dans une cuve contenant la plante tinctorale dans une eau additionnée d'alun qui joue le rôle de mordant.

 

Simple donc ?

 

La lecture du mémoire nous montre que tel n'est pas le cas et que l'habileté de l'artisan va devoir être mise à contribution. Mais une chose est certaine : en utilisant la garance on peut développer une industrie de la teinture en France.

 

 

 

 

 

Après Mazéas.

 

En 1791, Berthollet publie des "Eléments de l'art de la teinture". Berthollet est de l'école de Lavoisier avec lequel il a publié la nouvelle nomenclature chimique. C'est donc en chimiste de la nouvelle génération qu'il s'exprime et qu'il apporte un nouvel éclairage théorique à la chimie de la teinture. Ce que reconnaîtra Chaptal qui, à son tour, se saisira du problème.

 

"c’est surtout Bergmann, et après lui M. Berthollet qui ont ramené à des loix constantes tous les phénomènes de la teinture : ils ont fait rentrer cette partie précieuse de nos arts dans le domaine des affinités chimiques ; et on peut dire avec vérité, qu’ils ont été les premiers à poser les bases de la science tinctoriale".

 

C'est en 1807 que Jean-Antoine Chaptal publie "L'art de la teinture du coton en rouge". Son texte est un véritable traité à l'usage des industriels qui ne néglige rien des détails des opérations nécessaires.

 

"J’ai formé moi-même, et j’ai dirigé pendant trois ans, un des plus beaux établissemens de teinture en coton qu’il y ait en France : un double intérêt, celui de la propriété et celui de la science, m’a constamment animé pendant tout le temps que j’ai conduit ma teinture ; et je puis avouer qu’il est peu de procédés que je n’aie pratiqués, peu de moyens d’amélioration ou de perfectionnement que je n’aie tentés, peu d’expériences que je n’aie répétées. Dans mes recherches, il ne s’est jamais présenté un résultat utile que je n’aie de suite transporté dans mes ateliers, pour y recevoir la terrible épreuve du travail en grand.

 

Je n’offre donc au public, ni des conceptions hasardées, ni les résultats de quelques essais, ni les procédés, trop souvent trompeurs, qui s’échappent des ateliers. Je dis ce que j’ai vu ; je publie ce que j’ai fait ; je décris ce que j’ai exécuté moi-même ; je ne copie que le résultat de mes expériences ; et je me borne à présenter, pour ainsi dire, la carte de ma fabrique et le journal de mes opérations. Voilà mes titres à la confiance du public."

 

Après lui, et pendant plus d'un demi siècle, l'industrie de la teinture à base de garance se développera en France.

 

 

Le goudron de houille et le grand-œuvre des chimistes du 19ème siècle.

 

"Des épais goudrons noirs de la houille, indésirables résidus des cokeries, tirer le mauve, le fuchsia, le rouge Magenta, le bleu de Prusse, le jaune auramine, le vert acide, l'indigo…, toutes les couleurs qui égayent les trottoirs des grands boulevards, tel est le grand œuvre des chimistes du XIXème siècle." (Bernadette Bensaude-Vincent, Isabelle Stengers, Histoire de la chimie, La Découverte1993)

 

Le merveilleux goudron.

 

Lors d'une conférence "Sur les matières colorantes artificielles", faite en 1876 devant l'Association Française pour l'Avancement des Sciences, le médecin et chimiste français Charles Adolphe Wurtz (1817-1884), ne disait pas autre chose :

 

"Je me propose de vous entretenir d'une des plus belles conquêtes que la chimie ait faites dans ces derniers temps, d'une série de découvertes où se révèle d'une manière éclatante l'influence de la science pure sur les progrès des arts pratiques. Il s'agit de la formation artificielle de matières colorantes qui rivalisent en éclat avec les couleurs les plus belles que nous offre la nature et qui par un effort merveilleux de la science sont toutes tirées d'une seule matière, le goudron.

 

Quel contraste entre ce produit noir, poisseux, infect, et les matériaux purs qu'on peut en tirer et qu'on parvient à transformer diversement de façon à les convertir en une pléiade de matières colorantes qui possèdent, à l'état sec un éclat irisé, rappelant celui des feuilles de cantharides, et, à l'état de dissolution, les teintes les plus riches de l'arc-en-ciel".

 

 

 

Depuis Lavoisier, les techniques de purification des corps  ainsi que l'analyse chimique se sont perfectionnées. Wurtz dénombre 43 composés différents dans le goudron. En priorité il cite la Benzine, un corps qui, depuis, en France est devenu le Benzène.

 

Le corps tire son nom du benjoin, un encens importé d'Asie contenant un acide qualifié de benzoïque. En 1833, en distillant cet acide végétal avec de la chaux, le chimiste allemand Mitscherlich (1794-1863) obtenait un liquide odorant auquel il donna le nom de Benzin. Ce même corps a ensuite été retrouvé en distillant la houille et le pétrole.

 

Sa formule C6H6 pose un problème aux chimistes qui s'interrogent sur la forme de sa molécule jusqu'à ce que le chimiste allemand Friedrich August Kekulé (1829-1896) propose, en 1865, une formule plane hexagonale dans laquelle des liaisons doubles et simples entre carbones alterneraient le long de la chaîne carbonée.

 

représentations du benzène

 

Dans le goudron, les chimistes trouvent aussi du Toluène dont Wurtz nous dit que le chimiste Sainte-Claire Deville l'aurait "rencontré autrefois parmi les produits de la distillation du baume de Tolu". Important également, le phénol, un antiseptique puissant et surtout l'aniline "matière première la plus précieuse pour la fabrication des couleurs artificielles".

