Notre époque charge le dioxyde de carbone, le CO2, d’une lourde malédiction. C’est l’ennemi numéro un de notre environnement, le coupable, clairement désigné, de "crime climatique".
Qui peut encore le nier ? Mais qui peut refuser de voir que la dangereuse augmentation du CO2 dans l’atmosphère est le résultat de l’emballement d’un monde industriel développé qui gaspille les ressources fossiles accumulées sur la planète au cours de millions d’années et les disperse sous forme d’objets inutiles et de polluants multiples.
Qui, dans ce contexte, se souvient encore que le CO2 est d’abord l’aliment des plantes nécessaires à notre alimentation et que celles-ci, de plus, libèrent, en échange de leur consommation de CO2, l’oxygène que nous respirons à plein poumons ?
L’histoire de la découverte du dioxyde de carbone et de son rôle dans le fonctionnement du vivant est une aventure à rebondissements qui mérite d’être contée.
Après Van Helmont, Hales, Joseph Black, Priestley, Charles Bonnet, Jan Ingenhousz, Jean Senebier : Lavoisier.
Dans un mémoire lu le 3 mai 1777 à l’Académie des Sciences, Lavoisier traite des "expériences sur la respiration des animaux et sur les changements qui arrivent à l’air en passant par leurs poumons".
Chacun connaît l’importance de la respiration pour le maintien de la vie humaine et pourtant, nous dit Lavoisier, "nous connaissons peu l’objet de cette fonction singulière". Cet "objet", c’est l’air mais, ajoute-t-il, "toutes sortes d’air, ou plus exactement toutes sortes de fluides élastiques, ne sont pas propres à l’entretenir, et il est un grand nombre d’airs que les animaux ne peuvent respirer sans périr".
Lavoisier connaît les travaux de Hales, il est surtout admiratif des expériences de Priestley qui "a reculé beaucoup plus loin les bornes de nos connaissances… par des expériences très ingénieuses, très délicates et d’un genre très neuf". Lavoisier considère que son apport essentiel aura été de prouver que "la respiration des animaux avait la propriété de phlogistiquer l’air, comme la calcination des métaux et plusieurs procédés chimiques". Ou pour être plus bref : que la respiration est une combustion !
Lui-même veut le vérifier. Un moineau est placé sous une cloche pleine d’air renversée sur une cuve à mercure. Près d’une heure plus tard il ne bouge plus. L’air qui reste éteint une flamme. Un nouveau moineau qu’on y enferme n’y vit que quelques instants.
Cet "air vicié" présente une propriété qu’on ne trouve pas dans la simple "mofette" à laquelle Lavoisier donnera plus tard le nom d’Azote. Il précipite l’eau de chaux. Par ailleurs, une partie de cet air vicié est absorbée par une solution d’alkali fixe caustique (de la potasse). Par ces propriétés Lavoisier reconnaît cet air que les chimistes désignent comme "l’air fixe".
Le terme ne lui convient pas. Dans une note il s’en explique.
Quand l’air fixe devient acide crayeux aériforme.
" Il y a déjà longtemps que les physiciens et les chimistes sentent la nécessité de changer la dénomination très-impropre d’air fixe, air fixé, air fixable ; je lui ai substitué, dans le premier volume de mes Opuscules physiques et chimiques, le nom de fluide élastique ; mais ce nom générique, qui s’applique à une classe de corps très-nombreux, ne pouvait servir qu’en en attendant un autre.
Aujourd’hui, je crois devoir imiter la conduite des anciens chimistes ; ils désignaient chaque substance par un nom générique qui en exprimait la nature, et ils le spécifiaient par une seconde dénomination qui désignait le corps d’où ils avaient coutume de la tirer ; c’est ainsi qu’ils ont donné le nom d’acide vitriolique à l’acide qu’ils retiraient du vitriol ; le nom d’acide marin à celui qu’ils tiraient du sel marin, etc.
Par une suite de ces mêmes principes, je nommerai acide de la craie, acide crayeux, la substance qu’on a désignée jusqu’ici sous le nom d’air fixe ou air fixé, par la raison que c’est de la craie et des terres calcaires que nous tirons le plus communément cet acide, et j’appellerai acide crayeux aériforme celui qui se présentera sous forme d’air."
