Platon (-428 ; -358), figure majeure de la philosophie antique, a choisi de mettre en scène sa pensée au travers de dialogues. Dans celui désigné sous le titre de Timée, il met en scène quatre personnages : Socrate, Critias, Timée et Hermocrate. "L’intelligence est le partage des dieux, et, parmi les hommes, d’un bien petit nombre" déclare-t-il. A l’évidence ces quatre personnages font partie des heureux élus. En particulier Timée qu’il présente comme "citoyen de la république très policée de Locres en Italie, ne le cédant pour la fortune et la naissance à aucun de ses concitoyens" et plus encore ayant "été revêtu des plus hautes dignités de sa patrie" et étant parvenu "au point le plus élevé de la philosophie".
Écoutons donc Timée.
Rompant avec l'anarchie des anciens dieux réfugiés sur l'Olympe, il nous instruit d’abord de l’existence d’un Dieu unique auteur et père de de l’Univers. Quelle est sa nature ? "C’est une grande affaire que de le découvrir, dit-il, et après l’avoir découvert, il est impossible de le faire connaître à tous". Certainement ne chercherons-nous pas à faire partie des heureux élus appelés à cette connaissance, tant de brillants cerveaux s’étant employés, au fil des siècles, à décrypter le message de Timée. Retenons que ce Dieu de Platon, règne d'abord sur l'Univers des Idées inaccessibles à la pensée commune et dont le monde matériel ne révèle qu'une faible illustration.
Dieu, donc, a créé le monde réel à partir des quatre briques élémentaires annoncées par Empédocle. Mais, nous prévient Platon, quand "Dieu entreprit d’organiser l’univers, le feu, l’eau, la terre et l’air offraient bien déjà quelques traces de leur propre forme,mais étaient pourtant dans l’état où doit être un objet duquel Dieu est absent. Les trouvant donc dans cet état naturel, la première chose qu’il fit, ce fut de les distinguer par les formes et les nombres".
Un dieu géomètre et mathématicien.
Le dieu de Platon est celui que nous avait déjà annoncé Pythagore. Il est géomètre et mathématicien. La légende veut que, au fronton l'Académie, l'école qu'il avait créée à Athènes, Platon ait fait inscrire la phrase " Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Ce Dieu affectionnerait particulièrement les nombres et les figures géométriques. Parmi celles-ci, le nombre 3 et le triangle qui sont, par ailleurs, des symboles forts dans de nombreuses cultures et religions. La beauté étant, avec le bonté, la caractéristique de Dieu, Parmi ces triangles Platon en désigne deux comme les plus beaux.
Le premier est le triangle rectangle isocèle. Angle droit, deux côté égaux, c’est aussi la figure d'un carré, autre belle figure, divisé par sa diagonale. Quant à l’autre : "nous jugeons que parmi cette multitude de triangles il y a une espèce plus belle que toutes les autres, et pour laquelle nous les laissons toutes de côté, savoir celle dont deux forment un troisième triangle qui est équilatéral". Le triangle équilatéral, avec ses trois côtés et ses trois angles égaux est certainement l’une des figures de triangle les plus remarquables. Divisé en deux par une de ses hauteurs, il se présente sous forme de deux triangles rectangles dont le grand côté, l'hypoténuse, est le double du plus petit des côtés de l'angle droit. C’est à ce triangle rectangle particulier et au triangle équilatéral que Platon attribue la beauté suprême.
Pourquoi ce choix ? "c’est ce qui serait trop long à dire" avoue Platon par la voix de Timée "mais si quelqu’un découvre et démontre que cette espèce n’a pas la supériorité, il peut compter sur une récompense amicale". Le pari a-t-il été relevé ? Quelqu'un a-t-il osé contester la suprême beauté d’un triangle rectangle isocèle ou celle d’un triangle équilatéral ? Pour Platon la cause est entendue : c’est à partir de ces belles figures que Dieu ne pouvait manquer de structurer le monde.
Un corps c'est d'abord un volume. Quels beaux volumes la géométrie nous offre-t-elle ? Pythagore,ses disciples et ses successeurs, ont déjà exploré ce territoire et fait connaître les polyèdres réguliers, c’est à dire ces volumes dont toutes les faces sont identiques. Ils sont au nombre de cinq.
Ce sont des triangles équilatéraux qui servent à construire les trois premiers. Le plus simple, le tétraèdre, est une pyramide à quatre faces. Vient ensuite l’octaèdre à huit faces puis l’icosaèdre à vingt faces.
Viennent ensuite le cube à six faces carrées et le dodécaèdres à douze faces pentagonales.
De ces solides, nous dit Timée, "celui qui a le moins grand nombre de bases doit nécessairement être le plus mobile, le plus tranchant et le plus aigu de tous et aussi le plus léger", c’est donc la forme du feu. Le second sera celle de l’air et le troisième celle de l’eau. En quatrième position vient le cube, ou hexaèdre, aux six bases carrées. "Donnons à la terre la figure cubique", propose Platon. "En effet, des quatre genres la terre est la plus stable, de tous les corps c’est le plus facile à modeler, et tel devait être nécessairement celui qui a les bases les plus sûres
Ainsi se présentent les quatre éléments qui constituent l'ensemble des corps. Pour répondre à qui prétendrait ne pas avoir observé ces différentes formes dans la nature, Il faut "se représenter tous ces corps comme tellement petits que chacune des parties de chaque genre, par sa petitesse,échappe à nos yeux, mais qu’en réunissant un grand nombre, leur masse devient visible" ajoute Timée/Platon.
Tout se transforme.
Il imagine aussi une transmutation possible entre ces différents corps. Ainsi, "lorsque le feu est renfermé dans de l’air, de l’eau ou de la terre, mais en petite quantité relativement à la masse qui le contient, si, entraîné par le mouvement de ces corps et vaincu malgré sa résistance, il se trouve rompu en morceaux, deux corps de feu peuvent se réunir en un seul corps d’air". L’arithmétique est respectée : les huit triangles équilatéraux issus des deux tétraèdres de feu peuvent se convertir en un octaèdre d’air. De même "si l’air est vaincu et brisé en petits fragments, de deux corps et demi d’air un corps entier d’eau peut être formé". Chacun peut vérifier que le compte en terme de triangles équilatéraux est respecté.
Il n'est pas interdit d'en sourire, même si l’observation du changement d’état des corps, l’eau s’évaporant et devenant "air" sous l’effet de le chaleur (du feu) puis se condensant à nouveau en eau pouvait s’accorder à une telle proposition. Soyons indulgents, notre science contemporaine, elle même, s’accorde parfois avec des images tout aussi osées qui feront sourire les générations à venir.
Comment ne pas sourire ensuite en lisant le discours sur la nourriture. Se nourrir, pour Platon, se résume en un conflit entre "triangles". Ceux de l'aliment et ceux du corps qui les absorbe. De l'issue de ce combat résulte la jeunesse ou la vieillesse et finalement la mort. "Quand la constitution de l'animal est récente encore, les triangles qui, venus du dehors se trouvent compris dans la masse du corps lui-même, sont vaincus et divisés par ces triangles neufs que le corps lui impose, et l'animal grandit, parce qu'il se nourrit de beaucoup de triangles semblables.
Mais quand la pointe de ces triangles s'émousse à cause de ces nombreux combats qu'ils ont soutenus pendant longtemps contre de nombreux triangles, ils ne peuvent plus diviser ceux de la nourriture qui entre et se les assimiler, tandis qu'eux-mêmes sont facilement divisés par ceux qui viennent du dehors. Alors l'animal vaincu dépérit tout entier et cet état se nomme la vieillesse.
Enfin, lorsque les liens qui unissent ensemble les triangles de la moelle, distendus par la fatigue, ne peuvent plus résister, ils laissent échapper à leur tour les liens de l'âme, et celle-ci, rendue à sa liberté naturelle, s'envole avec joie".
Platon géomètre ? La géométrie n'est-elle pas plus simplement pour lui le support d'un délire poétique ?
La cinquième essence.
Reste un cinquième polyèdre régulier, le dodécaèdre. Il a des propriétés mathématiques plus riches. Il comporte 12 faces comme le nombre des signes du zodiaque. Chacune étant un pentagone régulier, figure particulièrement symbolique avec sa variante, l’étoile à cinq branches.
Il est facile, au moyen d’une règle et d’un compas de construire un triangle équilatéral, un carré, un hexagone, un octogone. Tracer un pentagone régulier pose un tout autre problème et n’est à la portée que d’habiles géomètres. Disons, sans développer davantage, qu’il fait intervenir des rapports entre longueurs de segments laissant apparaître le "nombre d’Or", le nombre, supposé divin, tardivement attribué aux philosophes et bâtisseurs des temps antiques soit (1+51/2)/2 = 1,618... .
Le dodécaèdre est donc à lui seul un condensé de rapports magiques. Platon lui confie un rôle à la hauteur de ce statut : "il restait une seule et dernière combinaison, dieu s’en est servi pour tracer le plan de l’Univers". Derrière cette formule ambiguë certains voudront trouver l’esprit pensant, la force vitale, l’énergie motrice ou tout autre concept illustrant l’animation de la matière. On en fera aussi le symbole de la cinquième essence, la "quinte-essence" (quintessence), la substance qui, désignée encore sous le nom "d’éther", était supposée occuper l’univers des étoiles. Cet "éther", lumineux, électrique et même quantique, qui reviendra de façon cyclique dans le vocabulaire des physiciens quand il leur faudra, comme au temps des premiers philosophes, nommer l’inexplicable.
