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31 janvier 2016 7 31 /01 /janvier /2016 16:43

 

Je relis à nouveau ce matin une lettre de Paris reçue de Mathieu le Goff, l'ami de mes années Navarre, qui a trop aimé l'agitation de la ville pour envisager un retour au Pays. Il a trouvé à s'y employer comme clerc d'un notaire connu. Une place idéale pour recueillir toutes les rumeurs de la ville. On n'y parle en ce moment que de Benjamin Franklin m'écrit-il. Il y arrive auréolé de la gloire de l'inventeur du paratonnerre. L'affaire avait fait grand bruit à Paris. Buffon et ses amis avaient été les premiers à réaliser, à Marly, l'expérience de la foudre captée dans le but, disait-on, de discréditer l'abbé Nollet en valorisant les thèses de Franklin auquel il s'opposait, et à travers lui s'attaquer à Réaumur et à ses partisans dans la querelle opposant newtoniens et cartésiens.

 

Mon oncle Mazéas qui en tenait pour le clan de Buffon, de Voltaire et des newtoniens avait été directement acteur des premières expériences sur le paratonnerre. Je me souviens encore de la fougue avec laquelle je défendais ses thèses au Collège de Navarre étant minoritaire au milieu des mes condisciples acquis à celles de l'abbé Nollet, notre professeur de physique. Si j'admirais l'art avec lequel ce dernier menait ses expériences, il me semblait confus dès qu'il s'agissait de théoriser, en particulier dans le domaine de l'électricité.

 

Dans ces joutes oratoires, je recevais le soutien résolu de mon compatriote Mathieu le Goff originaire de cette ville de Pont-Labbé dont il se plaisait à rappeler le passé rebelle. Son soutien était d'ailleurs autant mêlé d'arrières pensées politiques que de raisons scientifiques. Combien de fois ne m'a-t-il pas attiré dans ces réunions où entre étudiants et après moultes libations nous construisions un utopique nouveau monde.

 

Paris continuait à s'agiter, m'écrivait-il, et, plus que Franklin le physicien, c'était l'insurgé américain, porteur d'idées aussi révolutionnaires que l'était sa physique, qui était fêté. Il y avait fait connaître la "Déclaration d'Indépendance des treize États Unis d'Amérique réunis en Congrès le 4 juillet 1776". Le texte circulait dans les salons parisiens, traduit et recopié de main en main. Il m'en avait recopié le passage que, selon lui, je devais méditer.

 

"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future."

 

Que d'idées en si peu de mots. Que de nuits d'insomnies allais-je m'infliger à les méditer.

 

Naissons-nous égaux ? Qui pourrait le croire. Quand je regagne la chambre que me loue le maître-serrurier Bruslé au dessus du quartier de Pontaniou je suis témoin en permanence de l'arrogance affichée des jeunes gardes-marine tous imbus de leur sang bleu. Il ne fait pas bon de croiser leurs bandes dans les rues du  quartier de Recouvrance où ils passent de tripot en tripot. Même la brave ménagère chargée de provisions et d'enfants risquerait de rouler dans la fange si elle ne s'était pas suffisamment hâtée, à leur goût, de s'écarter du haut du pavé. Leur jeu le plus prisé est de provoquer en duel, en les insultants, les officiers de plume à qui ils reprochent leur origine bourgeoise. Même si mon uniforme de chirurgien me procure une relative immunité, je ne les croise pas sans précautions.

 

Qui sont les despotes sinon ces apprentis tyrans ? Et pourtant, je l'ai constaté, c'est parmi eux que l'on rencontre les plus chauds partisans d'une guerre aux côtés des "insurgents" américains. Que leur importent les "droits de l'homme" quand ils pensent que leur simple naissance leur donne le droit d'opprimer leurs contemporains. Est-ce dans le respect du droit reconnu à chacun à la vie, à la liberté, au bonheur qu'ils entendent mener un équipage à la souffrance et à la mort dans les combats ? C'est dès le sein de leur nourrice qu'on leur apprend que seule la terreur permet de diriger les hommes.

 

Se révolter devant ces "abus" et ces "usurpations" ? Le bagne de Brest, ce "chef d’œuvre" que Choquet Lindu a construit il y a un peu plus de vingt ans, compte des centaines de ces hommes que la moindre protestation a condamnés au travail forcé. Combien, lors de mes visites pour les soigner, m'ont fait part de leur triste vie, soulagés de rencontrer enfin une oreille attentive.

 

Et que sait-on de cette guerre d'Amérique. Des nouvelles reçues d'Angleterre de mon ami Stephen Abbott rencontré à Cambridge où j'avais accompagné mon oncle, je savais surtout que le conflit avait pour origine des désaccords douaniers. Aux dires de Stephen les prétentions de la métropole anglaise qui entendait se réserver le commerce du thé et exigeait l'exclusivité des échanges avec ses colonies étaient à vrai dire excessives. Mais quels liens entre les droits du commerce et ceux de l'Homme ?

 

Pourtant la force des termes de cette Déclaration d'Indépendance révèle bien autre chose qu'une simple revendication marchande. La pensée de d'Alembert, de Diderot, de Voltaire transpire dans ces lignes. Y a-t-il parmi ceux qui, à Brest, encouragent l'entrée en guerre de la France au côté des Américains insurgés, des hommes qui voient dans cette guerre une marche vers la liberté et l'égalité ?

 

 

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