"Acide crayeux aériforme", propose donc Lavoisier, à un moment où, pourtant, il ne sait rien encore de la composition chimique de la craie. Plus tard c’est l’acide lui-même qui contribuera à donner son nom à la craie (carbonate de calcium) dans la nomenclature chimique. Nous en reparlerons.
Pour le moment le chimiste s’interroge sur le mécanisme de la respiration. Il a constaté une faible diminution du volume de l’air dans la cloche. Deux hypothèses se présentent.
Il est possible, dit-il, "que l’air éminemment respirable qui est entré
dans le poumon en ressorte en acide crayeux aériforme". Ce qui expliquerait la faible diminution du volume de l’air dans la cloche, l’air fixe étant supposé "moins élastique" que l’air ordinaire.
Il est possible aussi "qu’une portion de l’air éminemment respirable reste dans le poumon et qu’elle se combine avec le sang".
Les deux propositions se révèleront partiellement justes. Pour appuyer la seconde Lavoisier rappelle que Priestley lui-même, a exposé du sang à l’air éminemment respirable et à l’acide crayeux aériforme. Dans le premier cas le sang a pris une couleur rouge-vermeil, dans le second cas il est devenu noir. La remarque ne manque pas de pertinence mais il faudra encore de longues années avant qu’elle trouve sa justification.
Pour le moment, la nature de l’acide crayeux reste à élucider.
De l’acide crayeux aériforme à l’acide charbonneux.
Quatre ans se sont passés. Lavoisier a abandonné le phlogistique. Dans les publications de l’Académie des Sciences pour l’année 1781, on peut lire son "Mémoire sur la formation de l’acide nommé air fixe ou acide crayeux et que je désignerai désormais sous le nom d’acide du charbon".
Lavoisier rappelle d’abord sa conception de la combustion des métaux, à savoir la combinaison de ceux-ci avec la partie respirable de l’air qu’il désigne à présent comme principe oxygine (générateur d’acide) et qui deviendra gaz oxygène dans la Nomenclature qu’il publiera avec Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet en 1787.
En même temps que de celle des métaux, Lavoisier s’est intéressé aux combustions du phosphore et du soufre. Celles-ci l’ont conduit aux acides phosphorique et sulfurique. Poursuivant avec la même logique, il décide de s’intéresser au plus anciennement connu des combustibles : le charbon.
Ce corps pose problème. Si les chimistes savent obtenir du soufre et du phosphore dans un état de quasi-pureté, il n’en va pas de même du charbon. Sa distillation laisse échapper un ensemble de gaz parmi lesquels un air inflammable aqueux qui prendra ensuite le nom d’hydrogène. Dans ses cendres on trouve des terres insolubles et de l’alkali fixe (de la potasse) soluble. D’où la précision de Lavoisier :
"Pour éviter toute équivoque, je distinguerai, dans ce mémoire, le charbon d’avec la substance charbonneuse ; j’appellerai charbon ce que l’on a coutume de désigner sous cette dénomination dans les usages de la société, c’est-à-dire un composé de substance charbonneuse, d’air inflammable aqueux, d’une petite portion de terre et d’un peu d’alcali fixe ; j’appellerai, au contraire, substance charbonneuse le charbon dépouillé d’air inflammable aqueux, de terre et d’alcali fixe".
C’est donc la "substance charbonneuse" qui se combine au principe oxygine de l’air dans la combustion du charbon. Abandonnant le nom "d’acide crayeux" qu’il lui avait précédemment donné, Lavoisier donne le nom "d’acide charbonneux" au gaz résultant de cette combustion.
Afin de déterminer les proportions de substance charbonneuse et de principe oxygine dans cet acide charbonneux, Lavoisier, aidé de Laplace et Meusnier, se livre à une multitude d’expériences qui l’amènent aux proportions :
Principe oxygine : 72,125 livres
Matière charbonneuse : 27,875 livres
Total de l’acide charbonneux : 100,000 livres
La lectrice ou le lecteur qui mobiliserait ses souvenirs scolaires pourrait vérifier qu’avec nos données actuelles (valeurs "arrondies" : 12g de carbone pour 32g d’oxygène dans les 44g d’une "mole" de CO2 soit 22,4l gazeux,), les 27,875% de carbone mesurés par Lavoisier sont très proches des 27,3% que nous donnent nos calculs.