L’Héritage.
Même s’il n’ont rien apporté au développement des sciences de la matière, l’image despolyèdres de Platon aura durablement inscrit la théorie des quatre éléments dans la pensée occidentale. Leur "beauté" a particulièrement inspiré les artistes de la Renaissance, tel Léonard de Vinci. Le mystérieux dodécaèdre a, par ailleurs, été régulièrement soumis à une foule de doctrines ésotériques.
« Connais premièrement la quadruple racine de toute choses : Zeus aux feux lumineux, Héra mère de vie, et puis Aidônéus, Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s'abreuvent ». Ainsi parlait Empédocle.
Empédocle (-490 ; -430), né dans la ville grecque d'Agrigente en Sicile, ne peut laisser indifférent. D'abord par la forme poétique des fragments qui nous sont parvenus de ses paroles. Par leur contenu ensuite. Ernest Renan, visitant Agrigente, le décrit comme "Philosophe, savant, ingénieur, musicien, médecin, prophète, thaumaturge". La légende a surtout retenu sa mort. Il aurait choisi, dit-on, de s'immoler par le feu en se jetant dans l'Etna, ne laissant en témoignage, sur le bord du cratère, que ses sandales. Des sandales "d'airain" précise même la légende. Le mythe a alimenté une abondante littérature. Dans "La psychanalyse du feu", Bachelard, appelant la mythologie grecque à son secours ne pouvait manquer de rencontrer Empédocle.
Naissance des quatre éléments.
Revenons à Empédocle. Connais, nous dit-t-il, Zeus, Héra, Aidônéus, Nestis, dépositaires des "quadruples racines de toutes choses". Faut-il, afin d'obéir à cette si poétique injonction, nous engager dans le dédale des dieux grecs, de leur généalogie, de leur vie et de leurs pouvoirs ? Fort heureusement, Empédocle a lui-même décrypté son message. "Écoute d'abord les quatre racines de toutes choses, le feu, l'eau, la terre et l'éther immensément haut ; c'est de là que provient tout ce qui a été, est et sera".
Tout a été dit. Platon, Aristote et la majorité des lettrés des siècles à venir ne feront que commenter, développer ou agrémenter la proposition. Seule modification, l'air remplaçant l'éther. Il se dit que, chez les anciens grecs, Ether était d'abord un dieu à la généalogie complexe qui, entre autres attributions personnifiait le ciel. Plus tard l'éther deviendra la matière emplissant les espaces, au delà de la lune, occupés par les astres et les dieux tandis que, dans les parties inférieures de l'univers, se trouvera l'air respiré par les mortels pour lesquels les "quatre racines de toute chose" deviendront alors : le feu, l'air, l'eau et la terre.
Mais Empédocle ne peut ignorer que, bien avant lui, Thalès de Millet (-625 ; -546) considérait l'eau comme premier et seul élément. Que pour Anaximène (-585 ; -525), cet unique élément était l'air et que pour Héraclite d'Ephèse (-544 ; -480) c'était le feu. Aussi en appelle-t-il aux dieux et aux muses pour trancher le différent entre lui et ces autres prétendants. "Détournez, ô dieux, cette folie de ma langue, faites couler une source pure de mes lèvres sanctifiées. Et toi, vierge au bras blanc, Muse que poursuivent tant de prétendants, je ne demande que ce qu'il est permis d'entendre aux éphémères humains. Prends les rênes du char sous les auspices de la piété. Le désir des fleurs brillantes de la gloire, que je pourrais cueillir auprès des mortels, ne me fera pas dire ce qui est défendu".
Pas de naissance, pas de fin, mélange et dissociation.
Empédocle ne peut en douter : les dieux et les muses l'ont jugé seul digne de recevoir leur message. Et ce message est : "Il n'y a pas de naissance d'aucune des choses mortelles, il n'y a pas de fin par la mort funeste, il n'y a que mélange et dissociation de mélange". Pas de naissance, pas de fin, seulement mélange et dissociation... Rien ne se crée, rien ne disparaît, tout se transforme...
Isolés par la Haine, réunis par l'Amour.
Et pour être plus précis sur le mécanisme de ces transformations : "Allons, considère ce qui confirma mes premières paroles, vois s'il y a, dans ce que j'ai dit, quelque forme omise : le soleil, brillant source de toute chaleur, L'éther épandu que baignent les blanches lueurs, la pluie, sombre et froide entre toutes choses, la terre d'où provient tout ce qui est solide et pesant. Dans la Haine, ils sont tous isolés et défigurés, mais l'Amour les réunit par un désir réciproque. C'est d'eux que se forme tout ce qui a été, est ou sera jamais, que poussent les arbres, les hommes et les femmes, les bêtes, les oiseaux, les poissons que l'eau nourrit, et les dieux à la longue vie, à qui appartiennent les suprêmes honneurs. Tous ces êtres sont ces mêmes choses, qui circulent au travers les unes des autres, apparaissent sous divers aspects, que la dissociation fait varier".
Ainsi en est il de la théorie des quatre éléments d'Empédocle. Plus de deux millénaires plus tard elle inspire encore les philosophes, les poètes, les artistes et même parfois même les scientifiques. Elle a surtout inspiré ses successeurs. Et parmi les premiers, Platon et Aristote.
Après une histoire de l'oxygène, une histoire du carbone et du CO2, deux éléments chimiques régulièrement mis en lumière dans notre paysage environnemental, proposons ici la fin d'une trilogie avec cette histoire de l'eau.
Avec le changement climatique, un tiers de la population mondiale devrait se retrouver confrontée à la raréfaction de la ressource en eau. Cela ne va pas sans susciter des tensions croissantes, à l’international comme à l’échelle locale, et interroge la façon dont nous gérons et utilisons la ressource en eau.
Début octobre 2023, le président français Emmanuel Macron était en visite d’État de deux jours en Suisse, avec à son agenda une négociation d’un genre particulier : le chef d’État venait demander très officiellement d’augmenter le débit du Rhône, dont le « robinet » se trouve en Suisse et est contrôlé par le barrage du Seujet, en plein cœur de Genève. « Le débit du Rhône est un sujet extrêmement sensible, car une bonne partie de la chaîne hydronucléaire de la France en dépend », explique Stéphane Ghiotti, géographe au laboratoire Acteurs, ressources et territoires dans le développement1 de Montpellier. Outre le transport fluvial, l’irrigation des cultures et l’alimentation en eau potable de grandes villes comme Lyon, la France a en effet besoin de l’eau du Rhône pour refroidir ses quatre centrales nucléaires présentes le long du fleuve et alimenter une vingtaine de centrales hydroélectriques… et ce alors que le niveau du Rhône baisse de manière préoccupante, notamment durant la période estivale.
Y a-t-il de l’eau dans le cosmos ? Y a-t-il de l’eau dans le système solaire ailleurs que sur Terre ? D’où vient l’eau présente sur Terre ? Était-elle déjà là lors de la formation de notre planète ?
Toutes ces questions passionnent depuis longtemps nombre de scientifiques : des astrophysiciens et des astronomes, qui scrutent avec des instruments toujours plus puissants les confins de l’espace afin d’élaborer des théories cohérentes expliquant la genèse et l’évolution de l’Univers ; des géologues également, qui n’ont de cesse de faire parler les roches de toutes provenances, terrestre ou extraterrestre.
L’eau est présente dans tout le cosmos, sous forme de glace ou de vapeur. Elle est même relativement courante à l’état de vapeur. Mais d’eau liquide, point, en dehors du système solaire où notre chère planète est la seule à jouir, au grand jour, du charme de l’eau liquide.
"L'écologie était secondaire par rapport à l'économie"
"J'étais la cinquième roue du carrosse"
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Douze ministres de l'Ecologie racontent 40 ans de tergiversations face à la crise climatique
Par Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
Pour cet article, franceinfo a sollicité dix-sept anciens ministres de l'Environnement ou de l'Ecologie, restés plus de six mois en poste. Douze ont accepté de répondre et cinq ont décliné : Huguette Bouchardeau, Ségolène Royal, Nathalie Kosciusko-Morizet, Delphine Batho et Nicolas Hulot.
"Notre maison brûle et nous regardons ailleurs", disait Jacques Chirac en 2002. Deux décennies plus tard, de nombreux records de chaleur ont été battus à travers le monde et "garantir un avenir vivable et durable pour tous", comme le demande le dernier rapport du Giec(document PDF), paraît de plus en plus difficile. Mais qu'ont fait nos dirigeants politiques depuis que la menace climatique est connue ? Alors que s'ouvre, jeudi 30 novembre, la COP28 à Dubaï, destinée à dresser le bilan des engagements pris lors de l'Accord de Paris, franceinfo donne la parole à celles et ceux qui, au sein du gouvernement, ont tenté de porter l'enjeu de lutter contre la crise climatique : les ministres de l'Environnement. Ils nous racontent l'émergence progressive du problème, les blocages, mais aussi les réussites de ce ministère atypique depuis plus de quarante ans.