 

L'aniline tire son nom d'une plante, l'Indigofera anil, utilisée pour la teinture indigo. On peut aussi la préparer à partir du benzène. Les chimistes ont déjà élaboré une série de réactions de "substitution" qui permettent de remplacer un atome d'hydrogène du benzène par différents groupements. Dans le cas de l'aniline il s'agit d'un atome d'azote lié à deux atomes d'hydrogène (-NH2).

 

Sur la base de l'aniline, il était possible également de fabriquer la fuchsine, un colorant pourpre découvert en 1862 par le chimiste lyonnais  Renard (fuchs en allemand signifiant renard).

 

 

Le bleu de Lyon, le violet Hofmann, le violet de Paris, le vert-lumière, le noir d'aniline, la safranine, la fluorescéine, l'éosine… tels sont les colorants issus du benzène ou de l'aniline cités par Wurtz dans sa conférence.

 

 

 

"Mais voici le triomphe de la science dans cette voie pleine de surprises et de merveilles" ajoute-t-il pour conclure son exposé. "On est parvenu à former artificiellement la matière colorante rouge de la garance que Robiquet a découverte et désignée sous le nom d'alizarine".

 

formule de l'alizarine.

 

Poudre d'alizarine.

 

L'affaire de la garance.

 

La "garance des teinturiers" est donc une plante utilisée depuis l'Antiquité, en particulier en Asie, pour la teinture rouge extraite de ses racines. Sa culture en France prend un grand développement quand Charles X, en 1829, décide de faire colorer en rouge le pantalon et le képi des hommes de troupe de l'armée française. La plante était essentiellement cultivée dans le Vaucluse qui devint le centre de la production mondiale.

 

 

Le 10 mai 1860, Jean-Henri Fabre  "Docteur ès Sciences - professeur de physique et de chimie et aux écoles municipales d'Avignon (Vaucluse)" déposait le brevet d'un "Procédé par lequel on transforme la fane de Garance en une matière tinctoriale identique à celle de la racine de la même plante". La méthode devrait permettre d'augmenter le rendement en alizarine qui est le produit actif de la plante.

 

Moins de dix ans plus tard, le 25 juin 1869, les chimistes Caro, Graebe et Libermann, de la Badische Anilin und Soda fabrik (BASF), entreprise allemande traitant la soude et l'aniline, déposaient un brevet pour la synthèse de l'alizarine à partir de l'anthracène extrait du goudron de houille. Le produit, peu cher, inondait rapidement le marché. Malgré des mesures protectionnistes du gouvernement français la culture de la garance était rapidement abandonnée. Seuls les uniformes des soldats français continueront à l'utiliser jusqu'en 1914. Pendant ce temps l'industrie chimique allemande montait en puissance et se lançait à la conquête des marchés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 07:45

Le dioxyde de carbone, nommé ainsi après que Lavoisier ait donné leur nom à l'oxygène et au carbone, a une longue histoire. Nous donnons ici la liste des articles de ce site qui lui sont consacrés.

 

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Histoire du CO2. Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) et le gas silvestre.

 

Histoire du CO2. Stephen Hales (1677-1761). Quand l’air se transforme en pierre !

 

Histoire du CO2. Joseph Black (1728-1799) et l’air fixe.

Histoire du CO2. Joseph Priestley (1733-1804), quand les plantes purifient l’air.

 

 

Histoire du CO2. Charles Bonnet, Jan Ingenhousz, Jean Senebier : l’alimentation et la respiration des plantes.

 

 

Histoire du CO2. Lavoisier. De l’air fixe à l’acide crayeux aériforme et au gaz carbonique.

 

Histoire résumée du CO2

 

XXXXXXXXXX

 

 

pour aller plus loin voir :

 

 

Un livre chez Vuibert.

 

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Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…

 

Coupable : le dioxyde de carbone. Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.

 

L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone
et celle du CO2.

 

L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.

 

Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.

 

Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.

 

Seront-ils entendus ?

________________________

 

 

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26 décembre 2013 4 26 /12 /décembre /2013 12:24

Nous donnons ici la liste des articles de ce site consacrés au carbone. En particulier ceux liés à l'histoire de cet élément.

 

Lavoisier et la naissance du mot "carbone".

 

 

Histoire du carbone. Quand la chimie était verte.

 

 

Histoire du carbone. Quand l'énergie était verte.

 

 

Histoire du carbone. Quand la chimie des plastiques était verte.

 

xxxxxxxxxx

pour aller plus loin voir :

 

Un livre chez Vuibert.

 

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Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…

 

Coupable : le dioxyde de carbone. Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.

 

L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone
et celle du CO2.

 

L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.

 

Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.

 

Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.

 

Seront-ils entendus ?

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22 décembre 2013 7 22 /12 /décembre /2013 09:19
Lavoisier. De l’air fixe jusqu'au carbone.

Dans un mémoire lu le 3 mai 1777 à l’Académie des Sciences, Lavoisier traite des "expériences sur la respiration des animaux et sur les changements qui arrivent à l’air en passant par leurs poumons".

 

Chacun connaît l’importance de la respiration pour le maintien de la vie humaine et pourtant, nous dit Lavoisier, "nous connaissons peu l’objet de cette fonction singulière". Cet "objet", c’est l’air mais, ajoute-t-il, "toutes sortes d’air, ou plus exactement toutes sortes de fluides élastiques, ne sont pas propres à l’entretenir, et il est un grand nombre d’airs que les animaux ne peuvent respirer sans périr".

 

Lavoisier connaît les travaux de Stephen Hales qui a montré que "de l'air se fixe" dans les plantes pendant leur croissance. Il est surtout admiratif des expériences de Joseph Priestley qui "a reculé beaucoup plus loin les bornes de nos connaissances… par des expériences très ingénieuses, très délicates et d’un genre très neuf". Lavoisier considère que son apport essentiel aura été de prouver que "la respiration des animaux avait la propriété de phlogistiquer l’air, comme la calcination des métaux et plusieurs procédés chimiques". Ou pour être plus bref : que la respiration est une combustion !