En cette année 1781, l’air fixe, rebaptisé acide crayeux, est donc devenu acide charbonneux. Pourtant, si on connaît à présent sa composition, il attend encore son nom définitif.
Quand l’acide charbonneux devient gaz acide carbonique et quand naît le carbone.
Nous devons évoquer ici la Nomenclature Chimique. Notons, pour mieux la situer, qu’elle prend son origine au début des années 1780, moment où la nécessité se fait jour d’une réforme dans la façon de nommer les corps chimiques.
C’est d’abord Louis-Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), avocat au parlement de Dijon et chimiste reconnu internationalement qui publie dans le Journal de Physique de l’abbé Rozier, en 1782, un mémoire "Sur les dénominations chymiques, la nécessité d’en perfectionner le système et les règles pour y parvenir".
Le constat est simple : cette science qui a enfin réussi à s’imposer dans les Académies utilise une langue à peine sortie des grimoires des alchimistes. "Il n’est point de science, regrette-t-il, qui exige plus de clarté, plus de précision, & on est d’accord qu’il n’en est point dont la langue soit aussi barbare, aussi vague, aussi incohérente".
En France, d’autres chimistes partagent le même objectif et une autre réforme du vocabulaire est en marche : celle de Lavoisier et de ses collègues académiciens qui s’appuient sur une base théorique, celle du principe oxygine, très différente de celle de Guyton de Morveau partisan du phlogistique.
La concurrence est sévère. La théorie de Lavoisier semble même avoir des partisans parmi les collègues Bourguignons de Guyton de Morveau, mais cela n’empêche pas celui-ci de se montrer circonspect :
"Nous aurons plus d’une fois occasion de dire, & particulièrement aux articles Acide Vitriolique, Acide Saccharin, Phlogistique, &c. &c. que nous sommes bien éloignés d’adopter en entier l’explication dans laquelle ce savant Chymiste croit pouvoir se passer absolument du Phlogistique" (Encyclopédie méthodique, article chymie, p29).
Pourtant, trois ans plus tard, c’est avec Lavoisier qu’il présentera la Méthode de Nomenclature Chimique qui bannira le phlogistique de l’univers de la chimie.
Influent à l’Académie des sciences, Lavoisier (1743-1794) a su attirer autour de lui des collaborateurs efficaces et enthousiastes qui soutiennent sa théorie : Antoine-François Fourcroy (1755-1809), Claude Louis Berthollet (1748-1822), Jean Henri Hassenfratz (1755-1827), Pierre Auguste Adet (1763-1834).
C’est ce groupe, réuni autour de Lavoisier, qui accueille Guyton de Morveau quand il vient à Paris en février 1787 avec son projet de nomenclature déjà bien avancé. Avec lui, ils rédigent la nouvelle "Méthode de Nomenclature Chimique" présentée à l’assemblée publique de l’Académie des Sciences du 17 avril 1787.
Guyton de Morveau est chargé d’en présenter les nouveaux termes. L’oxygène, l’hydrogène et l’azote sont les premiers nommés. Concernant le nom des acides, l’un d’entre eux pose problème.
"Aucun n’a reçu autant de noms différents que ce gaz, auquel M. Black donna d’abord le nom d’air fixe, en se réservant expressément de changer dans la suite cette dénomination, dont il ne se dissimulait pas l’impropriété. Le peu d’accord des chimistes de tous les pays sur ce sujet nous laissait, sans doute, une liberté plus entière, puisqu’il nous montrait la nécessité de présenter enfin des motifs capables de décider l’unanimité : nous avons usé de cette liberté suivant nos principes.
Quand on a vu former l’air fixe par la combinaison directe du charbon et de l’air vital, à l’aide de la combustion, le nom de cet acide gazeux n’est plus arbitraire, il se dérive nécessairement de son radical, qui est la pure matière charbonneuse ; c’est donc l’acide carbonique, ses composés avec les bases sont des carbonates ; et, pour mettre encore plus de précision dans la dénomination de ce radical, en le distinguant du charbon dans l’acceptation vulgaire, en l’isolant par la pensée, de la petite portion de matière étrangère qu’il recèle ordinairement, et qui constitue la cendre, nous lui adaptons l’expression modifiée de carbone, qui indiquera le principe pur, essentiel du charbon, et qui aura l’avantage de le spécifier par un seul mot, de manière à prévenir toute équivoque."