1970-1992
"Ce n’était la préoccupation de personne"
Les balbutiements de l’écologie en politique
Nous sommes le 28 février 1970. Dans un discours prononcé à Chicago, Georges Pompidou met en garde l'humanité : "L'emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même." Le président de la République crée, l'année suivante, le tout premier ministère de l'Environnement et le confie à Robert Poujade. "C'est une tâche nouvelle et très nécessaire", réagit dans sa première interview celui que l'on bombarde "ministre délégué chargé de la Protection de la nature et de l'Environnement". "Mon problème, c'est celui des moyens qu'il faudra trouver et dégager, et ce ne sera pas facile", anticipe-t-il. Plus tard, dans un livre, il surnommera son portefeuille "le ministère de l'impossible". Déjà.
Tandis qu'aux Etats-Unis, en 1979, le président Jimmy Carter reçoit sur son bureau un rapport(document PDF) qui fera date sur les conséquences des activités humaines sur les températures, en France, la question de la menace climatique n'approche guère le perron du pouvoir. Ce sont la lutte contre la pollution et l'amélioration globale du cadre de vie des Français qui animent le jeune ministère. Pourtant, à la télévision, le volcanologue Haroun Tazieff alerte : le gaz carbonique rejeté par nos voitures, nos chaudières et nos industries "risque de faire de l'atmosphère une espèce de serre". "Vous êtes en train de paniquer les populations, là", rétorque au scientifique le journaliste d'Antenne 2, perplexe.
"Quand Tazieff faisait ses déclarations sur le réchauffement, il était considéré comme un hurluberlu. (...) Ses thèses étaient très marginales et très contestées", confirme Alain Carignon, ministre délégué à l'Environnement qui entre dans le gouvernement Chirac en 1986. Cette année-là, la catastrophe de Tchernobyl met les risques naturels et technologiques tout en haut de la pile des dossiers prioritaires. "Les politiques sont quand même prisonniers de leur époque", regrette Alain Carignon. Le climat "n'est alors la préoccupation de personne, affirme-t-il. Les associations environnementales et écologistes étaient très puissantes. Mais aucune n'est venue se battre sur cet impératif." Toutefois, il remarque – et déplore – que, déjà, "l'écologie était secondaire par rapport aux préoccupations économiques".
En mai 1988, l'élu du RPR quitte son poste et il est remplacé par Brice Lalonde, qui intègre le gouvernement Rocard comme secrétaire d'Etat chargé de l'Environnement. Qu'en est-il de l'état des connaissances à ce moment-là ? "Les scientifiques font déjà le lien entre la consommation des énergies fossiles et le réchauffement. On savait tout, il n'y a pas de problème", évacue l'écologiste. Mais ce savoir reste confidentiel. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) naît de ce constat. Dès 1990, l'organisme publie son premier rapport(document PDF) alertant sur des vagues de chaleur plus nombreuses et "des conséquences sur tous les secteurs d'activité".
En France, Michel Rocard prend l’initiative de lancer l’appel de La Haye, signé par 24 pays en 1989, prémices de la diplomatie environnementale. "Les conditions mêmes de la vie sur notre planète sont aujourd’hui menacées", alerte le texte. Pour autant, l'heure n'est pas encore aux mesures concrètes. Devenu ministre, Brice Lalonde a beau être convaincu de la menace, sa marge de manœuvre est limitée.
"Ministre de l'Environnement, à l'époque, c'était quand même la cinquième roue du carrosse. (...) Le changement climatique n'avait pas le même degré de gravité et d'urgence qu'aujourd'hui."
Brice Lalonde à franceinfo
Le ministre se "bagarre" tout de même contre le plomb dans l'essence et "pour des pots catalytiques", présente un "plan pour l'environnement" (jugé alors décevant par les militants écologistes) et convainc ses collègues de créer une mission interministérielle de l'effet de serre. "J'ai essayé d'être un écolo de gouvernement. C'est toute une affaire d'avancer, d'accepter des compromis, d'avoir des étapes… La tâche est énorme." Ni les politiques, ni les Français ne le savent, mais le début des années 1990 marque un tournant. Si les émissions de gaz à effet de serre commencent à se stabiliser en France, elles vont encore exploser au niveau de la planète, portées par une consommation d'énergies fossiles qui s'emballe dans le monde entier.
1992-2003
"Certains ont tout fait pour qu’on n’agisse pas"
En 1992, les grandes nations de ce monde organisent un sommet de la Terre et accouchent du document à l'origine des COP, ces conférences qui rythment la vie de la diplomatie climatique tous les ans. "La première pensée globale est là", assure Michel Barnier, en poste au ministère de mars 1993 à mai 1995.
Le ministre RPR tente de faire émerger une écologie de droite, où se conjuguent défense de l'environnement et capitalisme. Il lance un débat sur le mix énergétique français, dominé par le nucléaire, mais à la traîne en matière de renouvelable. Il doit composer avec des collègues pas franchement coopératifs : "Le ministère de l'Environnement n'agit qu'en embêtant, pour rester poli, les autres", résume-t-il. Un enquiquineur qui plus est éphémère : "Nous ne sommes que le maillon d'une chaîne. Vous n'êtes que le successeur d'un ministre et le prédécesseur d'un autre."
Corinne Lepage, qui lui succède en 1995, est plus critique. Pour elle, les historiens regarderont les responsables politiques de son époque comme des "égoïstes incroyables", voire des "criminels, pour ceux qui étaient conscients et qui ont tout fait pour qu'on n'agisse pas." Le problème, pour l'avocate, réside dans une prise de conscience très limitée du changement climatique quand elle était au ministère. "Franchement, j'étais une Martienne. (...) On me disait que c'était complètement exagéré, que c'était ridicule. Quand vous parliez de notre responsabilité à l'égard des générations futures, tout le monde s'en foutait et, en fait, on a commencé à s'intéresser au climat quand notre génération a été concernée."
Corinne Lepage dans le bureau de son cabinet d'avocat, le 9 mai 2023, à Paris.
Si les politiques publiques tardent à se saisir du sujet de l'écologie, en dehors de la loi Barnier sur la protection de l'environnement et de la loi Laure sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, les connaissances dans ce domaine progressent : le Giec dévoile un nouveau rapport en 1995, insistant toujours plus sur le rôle de l'effet de serre dans le réchauffement de la planète. Un phénomène naturel que peu comprennent. "J'en parlais régulièrement dans mes discours. Je l'avais instauré comme un élément de langage incontournable. Sauf que ça n'entrait pas du tout, ça n'imprimait pas", se souvient avec amertume Corinne Lepage.
"On en parle peu", confirme Dominique Voynet, qui prend sa suite en 1997. Et ce désintérêt ne concerne pas que les politiques. En arrivant au sommet de Kyoto, la ministre écologiste se rend compte "qu'il y a des dizaines de journalistes allemands, anglais, américains, chinois, etc. Il doit y avoir deux journalistes français. Ce n'est pas un sujet grand public". C'est pourtant au Japon que le monde se fixe, pour la toute première fois, des quotas de limitation des émissions de gaz à effet de serre.
L'indifférence vis-à-vis des mesures prises à l'international se mue en méfiance, dès lors qu'elles doivent se concrétiser en France. Dans le gouvernement de gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin, Dominique Voynet doit ferrailler avec le ministère de l'Economie au sujet d'une taxe sur les activités polluantes des entreprises. Ce projet d'"écotaxe" est "activement torpillé" par Bercy et Laurent Fabius, enrage encore aujourd'hui l'écologiste. Elle finit par jeter l'éponge et quitte le gouvernement en juillet 2001, après quatre ans aux responsabilités. Sur son bilan, l'ancienne candidate des Verts se dit "super critique" : "On n'était pas prêts", lâche-t-elle, en raillant les mesures de l’époque.
Dominique Voynet dans les locaux de France Télévisions, le 17 mai 2023, à Paris.
L'année de son départ, le Giec publie un troisième rapport(document PDF) et les Etats-Unis de George W. Bush piétinent une décennie de négociations climatiques en sortant du protocole de Kyoto. Si elle veut le respecter, la France dispose d'une dizaine d'années. Objectif : stabiliser ses émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990. Mais "pour Jacques Chirac ou pour Lionel Jospin, c'est la moindre des préoccupations", juge l'écologiste Yves Cochet, en poste de juillet 2001 à mai 2002.
Aux résistances rencontrées au sein de l'exécutif s'ajoutent, selon lui, les pressions des lobbies, notamment nucléaire et agricole. "Tout de suite, ils vous prennent à la gorge", décrit-il. Et l'actualité fait passer la cause écologique au second plan. En septembre 2001, l'explosion de l'usine AZF à Toulouse fait 31 morts et près de 2 500 blessés. "C'était le risque technologique qui primait", se souvient aujourd'hui Yves Cochet.
"Avec les suites d'AZF, je n'ai pas su, ou pas pu, m'occuper, par exemple, des dérèglements climatiques ou de la biodiversité."
Yves Cochet à franceinfo
Après la cohabitation puis l'élection présidentielle de 2002, l'exécutif dirigé par Jacques Chirac s'ancre de nouveau à droite, et Roselyne Bachelot décroche le portefeuille de l'Ecologie. Mais c'est le chef de l'Etat qui restera dans l'histoire avec cette phrase, prononcée en 2002, au sommet de la Terre de Johannesbourg (Afrique du Sud) : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs."