 

Lui-même veut le vérifier. Un moineau est placé sous une cloche pleine d’air renversée sur une cuve à mercure. Près d’une heure plus tard il ne bouge plus. L’air qui reste éteint une flamme. Un nouveau moineau qu’on y enferme n’y vit que quelques instants.

 

Cet "air vicié" présente une propriété qu’on ne trouve pas dans la simple "mofette" à laquelle Lavoisier donnera plus tard le nom d’Azote. Il précipite l’eau de chaux. Par ailleurs, une partie de cet air vicié est absorbée par une solution d’alkali fixe caustique (de la potasse). Par ces propriétés Lavoisier reconnaît cet air que les chimistes, après Joseph Black, désignent comme "l’air fixe".

 

Le terme ne lui convient pas. Dans une note il s’en explique.

 

Quand l’air fixe devient acide crayeux aériforme.

 

" Il y a déjà longtemps que les physiciens et les chimistes sentent la nécessité de changer la dénomination très-impropre d’air fixe, air fixé, air fixable ; je lui ai substitué, dans le premier volume de mes Opuscules physiques et chimiques, le nom de fluide élastique ; mais ce nom générique, qui s’applique à une classe de corps très-nombreux, ne pouvait servir qu’en en attendant un autre.

 

Aujourd’hui, je crois devoir imiter la conduite des anciens chimistes ; ils désignaient chaque substance par un nom générique qui en exprimait la nature, et ils le spécifiaient par une seconde dénomination qui désignait le corps d’où ils avaient coutume de la tirer ; c’est ainsi qu’ils ont donné le nom d’acide vitriolique à l’acide qu’ils retiraient du vitriol ; le nom d’acide marin à celui qu’ils tiraient du sel marin, etc.

 

Par une suite de ces mêmes principes, je nommerai acide de la craie, acide crayeux, la substance qu’on a désignée jusqu’ici sous le nom d’air fixe ou air fixé, par la raison que c’est de la craie et des terres calcaires que nous tirons le plus communément cet acide, et j’appellerai acide crayeux aériforme celui qui se présentera sous forme d’air."

 

"Acide crayeux aériforme", propose donc Lavoisier, à un moment où, pourtant, il ne sait rien encore de la composition chimique de la craie. Plus tard c’est l’acide lui-même qui contribuera à donner son nom à la craie (carbonate de calcium) dans la nomenclature chimique. Nous en reparlerons.

 

Pour le moment le chimiste s’interroge sur le mécanisme de la respiration. Il a constaté une faible diminution du volume de l’air dans la cloche. Deux hypothèses se présentent.

 

-  Il est possible, dit-il, "que l’air éminemment respirable qui est entré dans le poumon en ressorte en acide crayeux aériforme". Ce qui expliquerait la faible diminution du volume de l’air dans la cloche, l’air fixe étant supposé "moins élastique" que l’air ordinaire.

 

-  Il est possible aussi "qu’une portion de l’air éminemment respirable reste dans le poumon et qu’elle se combine avec le sang".

 

Les deux propositions se révèleront partiellement justes. Pour appuyer la seconde Lavoisier rappelle que Priestley lui-même, a exposé du sang à l’air éminemment respirable et à l’acide crayeux aériforme. Dans le premier cas le sang a pris une couleur rouge-vermeil, dans le second cas il est devenu noir. La remarque ne manque pas de pertinence mais il faudra encore de longues années avant qu’elle trouve sa justification.

 

Pour le moment, la nature de l’acide crayeux reste à élucider.

 

De l’acide crayeux aériforme à l’acide charbonneux.

 

Quatre ans se sont passés. Lavoisier a abandonné le phlogistique. Dans les publications de l’Académie des Sciences pour l’année 1781, on peut lire son "Mémoire sur la formation de l’acide nommé air fixe ou acide crayeux et que je désignerai désormais sous le nom d’acide du charbon".

 

Lavoisier rappelle d’abord sa conception de la combustion des métaux, à savoir la combinaison de ceux-ci avec la partie respirable de l’air qu’il désigne à présent comme principe oxygine (générateur d’acide) et qui deviendra gaz oxygène dans la Nomenclature qu’il publiera avec Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet en 1787.

 

En même temps que de celle des métaux, Lavoisier s’est intéressé aux combustions du phosphore et du soufre. Celles-ci l’ont conduit aux acides phosphorique et sulfurique. Poursuivant avec la même logique, il décide de s’intéresser au plus anciennement connu des combustibles : le charbon.

 

Ce corps pose problème. Si les chimistes savent obtenir du soufre et du phosphore dans un état de quasi-pureté, il n’en va pas de même du charbon. Sa distillation laisse échapper un ensemble de gaz parmi lesquels un air inflammable aqueux qui prendra ensuite le nom d’hydrogène. Dans ses cendres on trouve des terres insolubles et de l’alkali fixe (de la potasse) soluble. D’où la précision de Lavoisier :

 

"Pour éviter toute équivoque, je distinguerai, dans ce mémoire, le charbon d’avec la substance charbonneuse ; j’appellerai charbon ce que l’on a coutume de désigner sous cette dénomination dans les usages de la société, c’est-à-dire un composé de substance charbonneuse, d’air inflammable aqueux, d’une petite portion de terre et d’un peu d’alcali fixe ; j’appellerai, au contraire, substance charbonneuse le charbon dépouillé d’air inflammable aqueux, de terre et d’alcali fixe".

 

C’est donc la "substance charbonneuse" qui se combine au principe oxygine de l’air dans la combustion du charbon. Abandonnant le nom "d’acide crayeux" qu’il lui avait précédemment donné, Lavoisier donne le nom "d’acide charbonneux" au gaz résultant de cette combustion.