De façon paradoxale, c’est donc l’acide carbonique, que nous désignons actuellement comme gaz carbonique dans le langage courant ou dioxyde de carbone dans une langue plus savante, qui a donné son nom au carbone !
La remarque n’est pas anodine. C’est le dioxyde de carbone, l’ancien "gas silvestre" ou "air fixe", qui relie la craie la plus blanche à la noirceur du charbon. Le charbon, bois fossilisé, faisant lui-même le lien entre le minéral et le végétal. Comment aurions-nous pu décrire ce "cycle du carbone" qui associe matière inerte et matière animée ; que serait devenue la "chimie organique", si Lavoisier s’en était tenu à son choix initial "d’acide crayeux aériforme" ?
Ce choix étant fait, la réaction de combustion du carbone peut désormais s’écrire dans une formulation qui nous est compréhensible.
Carbone + oxygène → gaz acide carbonique
Le mot carbone est entré dans le langage quotidien et est partout compris dans le monde. Pourtant, nous verrons, à présent, qu’il ne s’est cependant pas imposé sans de fortes réticences.
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De l’offensive anti-carbone à la victoire de CO2.
Le 17 avril 1787, est donc la date à laquelle Lavoisier, Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet présentent le "Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie" à la séance publique de l’Académie Royale des Sciences.
Une réception "nuancée" de la part des académiciens français.
Baumé, Cadet, Darcet, et Sage, sont les quatre académiciens auxquels revient la charge de présenter le "Rapport sur la Nouvelle Nomenclature". Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas réellement enthousiastes et qu’en ces années qui précèdent une tempête politique, ils sont loin de souhaiter le "matin du grand soir" d’une révolution chimique.
"Ce n’est pas encore en un jour qu’on réforme, qu’on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà répandue, familière même dans toute l’Europe, & qu’on lui en substitue une nouvelle d’après des étymologies, ou étrangères à son génie, ou prises souvent dans une langue ancienne, déjà presque ignorée des savants, & dans laquelle il ne peut y avoir ni trace, ni notion quelconque des choses, ni des idées qu’on doit leur signifier".
Le problème majeur est l’avènement de l’oxygène au détriment du phlogistique. Pourquoi choisir l’aventure, estiment les rapporteurs, quand l’ancien système s’avère encore utile ?
"La théorie ancienne qu’on attaque aujourd’hui est incomplète sans doute ; mais celle qu’on lui substitue n’a-t-elle pas ses embarras, ses difficultés ? Dans l’ancienne, nombre de phénomènes s’expliquent comme on peut, à l’aide du phlogistique… Dans la nouvelle c’est l’oxygène réuni aux bases acidifiables, qui forme ces mêmes acides ; mais qui nous dira ce qu’est l’oxygène ? Ce qu’est ce radical acide ? "
Qui nous dira ce qu’est l’oxygène ? Manifestement les Académiciens ne semblent pas avoir trouvé la réponse dans les mémoires des nomenclateurs. S’ils trouvent quand même quelques avantages à la nouvelle théorie, c’est ceux qu’elle doit à la précision et au calcul "auxquels la perfection de nos appareils a fourni l’analyse".
Ils choisissent donc de ne pas choisir :
"Nous dirons seulement que lorsque nous nous sommes permis ces réflexions, nous n’avons pas plus prétendu combattre la théorie nouvelle que défendre l’ancienne…
Nous pensons donc qu’il faut soumettre cette théorie nouvelle, ainsi que sa nomenclature, à l’épreuve du temps, au choc des expériences, au balancement des opinions qui en est la suite ; enfin au jugement du public, comme au seul tribunal d’où elles doivent & puisse ressortir.
Alors ce ne sera plus une théorie, cela deviendra un enchaînement de vérités, ou une erreur. Dans le premier cas, elle donnera une base solide de plus aux connaissances humaines ; dans le second elle rentrera dans l’oubli avec toutes les théories & les systèmes de physique qui l’auront précédée".
La faire rentrer dans l’oubli, tel est l’objectif des phlogisticiens qui ne ménagent pas leurs critiques.
