28 juin 1778.
La guerre est là. A peine revenu de l'hôpital du Folgoat où j'ai soigné les blessés de la Belle-Poule, un ordre vient de m'être porté m'enjoignant de rejoindre le bord du Saint-Esprit.
Je connais ce bâtiment sur lequel j'ai déjà embarqué pour des manoeuvres dans la rade de Brest. C'est un 80 canons qui a la réputation d'être solide et bon marcheur. Il compte déjà une vingtaine d'années de service mais demeure l'un des meilleurs de la flotte. J'y serai l'adjoint du chirurgien-major Billard.

Le Saint-Esprit au combat.
Familier des routes de l'Afrique et des Antilles, le Saint-Esprit a été construit pour opérer pendant des semaines, loin de ses bases sans toucher terre. Pour nourrir les 900 membres de l'équipage et des troupes de marine embarquées, il peut emporter pour trois mois de consommation d’eau, six mois de vin, cinq à six mois de vivres, soit plusieurs dizaines de tonnes de biscuits, farine, légumes secs et frais, viande et poisson salé, fromage, huile, vinaigre, sel, sans compter le bétail sur pied qui est abattu au fur et à mesure de la campagne.
Toute cette capacité ne peut que rassurer un officier de santé, à condition d'être bien gérée. Mon oncle Mazéas m'a fait cadeau de "l'essai sur les moyens les plus propres à conserver la santé des gens de mer" qu'il a traduit de l'anglais James Lind, membre du collège royal des médecins d'Edimbourg. Comment ne pas partager l'ambition de l'auteur qui note que "conserver la santé des gens de mer, c'est entretenir la force, l'activité, le courage, qualités si nécessaires au service du Roi. En effet, il n'y a point d'entreprises difficiles ou dangereuses aux yeux d'un équipage qui jouit d'une parfaite santé ; les plus grands obstacles s'évanouissent alors." J'ai, hélas, pu constater que notre marine a bien des progrès à faire si elle veut rivaliser, sur le sujet de l'hygiène, avec la flotte britannique.
Le Saint-Esprit est commandé par La Motte-Piquet dont la légende alimente, depuis longtemps déjà, les chroniques brestoises mais aussi celles des rives de la Tamise où sa réputation de redoutable adversaire n'est plus à faire. Il n'est pas un officier ou un matelot qui ne souhaite servir sous ses ordres.
J'ai fait mes adieux au Chevalier de Boufflers. Il espérait voir des détachements de son régiment embarqués sur l'un des vaisseaux de l'escadre où serait affecté le duc de Chartres mais il n'en est rien. Il croit savoir que le roi lui même s'y est opposé, celui-ci ayant déjà retardé sa promotion au grade de colonel sous le prétexte, lui a-t-on rapporté, qu'il "n'aime ni les épigrammes ni les vers". "Je suis fou d'aimer la gloire, elle ne veut pas de moi" m'a-t-il confié en me quittant. Il en était d'autant plus affecté qu'il croyait savoir, malgré le secret entourant sa venue, que le Duc serait embarqué sur le Saint-Esprit et que j'aurais ainsi, à nouveau, l'occasion de le croiser après notre escapade aux mines de Poullaouen.
7 juillet.
Je suis à bord du saint-Esprit depuis le 29 juin. J'ai pris possession de mon infirmerie. Assez vaste, bien abritée au centre du vaisseau. Le coffre aux remèdes est abondamment pourvu. La présence du Duc à bord y est certainement pour beaucoup. J'ai visité les réserves. A l'évidence nous ne sommes pas partis pour une longue croisière. Le Chevalier avait vu juste, il n'était pas question de débarquer sur le sol anglais.
Je n'ai pas manqué d'ouvrage depuis mon arrivée. Comme trop souvent une partie de l'équipage est constituée de malheureux récemment raflés sur les quais et d'autres sortis des prisons. Certains souffrent de fièvres, d'autres présentent des plaies qu'il faut soigner au plus vite. Ils tremblent de froid dans des vêtements souvent en loques et déjà imprégnés de l'eau de mer. Plusieurs se sont déjà blessés dans des manoeuvres qu'ils découvrent à peine. L'infirmerie est leur refuge.
Des marins aguerris passent parfois sous le prétexte d'une blessure légère et plus surement pour voir qui les soignera si le besoin s'en fait sentir. Ma réputation m'a suivie depuis l'affaire de la Belle Poule et ils semblent rassurés. Ils nous donnent des nouvelles du pont. La présence du Duc ne les rassure pas. Ils connaissent leurs officiers et leur font confiance, mais que vient faire à leur bord ce commandant sans expérience de la guerre et encore moins de la mer. Qu'avaient à faire sur ce navire les cuisiniers, valets d'office, rôtisseurs et sommeliers qu'il avait embarqués avec lui*.
Etant monté sur le pont pour prendre l'air il m'est arrivé d'y croiser le Duc de Chartres entouré de sa Cour. J'ai eu la surprise d'observer, à une distance respectueuse du Duc, le personnage rencontré à Poullaouen lors de la visite de la mine de plomb argentifère. Le bref regard qu'il ma lancé a semblé indiquer que je luis rappelais moi-même quelque chose. Il était alors vêtu d'un costume civil. Je le retrouve ici sous l'uniforme d'un officier bleu. Il est manifestement attentif à ce qui se dit autour de lui. Je me souviens qu'il semblait parfaitement comprendre le parler breton que pratiquent beaucoup de nos marins. Rien de ce qu'ils croient échanger dans le secret de leur langue ne lui échappe. Cette campagne s'entoure de mystère.
Nous appareillons dès demain.
notes
https://www.histoire-genealogie.com/Les-chirurgiens-navigants-sur-les-navires-du-roi
* Merci à Jean-François Parot historien méticuleux et magnifique narrateur et à son commissaire Le Floch (Le noyer du grand canal)