"J'ai eu l'impression qu'il s'était presque converti, s'amuse Roselyne Bachelot. Après tout, la foi des convertis est bien plus forte que celle de la plupart de ceux qui ont baigné dans cela depuis la naissance." La réalité des faits est moins reluisante. "On était à l'époque, à l'Ecologie, l'avant-dernier budget ministériel", soupire-t-elle. Côté thermomètre : 40°C à Lyon, 41°C à Carcassonne, 42°C à Orange… La longue canicule de l'été 2003 et ses 15 000 morts concrétisent, en ce début de siècle, la menace du réchauffement climatique, et révèlent que la France n'est pas préparée à affronter ses conséquences.
2003-2015
"J’ai eu le sentiment d’une grande inutilité"
Cette vague de chaleur est-elle un électrochoc dans l'esprit des politiques ? Saisissent-ils le lien entre flambée des températures et activités humaines ? Pas vraiment. "Ce qui va emporter l'intérêt, et c'est dommage, c'est la question sanitaire. On parle de l'effet plutôt que de la cause", regrette Roselyne Bachelot, deux décennies plus tard. "Quand, après la canicule, je dis [dans une interview au Monde] qu'à la fin du siècle, l'été 2003 paraîtra frais, il faut voir les injures et les moqueries que j'ai reçues, de la part des journalistes et des politiques." Les années suivantes vont pourtant lui donner raison.
Au niveau international, les COP se succèdent et, sans les Etats-Unis, consacrent une forme d'impuissance collective. Cinq ans après l'élan de Kyoto, "j'ai eu le sentiment d'une grande inutilité", confie Roselyne Bachelot.
"Franchement, à ces COP, les gens étaient atones, on avait l'impression de vivre une queue de comète."
Roselyne Bachelot à franceinfo
A Paris, la préoccupation climatique n'est plus une boussole politique pour le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. "A l'automne 2003, raconte la ministre, Jacques Chirac me dit : 'Tu sais, il faut arrêter de parler d'écologie, ça emmerde tout le monde'. Et là, je me dis 'mes jours sont comptés'", raconte celle qui est à l'origine de la Charte de l'environnement. Adossé à la Constitution, ce texte consacre le "principe de précaution" et "le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé".
Serge Lepeltier la remplace en mars 2004 et fait de ce sujet, qu'il connaît bien, sa priorité. L'auteur du tout premier rapport parlementaire sur le changement climatique achève, dès son arrivée, le Plan national santé environnement (PNSE) qu'avait élaboré sa prédécesseure. "J’ai été celui qui a lancé la multiplication des biocarburants, des quotas [sur les émissions de gaz] à effet de serre pour l’industrie et la recherche de voitures propres", se targue aujourd'hui l'ancien ministre.
Dans les faits, les échecs ne manquent pas. Son projet de "bonus-malus", un dispositif fiscal sur l'achat de véhicules neufs, reste au point mort : des députés de son propre camp auront la peau de la mesure. La stratégie nationale de développement durable, dont il est chargé, prend également du retard. "Pour des raisons politiques – le risque de perdre certains électeurs – on a fait en sorte qu’il n’y ait plus une mobilisation générale sur ce thème", explique l'ancien ministre, parti en 2005.
Il lance toutefois un tout premier Plan climat(lien vers un fichier pdf), calqué sur l'ambition française établie à Kyoto. Habitat, transports, "Etat exemplaire", industrie, agriculture… Le document ne fait pas mystère des leviers à activer pour faire baisser les émissions. A mesure que se rapproche l'élection présidentielle de 2007, le sujet revient sur le devant de la scène, à la faveur de la sortie du documentaire Une vérité qui dérange, où l'ancien vice-président américain Al Gore alerte sur l'imminence d'une catastrophe climatique. Au même moment, un certain Nicolas Hulot fait signer aux douze candidats à la présidentielle un Pacte écologique, pour que chacun s'engage à appliquer "cinq propositions concrètes" et "dix objectifs" pour la planète.
Sitôt installé à l'Elysée, Nicolas Sarkozy reprend une des idées de ce Pacte : créer un super-ministère de l'Ecologie, du Développement et de l'Aménagement durables. Jean-Louis Borloo récupère ce portefeuille inédit, dont l'ambition s'incarne dans le déploiement d'une "machine de guerre" : le Grenelle de l'environnement. Grâce à un périmètre étendu, le rapport de force de Jean-Louis Borloo avec le ministère de l’Economie va tourner à son avantage.
Jean-Louis Borloo dans son bureau, le 30 mai 2023, à Paris.
(JEAN-MARIE LEQUERTIER / FRANCE TELEVISIONS)
Pour la première fois, de juillet à octobre 2007, un ministre français met autour de la table les syndicats, les ONG, les collectivités locales et l'Etat pour discuter publiquement de biodiversité, d'alimentation, d'énergie et de transports, en vue d'inscrire dans la loi la baisse des émissions de gaz à effet de serre. "La nation le voulait, il y avait une prise de conscience très, très forte, se souvient l'intéressé. On avait les moyens, on avait une puissance incomparable en Occident, et on a eu, au fond, assez peu de résistances."
Une nuit, Jean-Louis Borloo est attendu à Bruxelles, où se négocie en parallèle un ambitieux "paquet énergie-climat". A l'Assemblée nationale, l'opposition défend ses amendements sur le Grenelle. "Je leur dis : 'Ecoutez, ça serait tellement simple que j'arrive à Bruxelles en disant qu'on a voté la loi Grenelle.' Ils ont retiré tous leurs amendements, qui étaient, au fond, secondaires." La loi est votée à la quasi-unanimité, gauche comprise, avec 526 voix pour et seulement quatre contre. "L'ambiance est euphorique, dans les territoires, entre les ONG et les agriculteurs, les syndicats…" Cet élan fait espérer de grandes avancées à la COP15 de Copenhague (Danemark) en 2009. Au lieu de cela, les négociations achoppent sur la répartition des efforts, et le rendez-vous sera présenté comme un échec. Jean-Louis Borloo, à la table des négociations, relativise : "La France a fait tout ce qu'il fallait pour qu'il y ait un engagement des pays riches à l'égard des pays pauvres."
La dynamique du Grenelle s'essouffle aussi en France. "Une politique comme celle-là a besoin d'évaluation et de suivi permanent", analyse le ministre d'alors. En plein essor, une partie du secteur des énergies renouvelables va ainsi subir "un coup d'arrêt" dans les années suivantes. Jean-Louis Borloo cite l'exemple de l'énergie solaire, d'abord encouragée financièrement par l'Etat, puis freinée par un moratoire en 2010, après l'arrivée de Nathalie Kosciusko-Morizet au ministère de l'Ecologie. Victimes de leur succès, les subventions sont abandonnées face au risque de plomber les comptes de l'Etat. S'il "comprend" cette décision budgétaire, Jean-Louis Borloo considère que "ça a démoralisé complètement le secteur photovoltaïque".
Jean-Louis Borloo dans son bureau, le 30 mai 2023, à Paris.
L'élection de François Hollande à l'Elysée, en 2012, ne marque pas une rupture. Rapidement, l'écologiste Delphine Batho torpille le "mauvais" budget de son portefeuille ; elle est limogée en juillet 2013 et remplacée par Philippe Martin. Pour conserver le soutien d'écologistes échaudés, l'ancien député du Gers annonce une "contribution climat-énergie", la fameuse "écotaxe". L'idée de faire payer les pollueurs, déjà défendue par Dominique Voynet, refait surface.
Cette fois, l'initiative se heurte directement à la colère de certains Français, inquiets pour leur portefeuille. L'automne suivant, la protestation violente des "bonnets rouges", en Bretagne, fait reculer le gouvernement. "Il y a eu un défaut d'explication, de pédagogie, de compensation peut-être, aussi, pour les plus modestes", reconnaît aujourd'hui Philippe Martin. "Vous savez, les gens sont aussi sur le court terme. Il y a l'idée de ne pas avoir d'engagement au-delà de sa propre vie, en quelque sorte. Et ça, c'est un vrai danger." De son passage éphémère au gouvernement, il retient que le ministre de l'Ecologie idéal, "c'est un homme ou une femme qui se fait élire à la présidence de la République". François Hollande n'est peut-être pas ce président-là, mais il se laisse convaincre d'organiser une COP cruciale à Paris.
2015-2023
"L’idée y est, la réalité non"
La COP21 fait basculer le ministère de l'Ecologie, occupé par Ségolène Royal, dans une autre dimension. La préparation de l'événement donne au sujet un poids inédit au sein de tout le gouvernement. Même face à Bercy, champion toute catégorie des bras de fer ministériels, l'Environnement arrache des arbitrages, comme l'interdiction des passoires thermiques ou l'objectif de rénover 500 000 logements par an. Ceux-ci viennent muscler sa future loi "sur la transition écologique et pour la croissance verte". "Comment j’ai fait ? COP21 ! COP21 ! COP21 ! Il fallait que l’on soit à la hauteur de la COP21", se souvient la ministre au cours d'une audition devant le Sénat. "L’idée était d’être exemplaire et d’anticiper les conclusions de la COP dans notre propre stratégie." Attendue au tournant, la France inscrit dans la loi son objectif de diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2050. Elle se dote également d'une feuille de route pour y parvenir : la stratégie nationale bas-carbone.