Des mots durs, barbares, qui choquent l’oreille.
Le "Journal d’observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et sur les Arts et Métiers", nommé plus simplement "Journal de Physique de l’abbé Rozier" est "la" revue scientifique européenne du moment. Guyton de Morveau, Lavoisier, Fourcroy y publient régulièrement. En septembre 1787 elle rend compte, d’une façon relativement neutre, de la nouvelle Nomenclature qui vient d’être publiée à Paris. Dans cette première présentation, le seul commentaire retenu est celui des commissaires de l’Académie. Mais l’attaque ne tardera pas.
Jean-Claude de la Métherie, directeur de la revue et l’un de ses principaux rédacteurs, ne perd pas de temps. Dès le mois d’octobre, il publie un "Essai sur la nomenclature chimique". La critique, radicale, s’y énonce en cinq points.
1°) Les changements de nom doivent se faire peu à peu, avec sagesse et circonspection alors que cette nomenclature propose de changer tout de suite la plupart des mots et "cela ne s’est jamais fait, ni ne peut se faire dans aucune partie de la langue".
2°) On doit s’éloigner le moins possible des mots anciens, ce qui n’est manifestement pas le cas, les auteurs de la nomenclature revendiquant le droit de changer "la langue que nos maîtres ont parlée" en ne faisant grâce à aucune dénomination qui leur semblerait impropre.
3°) On "consultera autant qu’on pourra l’analogie". Or comment imaginer du charbon dans le gaz incolore appelé "carbonique" ou dans la craie la plus blanche ?
4°) "On ne doit point négliger l’harmonie des mots, & on ne peut absolument s’écarter du génie de la langue. Un mot nouveau ne doit être ni dur, ni barbare, surtout dans un moment où on adoucit tous les mots, & sans doute trop. Les oreilles sont si délicates qu’on ne dit plus paille, cheval, &c. On prononce pâie, zeval, zeveux, &c."
Or, ajoute De la Métherie, la nomenclature emploie ces mots " durs, barbares qui choquent l’oreille, & ne sont nullement dans le génie de la langue française, tels que carbonate, nitrate, sulfate, &c… aussi la plus grande partie des savants français, & nos plus grands écrivains, tel que M. de Buffon, les ont blâmés dès l’instant qu’on les a proposés".
5°) Cinquième point : une nomenclature ne doit pas reposer sur des idées systématiques "car autrement chaque école ayant un système différent, aura une nomenclature différente". Or, ses auteurs l’affirment eux-mêmes, le propre de leur nomenclature est qu’elle repose sur un ensemble d’idées philosophiques. Élément supplémentaire à charge : celles-ci sont "regardées comme fausses par le plus grand nombre des savants, qui par conséquent ne peuvent se servir de ces mots ".
La critique n’épargne aucune proposition. Pourquoi azote et non pas ammoniacogène dans la mesure où cet élément est également présent dans l’ammoniac. Pourquoi hydrogène et pas éléogène car le "gaz inflammable" est également présent dans les huiles. Et, en ce qui concerne l’objet de ce livre, quel intérêt à remplacer charbon par carbone ?
Ce premier article libère la parole des lecteurs de la revue. Chacun en rajoute en témoignage d’indignation.
La guerre est déclarée.
Dans le numéro de décembre 1787 du journal de physique, le premier à intervenir souhaite rester anonyme. "La chimie est maintenant à la mode", dit-il, "Nos belles dames, longtemps avant que le lycée leur en offrît des leçons, avaient paru sur les bancs des diverses écoles". C’est pourquoi la nouvelle Nomenclature "était attendue avec impatience". D’où sa déception et le sentiment d’avoir été victime d’une publicité mensongère : "plus les noms placés à la tête de cet ouvrage sont propres à exciter l’intérêt du lecteur, moins ils sollicitent leur indulgence".
Et d’indulgence, il n’en a pas ! Il reproche, en particulier, à ces illustres scientifiques, leur mauvais usage du grec. Comment oser mutiler "les beautés" de cette langue en fabriquant des mots dont la moitié est empruntée au latin, l’autre au grec. Et surtout, observe-t-il, quand on maîtrise si mal la langue. Oxygène et hydrogène, écrit-il, "signifient précisément le contraire de ce qu’ont voulu les Auteurs de la Nomenclature. La traduction du premier mot est engendré par l’acide & non générateur de l’acide ; celle du second engendré par l’eau et non générateur d’eau". Chez les Grecs, ajoute-t-il, "Diogène voulait dire fils de Jupiter" et, dans le vocabulaire usuel, homogène signifie "généré de façon identique" et non pas "générateur des mêmes choses".
