3 septembre.
Le combat d'Ouessant ne s'est pas arrêté pour moi avec le retour de l'escadre à Brest. Je suis chaque jour occupé à soigner tous ceux qui ont survécu à leurs blessures et sont recueillis à l'hôpital de fortune installé dans l'ancien séminaire des jésuites. Pour mon premier baptême du feu, l'horreur a été au rendez-vous au delà de l'imaginable. Le chirurgien major Etienne Billard avait cherché à me préparer en me décrivant les blessures que j'aurais à affronter, ce sang qui inonderait l'infirmerie, ces mourants et leur plaintes auxquelles il nous faudra être sourds. J'étais pourtant loin d'imaginer la réalité qui m'attendait.
Dès la première décharge les premiers blessés nous sont arrivés. L'obligation d'agir vite, de ne pas hésiter à trancher tel bras, telle jambe, de recoudre à vif telle plaie ouverte m'avait alors rapidement anesthésié. Seul le geste comptait. C'est en remontant à l'air libre, quand le navire a été à l'ancre dans la rade de Brest, que j'ai découvert le pont ravagé, les morts récents qui n'avaient pas été immergés dans la mer d'Iroise et qu'on avait regroupés au pied des mâts et les blessés remontés de l'infirmerie dont le regard me suivait attendant de moi le miracle que je savais ne pas pouvoir leur promettre.
C'est la lettre reçue de Paris de Mathieu le Goff, mon camarade du collège de Navarre, qui m'amène à confier au papier les quelques réflexions qu'elle m'inspire. Il me fait savoir que la nouvelle du combat avait été rapportée à Paris par le Duc de Chartes qui s'y était présenté en vainqueur. Son triomphe n'a été qu'éphémère quand des officiers arrivés à Paris ont donné du combat un tout autre récit. Le retard du Duc à une manoeuvre décisive avait en réalité privé l'escadre française d'une victoire incontestable et permis à l'Anglais de s'échapper. Ce que Mathieu ne savait pas c'est, qu'à Brest, le Duc était maudit par les officiers comme par les hommes d'équipage. Non seulement la faute impardonnable du Duc était connue mais pour l'en disculper quatre capitaines étaient convoqués devant le conseil de guerre pour en répondre.
Il me revenait de mon côté un étrange évènement. L'officier que j'avais reconnu comme étant l'homme que j'avais vu habillé en civil à Poullaouen pendant la visite de la mine de plomb argentifère, avait eu pendant le combat un étonnant comportement. Plusieurs fois il était descendu dans l'infirmerie porteur de blessés. Sa place n'était-elle pas à la manoeuvre sur le pont ? Plus tard, alors que je faisais le tour des derniers blessés en passe d'être descendus à terre, je l'ai vu venir vers moi. Ma curiosité étant trop forte, je l'ai abordé en breton et lui ai demandé s'il se souvenait de notre rencontre. L'étonnement, qu'il n'a pas pu cacher, d'être ainsi découvert, m'a bien amusé. Il a dû m'avouer, toujours en breton, qu'il n'était aucunement officier de marine mais commissaire de police au service du roi. Sa mission était de s'assurer de la protection du Duc mais le ton employé ne me semblait pas particulièrement enthousiaste. Je ne serais pas étonné d'apprendre qu'il aura été parmi ces officiers venus apporter au roi et au ministre de la marine, de Sartine, un rapport plus véridique.
D'étranges confidences aussi de la part d'un officier à présent décédé. Il me disait avoir reçu l'information d'un ami membre de la loge maçonnique active à Brest. Peut-être était-il lui même ce maçon. Le Duc de Chartes affirmait-il, en tant que grand-maître des maçons de France, avait présidé une réunion de la loge brestoise peu de temps avant la bataille. La loge était à Brest essentiellement constituée d'officiers de marine et avait à l'occasion pendant les périodes de paix, accueilli des officiers anglais, maçons de passage. Aux dires de cet officier mourant il aurait été convenu qu'à aucun moment la vie du grand-maître ne pouvait être menacée. De la même façon la volonté d'en découdre avait été très faible du côté anglais dont les officiers était eux mêmes en voie de passer devant leur conseil de guerre croyait-on savoir. Ce combat, dès le début, n'avait été qu'un simulacre. Un simulacre qui aura fait des centaines de morts et de blessés graves des deux côtés. Indigné, cet officier qui se savait mourant, voulait que quelqu'un le sache, même si dans le même temps il me demandait de garder le secret sur l'auteur de l'information.
Que l'information soit vraie ou ne le soit pas, je m'interroge. Pourrais-je longtemps être le jouet des grands de ce monde et consacrer ma vie à tenter de sauver les hommes qu'ils auront décidé de sacrifier pour leur simple gloire ?