 

Afin de déterminer les proportions de substance charbonneuse et de principe oxygine dans cet acide charbonneux, Lavoisier, aidé de Laplace et Meusnier, se livre à une multitude d’expériences qui l’amènent aux proportions :

 

Principe oxygine : 72,125 livres

 

Matière charbonneuse : 27,875 livres

 

Total de l’acide charbonneux : 100,000 livres

 

La lectrice ou le lecteur qui mobiliserait ses souvenirs scolaires pourrait vérifier qu’avec nos données actuelles (valeurs "arrondies" : 12g de carbone pour 32g d’oxygène dans les 44g d’une "mole" de CO2 soit 22,4l gazeux,), les 27,875% de carbone mesurés par Lavoisier sont très proches des 27,3% que nous donnent nos calculs.

 

En cette année 1781, l’air fixe, rebaptisé acide crayeux, est donc devenu acide charbonneux. Pourtant, si on connaît à présent sa composition, il attend encore son nom définitif.

 

Quand l’acide charbonneux devient gaz acide carbonique et quand naît le carbone.

 

Nous devons évoquer ici la Nomenclature Chimique. Notons, pour mieux la situer, qu’elle prend son origine au début des années 1780, moment où la nécessité se fait jour d’une réforme dans la façon de nommer les corps chimiques.

 

C’est d’abord Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), avocat au parlement de Dijon et chimiste reconnu internationalement qui publie dans le Journal de Physique de l’abbé Rozier, en 1782, un mémoire "Sur les dénominations chymiques, la nécessité d’en perfectionner le système et les règles pour y parvenir".

 

Le constat est simple : cette science qui a enfin réussi à s’imposer dans les Académies utilise une langue à peine sortie des grimoires des alchimistes. "Il n’est point de science, regrette-t-il, qui exige plus de clarté, plus de précision, & on est d’accord qu’il n’en est point dont la langue soit aussi barbare, aussi vague, aussi incohérente".

 

En France, d’autres chimistes partagent le même objectif et une autre réforme du vocabulaire est en marche : celle de Lavoisier et de ses collègues académiciens qui s’appuient sur une base théorique, celle du principe oxygine, très différente de celle de Guyton de Morveau partisan du phlogistique.

 

La concurrence est sévère. La théorie de Lavoisier semble même avoir des partisans parmi les collègues Bourguignons de Guyton de Morveau, mais cela n’empêche pas celui-ci de se montrer circonspect :

 

"Nous aurons plus d’une fois occasion de dire, & particulièrement aux articles Acide Vitriolique, Acide Saccharin, Phlogistique, &c. &c. que nous sommes bien éloignés d’adopter en entier l’explication dans laquelle ce savant Chymiste croit pouvoir se passer absolument du Phlogistique" (Encyclopédie méthodique, article chymie, p29).

 

Pourtant, trois ans plus tard, c’est avec Lavoisier qu’il présentera la Méthode de Nomenclature Chimique qui bannira le phlogistique de l’univers de la chimie.

 

Influent à l’Académie des sciences, Lavoisier (1743-1794) a su attirer autour de lui des collaborateurs efficaces et enthousiastes qui soutiennent sa théorie : Antoine-François Fourcroy (1755-1809), Claude Louis Berthollet (1748-1822), Jean Henri Hassenfratz (1755-1827), Pierre Auguste Adet (1763-1834).

 

C’est ce groupe, réuni autour de Lavoisier, qui accueille Guyton de Morveau quand il vient à Paris en février 1787 avec son projet de nomenclature déjà bien avancé. Avec lui, ils rédigent la nouvelle "Méthode de Nomenclature Chimique" présentée à l’assemblée publique de l’Académie des Sciences du 17 avril 1787.

 

Guyton de Morveau est chargé d’en présenter les nouveaux termes. L’oxygène, l’hydrogène et l’azote sont les premiers nommés. Concernant le nom des acides, l’un d’entre eux pose problème.

 

"Aucun n’a reçu autant de noms différents que ce gaz, auquel M. Black donna d’abord le nom d’air fixe, en se réservant expressément de changer dans la suite cette dénomination, dont il ne se dissimulait pas l’impropriété. Le peu d’accord des chimistes de tous les pays sur ce sujet nous laissait, sans doute, une liberté plus entière, puisqu’il nous montrait la nécessité de présenter enfin des motifs capables de décider l’unanimité : nous avons usé de cette liberté suivant nos principes.

 

Quand on a vu former l’air fixe par la combinaison directe du charbon et de l’air vital, à l’aide de la combustion, le nom de cet acide gazeux n’est plus arbitraire, il se dérive nécessairement de son radical, qui est la pure matière charbonneuse ; c’est donc l’acide carbonique, ses composés avec les bases sont des carbonates ; et, pour mettre encore plus de précision dans la dénomination de ce radical, en le distinguant du charbon dans l’acceptation vulgaire, en l’isolant par la pensée, de la petite portion de matière étrangère qu’il recèle ordinairement, et qui constitue la cendre, nous lui adaptons l’expression modifiée de carbone, qui indiquera le principe pur, essentiel du charbon, et qui aura l’avantage de le spécifier par un seul mot, de manière à prévenir toute équivoque."

 

De façon paradoxale, c’est donc l’acide carbonique, que nous désignons actuellement comme gaz carbonique dans le langage courant ou dioxyde de carbone dans une langue plus savante, qui a donné son nom au carbone !

 

La remarque n’est pas anodine. C’est le dioxyde de carbone, l’ancien "gas silvestre" ou "air fixe", qui relie la craie la plus blanche à la noirceur du charbon. Le charbon, bois fossilisé, faisant lui-même le lien entre le minéral et le végétal. Comment aurions-nous pu décrire ce "cycle du carbone" qui associe matière inerte et matière animée ; que serait devenue la "chimie organique", si Lavoisier s’en était tenu à son choix initial "d’acide crayeux aériforme" ?