Quant à quelques mots "un peu ridicules", ajoute-t-il, tels que "carbone, carbonique, carbonate, &c. je n’en parlerai point ; c’est les premiers, c’est peut-être les seuls dont le public fera justice".
Notre auteur anonyme n’avait manifestement rien d’un Nostradamus. Qui peut imaginer qu’il fut un temps où "carbone" ne faisait pas partie du langage commun et qu’il n’a été imposé, il y a seulement un peu plus de deux siècles, que par un quarteron de chimistes français.
Pourtant "Carbone" a été une des cibles principales des adversaires de la nomenclature.
Oubliez ces carbonates, ces carbures…
Étienne-Claude de Marivetz, qui signe en faisant état de son titre de baron, vient tresser des couronnes au directeur du Journal de Physique, le "véritable journal des Savants", pour son combat contre la Nomenclature. Il fallait, dit-il, "que les Étrangers apprissent que cette innovation n’avait été reçue que dans peu de laboratoires ; il fallait que les générations futures, en lisant avec étonnement ce dictionnaire, apprissent comment furent accueillis ces muriates, ces carbonates, ces carbures, ces sulfates, ces sulfites, ces sulfures, ces phosphates, ces phosphures, ces oxydes, &c. &c. &c. Il fallait que l’on sût que ces mots bizarres ne furent reçus que dans le jargon des adeptes qui les avaient imaginés".
Bien vite, conclut-il, "les carbonates et les carbures auront été oubliés" et on ne lira plus cette nomenclature "que comme on lit encore l’Histoire de Pantalon-Phoebus".
L’éloge historique de Pantalon-Phoebus est un texte extrait du "Dictionnaire néologique à l’usage des beaux-esprits du siècle" publié en 1726 par l’abbé Desfontaines sous couvert d’un "avocat de Province". Il s’agit d’un dictionnaire destiné à répandre dans la Province le beau parlé parisien et dans lequel un cabaretier devenait un "marchand d’ivresse" et une soupe un "phénomène potager". Le dictionnaire en question ne pouvait évidemment que provoquer l’ironie des lecteurs de la fin du siècle.
Oublié, est donc Pantalon-Phoebus, mais le baron de Marivetz lui-même n’attirerait plus l’attention s’il n’avait été l’un des pourfendeurs des carbonates et carbures.
Christophe Opoix, Maître en Pharmacie à Provins, a été, en cette année 1787, reçu à l’Académie d’Arras, alors sous la présidence de Maximilien de Robespierre. Il constate d’abord que les chimistes des générations antérieures ont su trouver les mots aptes à attirer un public nombreux. La chimie "a fait partie de la bonne éducation, & les femmes mêmes ont fréquenté assidument les amphithéâtres sans s’y trouver étrangères ou déplacées".
Il s’en prend, ensuite, ouvertement à Lavoisier, le "brillant orateur de la nouvelle doctrine" :
"Je le sais, un nombreux auditoire applaudit encore à ces Messieurs, et semblent leur répondre d’un grand succès ; mais quand la mode, la nouveauté & l’enthousiasme seront passées, quand on ne frappera plus les yeux à grands frais par des appareils nouveaux et imposants ; quand le brillant orateur de la nouvelle doctrine cessera de la soutenir de son éloquence facile et séduisante, quand la science dépouillée de ces secours étrangers, n’offrira plus qu’un squelette hideux, qu’un travestissement bizarre, qu’un extérieur repoussant, comptera-t-on le même nombre d’auditeurs ? "
Et naturellement, il ne donne pas, lui non plus, beaucoup de chances de survie à la nomenclature :
"Voulez vous savoir ce que je prévois avec regret ? Dans peu d’années les amphithéâtres seront déserts, & la science entièrement négligée. Les gens du monde pourront-ils accommoder leurs oreilles à l’étrange dissonance & à la barbarie des termes ? Auront-ils le courage de surmonter cette barrière qui va séparer la science de la Chimie de toutes les autres ? Les personnes studieuses qui, par goût, se destinent aux sciences, mais qui ne sont encore déterminées par aucune, préfèreront-elles une science qui n’aurait plus de rapport avec aucune autre, & que quelques personnes réunies peuvent au premier instant changer à ne la rendre plus reconnaissable ? "
A son tour, un professeur de Chimie de Madrid témoigne : "La nouvelle Nomenclature choque trop les oreilles espagnoles pour qu’elles puissent s’y accommoder. La langue espagnole ne se prête pas à de pareilles innovations. Aussi un apothicaire de Madrid qui voulut employer le mot carbonate, a été surnommé docteur Carbonato…"
Après de telles charges, qui oserait encore défendre la réforme proposée et qui parierait sur l’avenir des mots carbone, carbonate, carbonique ?