L'Accord de Paris consacre dans la liesse un nouvel objectif : "Contenir la hausse des températures nettement en dessous de 2°C" d'ici à la fin du siècle. Tout juste élu, en 2017, Emmanuel Macron choisit, pour incarner cet "esprit de Paris", une figure médiatique, le très populaire Nicolas Hulot. Son plan climat doit "mobiliser l’ensemble du gouvernement sur les mois et années à venir pour faire de l’Accord de Paris une réalité". Mais l'ancien animateur claque la porte onze mois plus tard en dénonçant "les petits pas" de la France sur le sujet.
En cette année 2018, les Français sont plus que jamais au fait de la menace climatique. La COP21 est passée par là, mais aussi les ouragans Irma et Maria, qui ont balayé les Antilles. Dans les lycées et dans la rue, des adolescents appellent à l'action, galvanisés par la jeune militante suédoise Greta Thunberg, reçue à l'Assemblée nationale. Mais les Français ne sont pas prêts à tout accepter au nom du climat. Dans un contexte de hausse des prix du carburant et de pouvoir d'achat en berne, une augmentation de la taxe carbone, décidée de longue date, votée par les parlementaires et défendue par l'exécutif, déclenche le mouvement des "gilets jaunes", qui investissent rues et ronds-points.
"J'ai eu le sentiment que les ‘ministres budgétaires’ – on va les appeler comme ça – ont un peu oublié de défendre la taxe carbone, qu'ils avaient pourtant fait augmenter fortement", grince François de Rugy, qui succède à l'animateur. La politique climatique doit désormais s'expliquer. "Certains se sont un peu planqués", lâche-t-il à l'intention d'anciens collègues. La mesure est si impopulaire que même les défenseurs de cette fiscalité, des ONG aux écologistes, prennent leur distance avec la proposition. Elle est abandonnée en 2019.
"Il y a des gens qui poussent, qui disent qu'on n'en fait pas assez. Et puis, le jour où il y a des résistances dans la population, eh bien, ils n'assument pas devant les citoyens en colère."
François de Rugy à franceinfo
Et l'ex-ministre de reprendre à son compte l'antienne du tout premier ministre de l'Ecologie. "Ce n'est pas que c'est le 'ministère de l'impossible' : c'est le ministère des contradictions, entre une aspiration à faire plus, plus vite, plus fort, et une résistance au changement, qui est sans doute un peu en chacun de nous", résume-t-il.
François de Rugy dans les locaux de France Télévisions, le 15 mai 2023, à Paris.
Réconcilier les Français en colère et l'écologie, mission impossible ? Alors que les pouvoirs publics sont sommés de redoubler d'efforts, le "ministère des contradictions" sous-traite l'impossible à un panel de Français, réunis dans la Convention citoyenne pour le climat. "On leur a donné comme mission, au départ, de changer du tout au tout notre politique économique, sociale, politique, fiscale, etc. Bref, de changer de monde", résume Barbara Pompili, qui hérite en juillet 2020 du suivi de cette réflexion inédite, menée par 150 citoyens tirés au sort.
Cette mission tentaculaire se traduit par 150 propositions, qu'elle a pour objectif d'inscrire dans un texte de loi. "Dès les premières rencontres, j'ai dit aux membres de la Convention citoyenne : 'Je vais vous décevoir, c'est sûr.'" Et pour cause, certaines de ces mesures "sont d'ordre réglementaire ou international", constate Barbara Pompili, invitée par son Premier ministre à travailler plus étroitement avec ses autres collègues. Elle se casse encore les dents : "Jean Castex avait quand même dit que tous les ministères devaient s'investir dans la transition, et pas seulement le ministère de la Transition écologique. L'idée y était. La réalité, non."
"J'avais le plus souvent en face de moi des gens qui voulaient abaisser l'ambition plutôt que d'essayer de trouver des moyens d'y arriver."
Barbara Pompili à franceinfo
Les industriels ont beau être invités à la table des discussions, ils n'hésitent pas à "s'émouvoir auprès de divers ministères" pour tuer dans l'œuf les mesures de sobriété nées de la Convention citoyenne, continue-t-elle. Elle cite l'idée d'un malus sur le poids des véhicules, écrasée par un secteur automobile qui pèse lourd sur les décisions. "J'aurais aimé aller plus vite, pouvoir faire plus de choses, casser plus de barrières", assure Barbara Pompili, qui se décrit en "éternelle frustrée". "Mais je suis arrivée en sachant où je mettais les pieds. Je savais que ce serait dur, qu'il y aurait plein de lobbies."
Ces dernières années voient le climat s'inviter dans tous les cercles, tous les débats. Elles voient aussi une première baisse, spectaculaire, des émissions de gaz à effet de serre quand le monde entier se confine, au printemps 2020, pour tenter d'enrayer la pandémie de Covid-19. Mais le "monde d'après" tant attendu ne survit pas à cette parenthèse, et les émissions mondiales de gaz à effet de serre flambent. Le défi est désormais "effectivement colossal",reconnaît Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique depuis mai 2022, à quelques jours de la présentation du nouveau plan du gouvernement. Celui qui doit permettre, une nouvelle fois, de diviser par deux les émissions de la France d'ici à 2030... quatre fois plus rapidement qu'avant.
De cinquième roue du carrosse, l'écologie va devenir le moteur du véhicule gouvernemental, promet le chef de l'Etat, en campagne pour sa réélection. "Nous devons réconcilier le pays par un changement de paradigme, par une ambition nouvelle" sur l'environnement, clame le président-candidat. Une fois réélu, Emmanuel Macron revoit l'attribution du dossier climatique en chargeant la Première ministre, Elisabeth Borne, de porter la planification écologique, avec un secrétariat général dédié. A ses côtés, un binôme se partage la Transition écologique et la Transition énergétique. Impensable en effet, au regard des urgences, de laisser l'enjeu climatique au seul "ministère de l'impossible". Cette énième nouvelle méthode changera-t-elle la donne ? La "maison" continue de brûler, en France comme ailleurs. Nous regardons désormais les flammes, mais le défi reste d'éteindre l'incendie.
Crédits
Rédaction : Marie-Adélaïde Scigacz, Thomas Baïetto, Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
Vidéos et montage : Mathieu Dreujou, Jean-Marie Lequertier, Billie Comte
Conception et design : Maxime Loisel
Développement : Grégoire Humbert
Illustration : Pauline Le Nours
Relecture : Louis Boy
Supervision éditoriale : Ilan Caro, Simon Gourmellet, Julie Rasplus
Balade sur l'île de Sein aux côtés de Léa, Justine et Lili Rose, les trois seules collégiennes de ce petit caillou du Finistère d’un demi-kilomètre carré. On y rencontre Julien et Camille, leurs professeurs, et Loïc, un pêcheur. Par Fabienne Laumonier.
En chemin avec les trois collégiennes de l’île, on espère apercevoir le dauphin Randy, qui longe les côtes bretonnes. Là, on s’arrête devant le monument qui rend hommage aux marins de l’île qui ont rejoint la résistance les premiers, juste après avoir écouté l’appel du 18 juin. Plus loin, on constate tristement les arbres arrachés par la dernière tempête.
"C'est un peu compliqué à expliquer, mais j'aime bien l'atmosphère qui règne sur l'île"
On évoque leurs inquiétudes quant à l’avenir de l’île : “Je pense que l'île de Sein va disparaître avec la montée des eaux et le réchauffement climatique. C'est ma maison. Je l'aime beaucoup”. Difficile de contenir ses émotions : “Il y a de la tristesse, un peu de colère et une émotion que je n'arrive pas à décrire.”
Julien, professeur au collège des îles du Ponant depuis vingt ans, partage leur angoisse : “Depuis 20 ans, il y a déjà des morceaux de l’île qui sont tombés à l'eau. C'est inexorable, et toujours un peu douloureux d’y songer.La mer est puissante, l'île est fragile, comme une crêpe sur la mer.”
Il se rend à Sein tous les vendredis, si la météo le permet : “Je vais entamer ma 20ᵉ année sur l'île de Sein. Je connais ces enfants depuis qu’ils sont bébés”. En très petits effectifs, les élèves ne peuvent ni tricher, ni se planquer. Il ne cache rien, à la grande joie de leur professeur : “Je me souviens de la manifestation de l’émerveillement d’une élève qui venait d’avoir compris quelque chose. C'est sacrément précieux.”
Autre particularité : la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux conditions météo et naviguer d’une matière à l’autre : “Je m'occupe de l'art plastique, de la science de la vie et de la terre et de l'éducation physique et sportive. Faire des ponts entre les disciplines, décloisonner les savoirs, je trouve ça très intéressant d'un point de vue professionnel et personnel. Ça me demande de me tenir au courant, d'être créatif”
Camille, jeune institutrice installée à Sein depuis la rentrée scolaire, apprécie l’ambiance chaleureuse qui y règne et est fière d’avoir obtenu ce poste : “Je crois que l'État se doit d'apporter le service public dans ces endroits-là, où il n'y a pas beaucoup de gens”. La vie insulaire rend humble : “Ce n'est ni envahissant, ni étouffant, mais ça fait vraiment se sentir petit. Quand même, c'est fort, d'être un petit être humain sur un bout de caillou.”