 

Ce choix étant fait, la réaction de combustion du carbone peut désormais s’écrire dans une formulation qui nous est compréhensible.

 

Carbone + oxygène → gaz acide carbonique

 

Le mot carbone est entré dans le langage quotidien et est partout compris dans le monde. Pourtant, nous verrons, à présent, qu’il ne s’est cependant pas imposé sans de fortes réticences.

 

XXXXXX

 

De l’offensive anti-nomenclature à la victoire du carbone.

 

Le 17 avril 1787, est donc la date à laquelle Lavoisier, Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet présentent le "Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie" à la séance publique de l’Académie Royale des Sciences.

 

Une réception "nuancée" de la part des académiciens français.

 

Baumé, Cadet, Darcet, et Sage, sont les quatre académiciens auxquels revient la charge de présenter le "Rapport sur la Nouvelle Nomenclature". Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas réellement enthousiastes et qu’en ces années qui précèdent une tempête politique, ils sont loin de souhaiter le "matin du grand soir" d’une révolution chimique.

 

"Ce n’est pas encore en un jour qu’on réforme, qu’on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà répandue, familière même dans toute l’Europe, & qu’on lui en substitue une nouvelle d’après des étymologies, ou étrangères à son génie, ou prises souvent dans une langue ancienne, déjà presque ignorée des savants, & dans laquelle il ne peut y avoir ni trace, ni notion quelconque des choses, ni des idées qu’on doit leur signifier".

 

Le problème majeur est l’avènement de l’oxygène au détriment du phlogistique. Pourquoi choisir l’aventure, estiment les rapporteurs, quand l’ancien système s’avère encore utile ?

 

"La théorie ancienne qu’on attaque aujourd’hui est incomplète sans doute ; mais celle qu’on lui substitue n’a-t-elle pas ses embarras, ses difficultés ? Dans l’ancienne, nombre de phénomènes s’expliquent comme on peut, à l’aide du phlogistique… Dans la nouvelle c’est l’oxygène réuni aux bases acidifiables, qui forme ces mêmes acides ; mais qui nous dira ce qu’est l’oxygène ? Ce qu’est ce radical acide ? "

 

Qui nous dira ce qu’est l’oxygène ? Manifestement les Académiciens ne semblent pas avoir trouvé la réponse dans les mémoires des nomenclateurs. S’ils trouvent quand même quelques avantages à la nouvelle théorie, c’est ceux qu’elle doit à la précision et au calcul "auxquels la perfection de nos appareils a fourni l’analyse".

 

Ils choisissent donc de ne pas choisir :

 

"Nous dirons seulement que lorsque nous nous sommes permis ces réflexions, nous n’avons pas plus prétendu combattre la théorie nouvelle que défendre l’ancienne…

 

Nous pensons donc qu’il faut soumettre cette théorie nouvelle, ainsi que sa nomenclature, à l’épreuve du temps, au choc des expériences, au balancement des opinions qui en est la suite ; enfin au jugement du public, comme au seul tribunal d’où elles doivent & puisse ressortir.

 

Alors ce ne sera plus une théorie, cela deviendra un enchaînement de vérités, ou une erreur. Dans le premier cas, elle donnera une base solide de plus aux connaissances humaines ; dans le second elle rentrera dans l’oubli avec toutes les théories & les systèmes de physique qui l’auront précédée".

 

La faire rentrer dans l’oubli, tel est l’objectif des phlogisticiens qui ne ménagent pas leurs critiques.

 

Des mots durs, barbares, qui choquent l’oreille.

 

Le "Journal d’observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et sur les Arts et Métiers", nommé plus simplement "Journal de Physique de l’abbé Rozier" est "la" revue scientifique européenne du moment. Guyton de Morveau, Lavoisier, Fourcroy y publient régulièrement. En septembre 1787 elle rend compte, d’une façon relativement neutre, de la nouvelle Nomenclature qui vient d’être publiée à Paris. Dans cette première présentation, le seul commentaire retenu est celui des commissaires de l’Académie. Mais l’attaque ne tardera pas.

 

Jean-Claude de la Métherie, directeur de la revue et l’un de ses principaux rédacteurs, ne perd pas de temps. Dès le mois d’octobre, il publie un "Essai sur la nomenclature chimique". La critique, radicale, s’y énonce en cinq points.

 

1°) Les changements de nom doivent se faire peu à peu, avec sagesse et circonspection alors que cette nomenclature propose de changer tout de suite la plupart des mots et "cela ne s’est jamais fait, ni ne peut se faire dans aucune partie de la langue".

 

2°) On doit s’éloigner le moins possible des mots anciens, ce qui n’est manifestement pas le cas, les auteurs de la nomenclature revendiquant le droit de changer "la langue que nos maîtres ont parlée" en ne faisant grâce à aucune dénomination qui leur semblerait impropre.

 

3°) On "consultera autant qu’on pourra l’analogie". Or comment imaginer du charbon dans le gaz incolore appelé "carbonique" ou dans la craie la plus blanche ?

 

4°) "On ne doit point négliger l’harmonie des mots, & on ne peut absolument s’écarter du génie de la langue. Un mot nouveau ne doit être ni dur, ni barbare, surtout dans un moment où on adoucit tous les mots, & sans doute trop. Les oreilles sont si délicates qu’on ne dit plus paille, cheval, &c. On prononce pâie, zeval, zeveux, &c."

 

Or, ajoute De la Métherie, la nomenclature emploie ces mots " durs, barbares qui choquent l’oreille, & ne sont nullement dans le génie de la langue française, tels que carbonate, nitrate, sulfate, &c… aussi la plus grande partie des savants français, & nos plus grands écrivains, tel que M. de Buffon, les ont blâmés dès l’instant qu’on les a proposés".