Et pourtant carbone, carbonique et carbonates se sont imposés.
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De l’eau et du dioxyde de carbone : enfin Lavoisier sait de quoi se nourrissent les plantes.
Dans un mémoire, daté de 1786 sur "la décomposition de l’eau par les substances végétales et animales", Lavoisier interprète à son tour les expériences de Ingenhousz et de Senebier sur la respiration diurne des plantes. Son vocabulaire nous est plus familier. Le phlogistique est oublié. L’air déphlogistiqué est devenu l’oxygène, l’air fixe a pris le nom d’acide carbonique (notre dioxyde de carbone).
Les différentes analyses qu’il a réalisées lui ont montré que trois corps essentiels composent les plantes : le carbone, l’oxygène et l’hydrogène. Si le carbone et l’oxygène peuvent provenir du dioxyde de carbone, l’hydrogène ne peut provenir que de l’eau.
"il ne peut y avoir de végétation sans eau et sans acide carbonique, affirme-t-il, ces deux substances se décomposent mutuellement dans l’acte de la végétation".
Ainsi se trouvent rassemblées les découvertes de Van Helmont sur le rôle de l’eau et celles des chasseurs d’air depuis Hales. Quant au mécanisme du phénomène, il devient limpide :
"l’hydrogène quitte l’oxygène pour s’unir au charbon, pour former les huiles, les résines, et pour constituer le végétal ; en même temps, l’oxygène de l’eau et de l’acide carbonique se dégage en abondance, comme l’ont observé MM. Priestley, Ingenhousz et Senebier, et il se combine avec la lumière pour former du gaz oxygène".
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Aujourd’hui.
La chlorophylle, récepteur de la lumière solaire et première étape du processus de la photosynthèse, a été isolée en 1816 par Joseph Bienaimé Caventou et Joseph Pelletier tous deux pharmaciens et chimistes. Nous ne donnerons pas ici la description détaillée de la réaction, extrêmement complexe, de photosynthèse. Son bilan peut s’écrire :
6CO2 + 12H2O + lumière → C6H12O6 + 6O2+ 6H2O.
La formule C6H12O6 est celle des molécules de glucose dont les polymères sont, en autres, l’amidon et la cellulose composants des organismes végétaux. L’intuition de Lavoisier s’est donc vérifiée à ceci près que les chimistes qui lui ont succédé ont montré que les molécules de dioxygène dégagées dans l’air provenaient uniquement de l’eau.
N’oublions pas cependant le phénomène que Lavoisier a omis d’étudier : la plante ne fait pas que se nourrir. Elle "respire" également par un mécanisme qui s’apparente à la respiration animale et dont le bilan de la réaction est inverse. Le glucose accumulé et l’oxygène de l’air absorbé réagissent en fournissant à la plante l’énergie et les matériaux nécessaires à son fonctionnement et à sa croissance tout en libérant du dioxyde de carbone.
Le bilan de l’absorption de CO2 par la photosynthèse et d’émission de O2 reste cependant positif. Globalement les plantes sont donc des "pièges" à dioxyde de carbone et des sources d’oxygène.
pour aller plus loin voir :
Un livre chez Vuibert.
Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…coupable : le dioxyde de carbone.
Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.
L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone et celle du CO2.
L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une
chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole. Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.
Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.
Seront-ils entendus ?
Voir aussi :
Une brève histoire du CO2. De Van Helmont à Lavoisier.