Au détour du port, on rencontre Loïc, un pêcheur, qui aime rappeler : “On est une des seules communes en France à avoir le droit de déterrer et d’enterrer nos morts. Depuis que je suis tout petit, je fais des trous au cimetière. Ça fait partie de la vie de l’île. L’île de Sein ne t’appartient pas, c’est toi qui appartient à l’île.”
Merci à Léa, Justine et Lili Rose. Merci à Julien, à Camille et aux élèves de l’école primaire. Merci à Cathy, Loïc, à Thomas, Carla et à l’équipe de Longueur d’ondes. Enfin merci à la DRAC Bretagne et au fond Territoire Numérique Éducatif.
Pour aller plus loin
Sur d’autres îles…
Kristos est l’unique et le dernier élève de l'école d'Arki, une île du Dodécanèse grec. Va-t-il quitter sa famille et sa terre pour aller au collège ? Une chronique délicate et touchante d'un adieu à l'enfance, à retrouver en intégralité ici.
Timothée dirige la seule école de l’île d’Ouessant, un choix qu’il ne regrette pas. Portrait d’un professeur atypique juste là.
Musique de fin : Nantes, Beirut - Album : The Flying Club Cup (2007)
Nous apprenons avec tristesse le décès de Michèle Rivasi ce 29 novembre 2023.
Elle fut fondatrice et présidente de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) créée en 1986 après l’accident nucléaire de Tchernobyl.
29 novembre 2023. Michèle Rivasi est décédée. C’est une profonde douleur pour la CRIIRAD* et une grande perte pour l’Écologie.
Avant qu’elle ne s’engage dans la politique pour devenir la députée européenne qu’elle était aujourd’hui, son nom a été intimement associé à celui de la CRIIRAD, dont elle a été une des fondatrices et qu’elle a présidée de 1986 à 1997.
C’est la catastrophe de Tchernobyl le 26 avril 1986 et la manière dont la désinformation s’est organisée au plus haut niveau de l’État en France qui l’ont amenées à porter fermement une parole scientifique contradictoire et indépendante dans les médias dès juin 1986. Ses interventions dans l’émission de Michel Polac « Droit de réponse » où elle a appelé à la création d’un laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité dans notre pays ont été déterminantes. C’est grâce aux dons reçus que le laboratoire de la CRIIRAD a été créé.
Infatigable militante, éprise de Vérité, Michèle aura marqué les premières années de la CRIIRAD par sa générosité, sa disponibilité amicale, son acharnement, contre vents et marées, à faire établir la réalité scientifique. Femme de cœur, c’est à Bruxelles qu’elle continuait son combat au service de la santé humaine. C’est à Bruxelles qu’en femme vivante, debout, son cœur s’est arrêté.
Aujourd’hui, nous la pleurons.
L’équipe de la CRIIRAD adresse toutes ses pensées et ses sincères condoléances à ses proches.
diffusion le 30/11/2023 à 23h45 Disponible jusqu'au 31/12/2023
Michèle Rivasi a été la première lanceuse d'alerte sur les dangers du nuage de Tchernobyl. Son engagement pour l'écologie l'a conduite à devenir femme politique, députée puis députée européenne.
"C'est un fait connu, & sans doute depuis longtemps, qu'une chambre, qu'un carrosse, une couche, sont plus fortement chauffés par le soleil, lorsque ses rayons passent au travers de verre ou de châssis fermés, que quand ces mêmes rayons entrent dans les mêmes lieux ouverts & dénués de vitrage. On sait même que la chaleur est plus grande dans les chambres ou les fenêtres ont un double châssis."
C'est ainsi que Horace Bénédict de Saussure débutait une lettre, datée du 17 avril 1784, adressée, depuis Genève, au "Journal de Paris". Géologue et naturaliste né à Conches près de Genève, en 1740, Saussure est surtout connu pour ses excursions dans les Alpes et en particulier pour avoir été l'un des premiers à atteindre le sommet du Mont Blanc où il avait pu constater que la température d'ébullition de l'eau n'était plus que de 86° de notre échelle Celsius.
La chaleur est également l'un de ses premiers centres d'intérêt. C'est pourquoi ce phénomène d'élévation de la température derrière une vitre ne pouvait pas manquer d'attirer son attention.
"Lorsque je réfléchis pour la première fois à ces faits si connus, je fus bien étonné qu'aucun Physicien n'eût cherché à voir jusqu'où pouvait aller cette augmentation ou cette concentration de la chaleur", écrit-il.
Horace Bénédict de Saussure, l'héliothermomètre et l'effet de serre.
Il se propose donc de rendre compte d'une série de mesures qu'il a commencées dès 1767. Son dispositif expérimental, auquel il donne le nom d'Héliothermomète, est une "caisse en sapin d'un pied de longueur sur 9 pouces de largeur et de profondeur". Des études antérieures lui ont montré qu'un corps sombre absorbe mieux la chaleur, il choisit donc de tapisser l'intérieur de la boite "d'un liège noir épais d'un pouce" qui constitue par ailleurs un bon isolant thermique. Son couvercle est constitué de trois glaces "placées à un pouce et demi de distance l'une de l'autre". l'expérience demande de suivre la course du soleil de telle sorte que ses rayons entrent toujours dans la boite perpendiculairement à la vitre. Utilisant cette méthode, la plus grande température qui est atteinte est de 87,7°, "c'est à dire de plus de 8 degrés au dessus de la chaleur de l'eau bouillante". L'échelle utilisée est ici celle de Réaumur qui fixe à 80 degrés la température d'ébullition de l'eau. Prenant des mesures pour mieux isoler la boite, il obtiendra même des températures atteignant 128°R soit 160°C.
Voilà pour l'observation.
"Quant à la théorie, écrit-il, elle me paraît sisimple, que je ne crois pas qu'elle ajoute beaucoup à la gloire de celui qui la développera". Il se souvient que "l'immortel Newton" a prouvé que les corps sont réchauffés par la lumière qu'ils absorbent. L'explication lui paraît donc évidente :
"Sans décider si les rayons du soleil sont eux-mêmes du feu, ou s'ils ne font qu'imprimer au feu contenu dans les corps un degré de mouvement qui produit la chaleur, c'est un fait qu'ils les réchauffent. C'est un fait tout aussi certain, que quand le corps sur lesquels ils agissent est exposé en plein air, la chaleur dont ils le pénètrent lui est en partie dérobée par les courants qui règnent dans l'air, & par ceux que cette chaleur produit elle même, Mais si ce corps est situé de manière à recevoir ses rayons sans être accessible à l'air, il conserve une plus grande proportion de la chaleur qui lui est imprimée".
La météorologie mesure aujourd'hui l'importance des phénomènes de convection pour les échanges de chaleur dans les fluides, en particulier dans l'atmosphère ou dans les océans. Saussure les avait déjà bien analysés en constatant que dans une boite vitrée, fermée et isolée, l'air conservait sa chaleur car il ne pouvait y avoir d'échange avec l'air extérieur plus froid. Bien imaginées aussi les applications possibles de son montage expérimental.
"Quant aux applications, je m'en suis aussi occupé", écrit-il, Comme je ne me flattais pas de fondre des métaux, je ne pensais qu'à faire servir cette invention à des usages qui ne demandent qu'une chaleur peu supérieure à celle de l'eau bouillante. Je voulais aussi éviter l'assujettissement et la perte du temps qu'entraîne la nécessité de présenter toujours la caisse au soleil à mesure que sa position change. Dans cette intention j'ai essayé d'employer des calottes de verre hémisphériques qui s'emboîtent les unes dans les autres".
L'idée se justifiait, la démarche témoignait d'un réel comportement scientifique. Hélas, le résultat escompté ne fut pas au rendez-vous et l'expérimentateur constate "qu'on ne pourrait pas même se flatter de faire cuire sa soupe dans cet appareil". Il préfère donc s'en tenir à sa caisse initiale qui en plus de pouvoir servir de "thermomètre solaire" serait apte, dit-il, à pratiquer des distillations ou toute autre opération qui ne demanderait pas "un degré de chaleur fort supérieur à celui de l'eau bouillante". Pourrait-il imaginer que deux siècles et demi plus tard de telles boites, d'une plus grande surface, au fond noirci traversé par des serpentins parcourus par un liquide caloporteur, seraient disposées sur les toits des maisons pour fournir à ses occupants l'eau chaude nécessaire à leur usage domestique. Son dispositif, qui avait mis en évidence ce que nous désignons aujourd'hui comme "effet de serre", est en effet devenu, par l'usage des panneaux solaires thermiques, une utilisation économe, intelligente et non-polluante du rayonnement solaire.
Jean Baptiste Joseph Fourier. De l'héliothermomètre à la température du globe terrestre.