 

5°) Cinquième point : une nomenclature ne doit pas reposer sur des idées systématiques "car autrement chaque école ayant un système différent, aura une nomenclature différente". Or, ses auteurs l’affirment eux-mêmes, le propre de leur nomenclature est qu’elle repose sur un ensemble d’idées philosophiques. Élément supplémentaire à charge : celles-ci sont "regardées comme fausses par le plus grand nombre des savants, qui par conséquent ne peuvent se servir de ces mots ".

 

La critique n’épargne aucune proposition. Pourquoi azote et non pas ammoniacogène dans la mesure où cet élément est également présent dans l’ammoniac. Pourquoi hydrogène et pas éléogène car le "gaz inflammable" est également présent dans les huiles. Et, en ce qui concerne l’objet de ce livre, quel intérêt à remplacer charbon par carbone ?

 

Ce premier article libère la parole des lecteurs de la revue. Chacun en rajoute en témoignage d’indignation.

 

La guerre est déclarée.

 

Dans le numéro de décembre 1787 du journal de physique, le premier à intervenir souhaite rester anonyme. "La chimie est maintenant à la mode", dit-il, "Nos belles dames, longtemps avant que le lycée leur en offrît des leçons, avaient paru sur les bancs des diverses écoles". C’est pourquoi la nouvelle Nomenclature "était attendue avec impatience". D’où sa déception et le sentiment d’avoir été victime d’une publicité mensongère : "plus les noms placés à la tête de cet ouvrage sont propres à exciter l’intérêt du lecteur, moins ils sollicitent leur indulgence".

 

Et d’indulgence, il n’en a pas ! Il reproche, en particulier, à ces illustres scientifiques, leur mauvais usage du grec. Comment oser mutiler "les beautés" de cette langue en fabriquant des mots dont la moitié est empruntée au latin, l’autre au grec. Et surtout, observe-t-il, quand on maîtrise si mal la langue. Oxygène et hydrogène, écrit-il, "signifient précisément le contraire de ce qu’ont voulu les Auteurs de la Nomenclature. La traduction du premier mot est engendré par l’acide & non générateur de l’acide ; celle du second engendré par l’eau et non générateur d’eau". Chez les Grecs, ajoute-t-il, "Diogène voulait dire fils de Jupiter" et, dans le vocabulaire usuel, homogène signifie "généré de façon identique" et non pas "générateur des mêmes choses".

 

Quant à quelques mots "un peu ridicules", ajoute-t-il, tels que "carbone, carbonique, carbonate, &c. je n’en parlerai point ; c’est les premiers, c’est peut-être les seuls dont le public fera justice".

 

Notre auteur anonyme n’avait manifestement rien d’un Nostradamus. Qui peut imaginer qu’il fut un temps où "carbone" ne faisait pas partie du langage commun et qu’il n’a été imposé, il y a seulement un peu plus de deux siècles, que par un quarteron de chimistes français.

 

Pourtant "Carbone" a été une des cibles principales des adversaires de la nomenclature.

 

Oubliez ces carbonates, ces carbures…

 

Étienne-Claude de Marivetz, qui signe en faisant état de son titre de baron, vient tresser des couronnes au directeur du Journal de Physique, le "véritable journal des Savants", pour son combat contre la Nomenclature. Il fallait, dit-il, "que les Étrangers apprissent que cette innovation n’avait été reçue que dans peu de laboratoires ; il fallait que les générations futures, en lisant avec étonnement ce dictionnaire, apprissent comment furent accueillis ces muriates, ces carbonates, ces carbures, ces sulfates, ces sulfites, ces sulfures, ces phosphates, ces phosphures, ces oxydes, &c. &c. &c. Il fallait que l’on sût que ces mots bizarres ne furent reçus que dans le jargon des adeptes qui les avaient imaginés".

 

Bien vite, conclut-il, "les carbonates et les carbures auront été oubliés" et on ne lira plus cette nomenclature "que comme on lit encore l’Histoire de Pantalon-Phoebus".

 

L’éloge historique de Pantalon-Phoebus est un texte extrait du "Dictionnaire néologique à l’usage des beaux-esprits du siècle" publié en 1726 par l’abbé Desfontaines sous couvert d’un "avocat de Province". Il s’agit d’un dictionnaire destiné à répandre dans la Province le beau parlé parisien et dans lequel un cabaretier devenait un "marchand d’ivresse" et une soupe un "phénomène potager". Le dictionnaire en question ne pouvait évidemment que provoquer l’ironie des lecteurs de la fin du siècle.

 

Oublié, est donc Pantalon-Phoebus, mais le baron de Marivetz lui-même n’attirerait plus l’attention s’il n’avait été l’un des pourfendeurs des carbonates et carbures.

 

Christophe Opoix, Maître en Pharmacie à Provins, a été, en cette année 1787, reçu à l’Académie d’Arras, alors sous la présidence de Maximilien de Robespierre. Il constate d’abord que les chimistes des générations antérieures ont su trouver les mots aptes à attirer un public nombreux. La chimie "a fait partie de la bonne éducation, & les femmes mêmes ont fréquenté assidument les amphithéâtres sans s’y trouver étrangères ou déplacées".

 

Il s’en prend, ensuite, ouvertement à Lavoisier, le "brillant orateur de la nouvelle doctrine" :

 

"Je le sais, un nombreux auditoire applaudit encore à ces Messieurs, et semblent leur répondre d’un grand succès ; mais quand la mode, la nouveauté & l’enthousiasme seront passées, quand on ne frappera plus les yeux à grands frais par des appareils nouveaux et imposants ; quand le brillant orateur de la nouvelle doctrine cessera de la soutenir de son éloquence facile et séduisante, quand la science dépouillée de ces secours étrangers, n’offrira plus qu’un squelette hideux, qu’un travestissement bizarre, qu’un extérieur repoussant, comptera-t-on le même nombre d’auditeurs ? "

 

Et naturellement, il ne donne pas, lui non plus, beaucoup de chances de survie à la nomenclature :

 

"Voulez vous savoir ce que je prévois avec regret ? Dans peu d’années les amphithéâtres seront déserts, & la science entièrement négligée. Les gens du monde pourront-ils accommoder leurs oreilles à l’étrange dissonance & à la barbarie des termes ? Auront-ils le courage de surmonter cette barrière qui va séparer la science de la Chimie de toutes les autres ? Les personnes studieuses qui, par goût, se destinent aux sciences, mais qui ne sont encore déterminées par aucune, préfèreront-elles une science qui n’aurait plus de rapport avec aucune autre, & que quelques personnes réunies peuvent au premier instant changer à ne la rendre plus reconnaissable ? "

 

A son tour, un professeur de Chimie de Madrid témoigne : "La nouvelle Nomenclature choque trop les oreilles espagnoles pour qu’elles puissent s’y accommoder. La langue espagnole ne se prête pas à de pareilles innovations. Aussi un apothicaire de Madrid qui voulut employer le mot carbonate, a été surnommé docteur Carbonato…"

 

Après de telles charges, qui oserait encore défendre la réforme proposée et qui parierait sur l’avenir des mots carbone, carbonate, carbonique ?

 

Et pourtant carbone, carbonique et carbonates se sont imposés.

 

Le nom carbone n'apparaît, cependant, dans le dictionnaire de l'Académie française, qu'à sa 6e édition (1832-5).


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pour aller plus loin voir :

 

Un livre chez Vuibert.

 

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Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…


Coupable : le dioxyde de carbone.

 

Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.

 

L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone et celle du CO2.

 

L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.

 

Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.

 

Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.
 

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16 décembre 2013 1 16 /12 /décembre /2013 13:38

Nous vivons à l’ère des plastiques. Dans les temps futurs, les archéologues qui rencontreront les couches géologiques correspondant à notre époque ne s’y tromperont pas : en même temps que les premiers radioéléments des retombées de l’activité nucléaire militaire et civile, ils trouveront les premières couches de ces "plastiques" qui, eux aussi, sont laissés, en un témoignage peu glorieux, aux siècles futurs.

 

Si ces matières plastiques sont des polymères issus, pour l’essentiel aujourd’hui, de molécules carbonées fossiles extraites du pétrole, elles ont d’abord été fabriquées à partir de corps organiques issus du milieu naturel.

 

Du coton-poudre au collodion.

 

A partir de la fin du 18ème siècle, les chimistes sont mis à contribution pour trouver la formule d’explosifs militaires toujours plus puissants. C’est le cas du "fulmicoton". Découvert dans des circonstances fortuites, plusieurs chimistes s’en voient attribuer l’invention autour des années 1850. Sa préparation est simple : du coton trempé dans de l’acide nitrique se transforme en "coton-poudre", "fulmicoton" ou "nitrocellulose", au caractère bien plus explosif que celui de la poudre noire. Difficile à maîtriser quand il est utilisé seul, il aura un avenir militaire limité à certains usages.



De l’acide nitrique et du coton. Fabrication de la nitrocellulose à Besançon. La Nature, 1898.


Paradoxalement il rencontrera le succès dans le civil. La nitrocellulose a pour propriété de se dissoudre dans un mélange d’éther et d’alcool. On obtient alors un vernis fortement adhérent : le collodion.

 

Associé aux sels d’argent et déposé sur une plaque de verre, ce collodion a été l’un des facteurs de la diffusion de la photographie. Associé au camphre il a donné naissance à un nouveau produit : le "celluloïd".

 

Du collodion au celluloïd.

 

Histoire, ou légende, il se transmet le récit d’états du sud américain, à la recherche d’un produit de remplacement à l’ivoire des boules de billard, alors qu’ils étaient soumis aux blocus, pendant la guerre de sécession. On associe à la découverte de ce nouveau produit, John Wesley Hyatt, imprimeur et chimiste amateur américain. Il aurait trouvé la recette d’un produit solide auquel il était possible de donner l’apparence de l’ivoire en associant au collodion, du camphre, produit blanc translucide extrait du camphrier. A partir de 1870, il entreprit, avec succès, de commercialiser le produit, sous un nom qui a traversé le temps, celui de "celluloïd".

 

Il se faisait cependant contester l’antériorité par Alexander Parkes métallurgiste et chimiste britannique qui, déjà en 1856, avait déposé un brevet pour un produit de la même composition et le commercialisait sous le nom de Parkesine. La justice reconnaissait Parkes comme inventeur mais autorisait la poursuite de la fabrication du celluloïd.

 

Le celluloïd, thermoplastique, se moule facilement. Pendant des dizaines d’années il a servi à faire une multitude d’objets : manches de couteaux, peignes, poupées, bijoux, corps de stylos, montures de lunettes…

 

Son inconvénient : il est très combustible. C’est ainsi que les premiers films cinématographiques, réalisés en celluloïd, doivent à présent être conservés dans des enceintes renforcées à cause du risque d’incendie, voire même d’explosion. Abandonné quand d’autres produits plus surs ont été découverts, il ne sert plus, essentiellement, qu’à fabriquer des objets très spécialisés porteurs de tradition comme des balles de ping-pong ou des médiators pour guitaristes.

 

Le collodion a eu un autre succès industriel à la fin du 19ème siècle : celui de la soie artificielle.

 

Le succès de la soie artificielle.

 

"Cette curieuse industrie, dont la France a droit d’être fière, atteint à la période de grande fabrication" (La Nature, 1898).

 

Son inventeur, Hilaire de Chardonnet (1839-1924) est un ingénieur et industriel de Besançon. En 1884 il dépose un brevet pour une soie artificielle à base de collodion ou nitrocellulose et crée une usine pour sa production, en 1892, à Besançon.