Fourier (1768-1830) est d'abord connu comme mathématicien pour ses "séries", outil mathématique qu'il a d'abord appliqué à l'étude de la diffusion de la chaleur. En 1827 est publié dans les Mémoires de l'Académie des Sciences de l'Institut de France son "MÉMOIRE sur les températures du globe terrestre et des espaces planétaires". S'interrogeant sur l'influence de l'atmosphère sur la température du globe il fait une référence appuyée aux travaux de Saussure. On doit, dit-il au célèbre voyageur, une expérience qui apparaît très propre à éclairer la question". Il décrit avec précision l'instrument mis au point par Saussure. Celui-ci l'intéresse particulièrement par le fait qu'il a permis à son constructeur de "comparer l'effet solaire sur une montagne très élevée à celui qui avait lieu dans une plaine inférieure", montrant ainsi le rôle de l'épaisseur de l'atmosphère dans le phénomène.
"La théorie de cet instrument est facile à concevoir", dit-il. Comme Saussure il considère "que la chaleur acquise se concentre parce qu'elle n'est point dissipée immédiatement par le renouvellement de l'air". Il y ajoute une seconde raison qui nous rapproche d'une vision contemporaine largement vulgarisée :
"la chaleur émanée du soleil a des propriétés différentes de la chaleur obscure. Les rayons de cet astre se transmettent en assez grande partie au-delà des verres dans toutes les capacités et jusqu'au fond de la boite. Ils échauffent l'air et les parois qui le contiennent : alors la chaleur ainsi communiquée cesse d'être lumineuse; elle ne conserve que les propriétés communes de la chaleur rayonnante obscure. Dans cet état, elle ne peut traverser librement les plans de verre qui couvrent le vase ; elle s'accumule de plus en plus dans une capacité enveloppée d'une matière très-peu conductrice, et la température s'élève jusqu'à ce que la chaleur affluente soit exactement compensée par celle qui se dissipe".
Une dizaine d'années sépare ce texte de la présentation par Fresnel de sa théorie ondulatoire de la lumière. Cette "chaleur rayonnante obscure" attendra encore quelques années avant d'être qualifiée de "rayonnement infrarouge".
L'analogie avec l'atmosphère s'impose alors à Fourier. Le même phénomène expliquerait la température plus élevée dans les basses couches de l'atmosphère. Si les différentes couches de l'atmosphère restaient immobiles, elles se comporteraient comme des vitres. "la chaleur arrivant à l'état de lumière jusqu'à la terre solide perdrait tout-à-coup et presque entièrement la faculté qu'elle avait de traverser les solides diaphanes ; elle s'accumulerait dans les couches inférieures de l'atmosphère, qui acquerraient ainsi des températures élevées". Fourier n'ignore pourtant pas que l'air chaud s'élève et se mélange à l'air froid des altitudes mais il estime que ce phénomène ne doit pas altérer totalement l'effet de la lumière obscure "parce que la chaleur trouve moins d'obstacles pour pénétrer l'air, étant à l'état de lumière, qu'elle n'en trouve pour repasser dans l'air lorsqu'elle est convertie en chaleur obscure".
Depuis Lavoisier on sait que l'air est un mélange de gaz, que signifie alors la perméabilité de l'air au rayonnement solaire ou à la "chaleur rayonnante obscure" ? Les différents gaz qui le composent ont-ils tous le même comportement ? C'est la question que se pose John Tyndall.
John Tyndall (1820-1893), le découvreur des gaz à "effet de serre".
John Tyndal est né en Irlande et y a vécu sa jeunesse. Autodidacte, comme Faraday dont il a été l'élève, ses travaux scientifiques lui valent une solide renommée, tant en Europe que dans les États d'Amérique. Excellent vulgarisateur, il donne, en 1864 à Cambridge, une conférence, sous le titre "La radiation", dans laquelle il expose ses travaux sur l'absorption des rayons lumineux par différents gaz. Sa traduction par l'Abbé Moigno est publiée en France dès l'année suivante. Son traducteur est enthousiaste : "Le motif de sa dissertation lui était imposé par l'immense retentissement de ses admirables découvertes dans le domaine des radiations lumineuses et caloriques. Il l'a traité avec une lucidité, une sobriété, une élégance, une aisance magistrales ; et nous ne nous souvenons pas d'avoir lu avec plus de plaisir d'autres dissertations scientifiques".
Le texte est court (64 pages) et l'éloge justifié. Il mérite d'être lu dans sa totalité. Qui le lirait y trouverait l'essentiel de ce que nous enseignent les climatologues aujourd'hui. Son exposé s'attache d'abord à établir l'existence de lumières invisibles à l’œil. Il est acquis, depuis Fresnel, que la lumière solaire est composée de multiples radiations. En particulier il s'intéresse à celle qu'il désigne sous le terme "d'ultra-rouge" et que nous désignons aujourd'hui comme "infra-rouge". Il expose comment son existence a été révélée par l'astronome britannique William Herschel. L'expérience est belle, elle mérite d'être rappelée.
"Forçant un rayon solaire à passer à travers un prisme, il le résolut dans ses éléments constituants, et le transforma en ce qu'on appelle techniquement le spectre solaire(souligné par lui). Introduisant alors un thermomètre au sein des couleurs successives, il détermina leur pouvoir calorifique, et trouva qu'il augmentait du violet, ou du rayon le plus réfracté, au rouge ou rayon le moins réfracté du spectre. Mais il ne s'arrêta pas là. Plongeant le thermomètre dans l'espace obscur au delà du rouge, il vit que, quoique la lumière eût entièrement disparu, la chaleur rayonnante qui tombait sur l'instrument était plus intense que celle que l'on avait mise en évidence à tous les points du spectre visible."
Mentionnant les travaux de Ritter et Stokes sur les "ultraviolets" Tyndall pouvait alors présenter le rayonnement solaire comme composé de "trois séries différentes".
des rayons ultra-rouges d'une très grande puissance calorique, mais impuissants à exciter la vision.
Des rayons lumineux qui déploient la succession suivante de couleurs : rouge, orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet
des rayons ultra-violets, impropres à la vision comme les rayons rouges, dont le pouvoir calorifique est très faible, mais qui en raison de leur énergie chimique, jouent un rôle très important dans le monde organique.
Suit un exposé sur la nature des radiations. Quel est le lien entre la chaleur dégagée dans un fil de platine chauffé au rouge ou au blanc par un courant électrique le traversant et la perception de cette lumière par l’œil ? Son compatriote Maxwell a émis récemment l'hypothèse selon laquelle la lumière serait une onde électromagnétique se déplaçant dans un hypothétique éther. Sa réponse est conforme au modèle. Il existe dit-il un "éther lumineux" qui comme l'air transmet les sons, est "apte à transmettre les vibrations de la lumière et de la chaleur". Ainsi "chacun des chocs de chacun des atomes de notre fil excite en cet éther une onde qui se propage dans son sein avec la vitesse de 300 000 kilomètres par seconde". C'est cette onde, reçue par la rétine, qui provoque chez nous la sensation de lumière.
Le chapitre qui suit a pour titre "Absorption de la chaleur rayonnante par les gaz". Son objet concerne particulièrement notre sujet, à savoir ce que nous désignons par "effet de serre".
"Limitant tout d'abord nos recherches au phénomène de l'absorption, nous avons à nous figurer une succession d'ondes issues d'une source de rayonnement et passant à travers un gaz. Quelques-unes de ces ondes viennent se heurter contre des molécules gazeuses et leur cèdent leur mouvement ; d'autres glissent autour des molécules, ou passent à travers leurs espaces intermoléculaires, sans obstacle sensible. Le problème consiste à déterminer si de semblables molécules libres ont à un degré quelconque le pouvoir d'arrêter les ondes de la chaleur, et si les différentes molécules possèdent ce pouvoir à différents degrés".
Le montage expérimental consiste en un plaque de cuivre chauffée jusqu'à incandescence. La lumière produite est transmise à un tube fermé par deux plaques de sel gemme "seule substance solide qui offre un obstacle presque insensible au passage des ondes calorifiques". Le tube peut être rempli de gaz divers sous la même pression de 1/30 d'atmosphère. La température y est mesurée par une "pile thermo-électrique", instrument d'une invention récente.
Les résultats sont publiés dans un tableau qui exprime les quantités de radiations absorbées respectivement par les différents gaz, "en prenant pour unité la quantité absorbée par l'air atmosphérique".
On y retrouve la plupart des gaz dont la nuisance nous préoccupe aujourd'hui. En particulier le dioxyde de carbone (acide carbonique), le protoxyde d'azote, l'acide nitreux.
Un dernier résultat "incroyable" !
Une dernière partie vient compléter ce tableau. Elle concerne l'étude "des vapeurs aqueuses de l'atmosphère dans leurs rapports avec les températures terrestres". L'importance des résultats mérite une mise en scène. Après les premières mesures effectuées sur différents gaz, "nous voici préparés à accepter un résultat qui sans ces préliminaires serait apparu complètement incroyable", annonce le conférencier.
Le nouveau gaz étudié n'est autre que la vapeur d'eau. C'est "un gaz parfaitement impalpable, diffusé dans toute l'atmosphère même les jours les plus clairs". La quantité de cette vapeur est infinitésimale comparée à la composition de l'air en oxygène et azote. Pourtant les mesures effectuées montrent que son effet est 200 fois supérieur à celui de l'air qui la contient. Ce fait, note-t-il, "entraîne les conséquences les plus graves relativement à la vie sur notre planète".