 

Le procédé est décrit avec détails : fabrication du coton poudre par action d’un mélange d’acide nitrique et d’acide sulfurique sur le coton, lavage et séchage du fulmicoton obtenu, dissolution dans un mélange d’alcool et d’éther sous forte pression, filtration du collodion obtenu, envoi sous forte pression dans une filière, moulinage et retordage pour constituer des fils de diamètre voulu et, pour finir, dénitratation des fils. En effet, avant cette dernière opération, les fils ne sont encore que du coton-poudre, c’est-à-dire un explosif. En plongeant les écheveaux terminés dans une solution de sulfure d’ammonium, qui élimine l’essentiel de l’acide nitrique, on obtient une soie artificielle qui, nous dit l’auteur de l’article, "est aussi belle et aussi brillante que les soies naturelles les plus estimées", même si, reconnaît-il, elle est moins résistante.



Filature de soie artificielle de Chardonnet à Besançon. Revue La Nature, 1998.

 

Voir aussi : Chardonnet et le premier textile industriel.


Les acétates de cellulose et la viscose.

 

Le Celluloïd, nitrate de cellulose, étant trop combustible il est progressivement remplacé par des produits plus stables. Premiers d’entre eux les acétates de cellulose obtenus par action de l’acide acétique sur la cellulose ou la viscose résultant de l’action de la soude et du sulfure de carbone. Ce dernier produit a servi à fabriquer une autre forme de soie artificielle : la rayonne.

 

Dans un article de La Nature daté de l’année 1900, Jean Bonavita, ingénieur des arts et manufactures, prédit un bel avenir à ce dernier produit qui permet, dit-il, "la formation d’un fil continu de cellulose aussi brillant que la soie, aussi fin qu’elle, et qui possède de plus l’avantage d’une longueur indéfinie jointe à une régularité parfaite et d’un prix incomparablement meilleur marché ; à tel point qu’on peut prévoir le jour, où, renonçant à aller chercher le coton lui-même dans les régions lointaines où la nature l’a cantonné, on lui substituera simplement un coton artificiel, plus régulier et plus pur que la cellulose naturelle, filé en longueurs indéterminées, et tiré économiquement de nos bois les plus ordinaires".

 

Et aujourd’hui ?

 

La viscose est encore utilisée dans des produits d’emballage comme la cellophane, des éponges, des adhésifs. A Echirolles, dans l’Isère près de Grenoble, un Musée de la Viscose, a été installé sur le site de l’ancienne usine. Il retrace l’histoire de soixante ans d’une usine qui, nous dit sa présentation, "a accueilli, de 1927 à 1989, des hommes et des femmes de plus de quarante nationalités différentes".

 

Le phénix renaîtrait-il de ses cendres ? Toujours à Grenoble, on redécouvre la richesse chimique du monde végétal au Centre d’Etudes et de Recherches sur les Macromolécules Végétales.

 

 

La présentation qu’il fait de son activité est caractéristique des préoccupations économiques et environnementales de notre début de 21ème siècle :

 

"L’un des défis actuels majeurs en science des polymères est la conception de nouveaux matériaux à partir de ressources naturelles renouvelables issues de la biomasse. Ces matériaux ont vocation à remplacer les produits toxiques ou non-biodégradables dérivés de ressources fossiles, tout en offrant des propriétés (mécaniques, thermiques, optiques, etc.) équivalentes. Les biopolymères, et plus particulièrement les polysaccharides, ont donc émergé comme des composants naturels très attractifs de ces matériaux d’avenir.

 

Les polysaccharides sont abondants, renouvelables, légers, peu coûteux et biodégradables. Les quantités produites chaque année par une large variété de plantes, d’animaux et de micro-organismes, mais aussi la diversité ultrastructurale de ces macromolécules rendent celles-ci particulièrement attractives en tant que substrats de départ pour des modifications chimiques dans le cadre d’applications spécifiques.

 

La cellulose par exemple, polymère naturel le plus abondant sur terre (sa production par les plantes est estimée de 50 à 100 milliards de tonnes par an) constitue une source inépuisable de matière première. Ses dérivés sont utilisés dans de nombreuses industries : alimentaire, cosmétique, textile ou emballage.

 

La démarche du laboratoire se situe à différents niveaux, du fondamental à l’appliqué, de la macromolécule au matériau. Il est tout d’abord nécessaire de comprendre l’organisation et les interactions des constituants de la biomasse afin de s’inspirer de ces architectures composites naturelles, pour élaborer des matériaux nanostructurés innovants. Le cas échéant, les substrats polysaccharidiques seront modifiés chimiquement selon des protocoles respectueux de l’environnement afin de leur conférer des fonctions nouvelles ou d’améliorer leur compatibilité avec diverses matrices".

 

De la cellulose modifiée chimiquement "selon des protocoles respectueux de l’environnement" pour "remplacer les produits toxiques ou non-biodégradables dérivés de ressources fossiles"… bonne nouvelle.

 

Souhaitons que ces passionnantes et nécessaires recherches ne soient pas détournées par le monde industriel pour servir d’alibi "vert" à la poursuite du gaspillage des ressources. Un emballage biodégradable ne saurait rendre acceptable un objet polluant ou parfaitement inutile.

 


Sur le collodion, voir son histoire en médecine et en photographie.

Voir aussi dans La Nature 1898 : Viscose et viscoïd

On peut lire aussi : La Vicose (contribution à l'histoire industrielle des polymères en France par Jean-Marie Michel).

 

Voir encore : Le militant ouvrier et l'aristocrate. Quand Charles Tillon rendait hommage à Hilaire de Chardonnet.

 

 
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Marie Mic

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pour aller plus loin voir :

 

Un livre chez Vuibert.

 

JPEG - 77.7 ko

Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…

 

Coupable : le dioxyde de carbone. Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.

 

L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone
et celle du CO2.

 

L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole.

 

Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.

 

Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.

 

Seront-ils entendus ?

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