Conséquences les plus graves ? C'est exactement ce que seraient tentés de dire la plupart de nos contemporains mais John Tyndall y voit en réalité une chance. La chaleur du sol échauffé par les rayons du soleil se communiquent à l'atmosphère sous formes de ces ondes de lumière "ultra-rouges" de grande puissance calorique. L'air seul serait insuffisant pour les retenir. Heureusement, constate Tyndall "les vapeur aqueuses enlèvent leur mouvement aux ondes éthérées, s'échauffent et entourent ainsi la terre comme d'un manteau qui la protège contre le froid mortel qu'elle aurait sans cela à supporter".
Plus tard, dans sa conclusion, le constat prend des proportions lyriques. "La toile d'araignée tendue sur une fleur suffit à la défendre de la gelée des nuits ; de même la vapeur aqueuse de notre air, tout atténuée qu'elle soit, arrête le flux de la chaleur rayonnée par la terre, et protège la surface de notre planète contre le refroidissement qu'elle subirait infailliblement, si aucune substance n'était interposée entre elle et le vide des espaces célestes". Il en veut pour preuve que partout où l'air est sec (déserts, sommets des hautes montagnes) cela entraîne des températures diurnes extrêmes. Inversement "pendant la nuit, la terre rayonne sans aucun obstacle la chaleur vers ses espaces célestes et il en résulte un minimum de température très-basse".
La découverte est d'importance et il la revendique. S'il reconnaît à ses prédécesseurs, de Saussure, Fourier, Pouillet, Hopkins, d'avoir "enrichi la littérature scientifique" sur ce sujet, il fait le constat que ce n'est pas, à présent, à l'air, comme ils l'ont fait, qu'il faut s'intéresser mais à la vapeur d'eau qu'il contient.
Notons ici que, s'il cite Saussure, l'effet qu'il décrit n'a plus rien à voir avec celui d'une serre dans laquelle l'air chauffé par le soleil serait confiné. C'est donc de façon erronée que l'expression "effet de serre" continue à alimenter nos débats contemporains. D'où vient l'expression ? on la trouve utilisée par Arrhenius, dont nous verrons bientôt la contribution. "Fourier, écrit-il, le grand physicien français, admettait déjà (vers 1800) que notre atmosphère exerce un puissant effet protecteur contre la perte de chaleur par rayonnement. Ses idées furent plus tard développées par Pouillet et Tyndall. Leur théorie porte le nom de la théorie de la serre chaude (souligné par nous), parce que ces physiciens admirent que notre atmosphère joue le même rôle que le vitrage d'une serre". Si le terme retenu par le milieu scientifique est "forçage radiatif", l'image torride d'une serre est tellement plus parlante que son succès est assuré pour longtemps encore.
Ainsi donc la terre est protégée par la vapeur d'eau ? Nous sommes dans la première période du développement industriel de l'Europe, comment Tyndall pourrait-il imaginer que cet équilibre qui dure depuis des milliers d'années sera rompu dans le siècle à venir. Non pas essentiellement par la vapeur d'eau mais par le CO2. Que dit-il de ce gaz ? Il a déjà mesuré que son pouvoir d'absorption des rayons lumineux est près de 1000 fois supérieur à celui de l'air. Il constate également qu'il existe un nombre de rayons "pour lesquels l'acide carbonique est impénétrable". Il en fait même un moyen de mesure du taux de CO2 dans l'air expiré par les poumons. Mais il ne percevra pas son rôle prépondérant dans le réchauffement de l'atmosphère. Ce sera la contribution de Svante Arrhenius.
Svante Arrhenius.
Svante Arrhenius est né à Vik en Suède en 1859. Chimiste, Prix Nobel, les apprentis chimistes le connaissent par la loi concernant les vitesses des réactions chimiques à laquelle on a donné son nom. Les météorologues se souviennent d'abord de ses études sur l'absorption de la lumière infrarouge par la vapeur d'eau et le CO2. Son article "De l'influence de l'acide carbonique dans l'air sur la température au sol", publié en 1896, a été longtemps une référence. Même si ses calculs ont ensuite été contestés, son analyse a amené certains commentateurs à faire de Arrhenius "le père du changement climatique".
Utilisant des mesures faites par Frank Washington Very et Samuel Pierpont Langley sur le rayonnement lunaire, il déduit le pourcentage d'absorption du CO2 par notre atmosphère. Il prend alors conscience du fait que l'augmentation rapide de la consommation de charbon peut contribuer à augmenter cette quantité. "L'acide carbonique, écrit-il, forme une fraction si peu importante de l'atmosphère que même la consommation industrielle de charbon semble pouvoir y influer. La consommation annuelle de houille a atteint en 1907 1200 millions de tonnes et elle augmente rapidement". Il note que sa progression est régulière : 510 millions de tonnes en 1890, 550 millions de tonnes en 1894, 690 en 1899, 890 en 1904 et il estime donc que "la quantité répandue dans l'atmosphère puisse être modifiée, dans le cours des siècles, par la production industrielle" .
La combustion de ce charbon faisant augmenter le taux de CO2 dans l'atmosphère, il estime que si ce taux doublait, la température terrestre pourrait augmenter de l'ordre de 4°C.
Ce taux était alors de l'ordre de 300ppm (300 parties par million) et il n'imaginait pas ce doublement avant 3000 ans, c'est à dire le temps qu'il estimait nécessaire avant d'épuiser l'essentiel des ressources du sous-sol en charbon. Un siècle plus tard, ce taux a déjà dépassé 400ppm. Sans être trop pessimistes les scientifiques du Giec estiment que cette augmentation de température de 4°C pourrait être atteinte à la fin de ce siècle et nous alertent sur tous les bouleversements qui nous attendent !
Arrhenius, quant à lui, n'est pas inquiet. S'il pense aux générations futures c'est en considérant que cette augmentation de la température pourrait avoir pour elles un aspect bénéfique. Il l'affirme sans hésiter dans un ouvrage publié en 1907 dans lequel il présente sa vision de l'apparition et de l'évolution de la vie sur terre sous le titre "Worlds in the making; the evolution of the universe", traduit en France sous le titre "L'évolution des mondes" .
"Nous entendons souvent, écrit-il, des lamentations sur le fait que le charbon stocké dans la terre est gaspillé par la génération présente sans aucune pensée pour la future… Nous pouvons trouver une sorte de consolation dans la considération que ici, comme souvent, il y a un bénéfice d'un côté pour un dommage de l'autre. Par l'influence de l'accroissement du pourcentage de l'acide carbonique dans l'atmosphère, nous pouvons espérer profiter dans le futur d'un climat meilleur et plus équitable, spécialement en ce qui regarde les régions les plus froides de la terre. Dans le futur la terre produira des cultures beaucoup plus abondantes qu'actuellement, au profit de l'accroissement rapide de l'humanité."
Il a fallu moins d'un siècle pour que ce rêve d'un avenir radieux, du moins pour les habitants de l'hémisphère nord, se transforme en cauchemar pour l'ensemble de la planète Terre.
Il manquait une femme dans cette liste, un article du journal Reporterre vient combler ce vide.
Eunice Foote, pionnière oubliée des sciences climatiques
Des années avant que les travaux sur le changement climatique accèdent à une reconnaissance internationale, Eunice Foote découvrait les prémices de l’effet de serre avec ses expériences maison.
L'article de Svante Arrhenius a eu de l'audience dans les milieux scientifiques mais l'époque n'était pas encore à une large médiation hors de ceux-ci. Ses prédictions d'augmentation de la température ont rapidement été oubliées, Ceci d'autant plus qu'elles annonçait une ère de prospérité. Plus de 3/4 de siècle plus tard, il a fallu des pionniers comme Claude Lorius pour que le sujet revienne à l'ordre du jour.
« CO2 - Élixir de vie et tueur du climat » est le titre d’une exposition présentée au musée Naturama de Aarau en Suisse à la charnière des années 2012 et 2013.
Élixir… le mot est fort. Il a été emprunté à l’arabe médiéval « al iksīr » désignant la liqueur d’immortalité des alchimistes ou la pierre philosophale supposée transformer le plomb en or.
Dans une première partie nous choisirons ce côté lumineux de l’histoire.
Nous découvrirons la suite de tâtonnements, de réussites et aussi parfois d’échecs, qui a fait prendre conscience de l’existence et du rôle de cet « élixir », le dioxyde de carbone et de ce joyau minéral, le carbone.
Tueur de climat. Qui peut encore le nier ? Et qui peut refuser de voir que la dangereuse augmentation du CO2 dans l’atmosphère, loin d’être une malédiction portée par ce gaz, est le résultat de l’emballement d’un monde industriel développé qui gaspille les ressources fossiles accumulées sur la planète au cours de millions d’années et les disperse sous forme d’objets inutiles et de polluants multiples.
Élixir ou poison, amour ou désamour… Le carbone et le dioxyde de carbone sont symboliques de cette chimie aux deux visages qui sont aussi ceux de la science en général.
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Comme l'art ou la littérature,les sciences sont un élément à part entière de la culture humaine. Leur histoire nous éclaire sur le monde contemporain à un moment où les techniques qui en sont issues semblent échapper à la maîtrise humaine.
La connaissance de son histoire est aussi la meilleure des façons d'inviter une nouvelle génération à s'engager dans l'aventure de la recherche scientifique.