La France se prépare à soutenir la guerre d'indépendance américaine, Brest et sa région sont en pleine effervescence. Sébastien Le Braz, jeune chirurgien de marine, tient sont journal. Deux siècles plus tard, des fragments en sont retrouvés dans le grenier d'un manoir en cours de démolition dans sa ville natale de Landerneau.
Je n’aurais jamais imaginé me retrouver à Morlaix dans de telles circonstances. J’ai reçu, la semaine dernière, une feuille de route de l’Amirauté de Brest. A la demande de celle de Morlaix il m’était demandé de me rendre au plus vite dans cette ville pour une mission qui me serait précisée sur place.
Je connais Morlaix où j’ai de la famille du côté maternel. Un de mes oncles y tient commerce de toile. Il habite une de ces maisons à « pondalez » qui y font la gloire des riches négociants. Mes cousins se livrent eux mêmes au commerce maritime. Outre les toiles expédiées vers l’Espagne, les graines de lin importées de Suède, ils se sont développés dans la vente du sel reçu de Guérande, des vins issus de la région bordelaise, du thé reçu de la Compagnie des Indes. Lors de ma dernière visite ils ne m’ont pas caché que parmi leurs clients plusieurs se livraient à la contrebande. Le sel en particulier, qui n’était pas soumis à la gabelle en Bretagne, était fort demandé. Sans qu’ils me l’avouent j’ai bien compris qu’eux-mêmes ne devaient pas être étrangers à cette corporation des « smoglers », nom par lequel on dissimulait cette activité en Bretagne. J’avais d’ailleurs remarqué dans leur cave ces petits barils fabriqués à Roscoff et destinés à la contrebande vers l’Angleterre. Je savais que, emplis de vin, de cognac, de genièvre de Hollande ou même de notre lambig local, ils étaient reliés par un cordage et lestés, à la manière des filières des casiers pour la pêche aux crustacés. Mouillés sur un câble à l’approche des côtes anglaises, ils étaient récupérés de nuit par de petites embarcations qui échappaient ainsi à la vigilance des douanes anglaises.
De retour à Morlaix, alors que la guerre est définitivement déclarée avec l’Angleterre, j’imaginais une ville en souffrance, son activité commerciale étant nécessairement entravée. C’est un bien autre spectacle que je découvrais. Jamais autant de navires dans le port et de mouvement sur les quais. Si le commerce était devenu une entreprise à hauts risques une nouvelle activité s’était révélée bien plus lucrative : la guerre de course !
Les corsaires.
Peu nombreux à fréquenter Brest, les équipages corsaires n’y rencontraient que le mépris des officiers de la marine royale. Quel respect, disaient-ils, pouvaient espérer ces équipages qui ne s’attaquaient qu’aux navires marchands sans défense pour les dépouiller et qui fuyaient devant le moindre navire armé de la flotte ennemie. Il se disait que certains vaisseaux de notre flotte auraient même donné la chasse, pour le plaisir, à certains corsaires pourtant bien munis de la lettre de marque signée de notre souverain. Il m’est arrivé de rencontrer sur les quais de Brest certains matelots de ces équipages. Embarqués à la pêche ou au commerce avant le début de la guerre, ils avaient peu de choix quand leurs anciens armateurs leur proposaient un embarquement sur un navire corsaire. L’un d’entre eux m’a raconté avoir été capturé par la marine anglaise alors que sa flottille pêchait la morue dans les parages de Terre Neuve. Ramené en Angleterre leur équipage avait dû vivre de longs mois dans les sinistres pontons sur la Tamise avant d’être échangés avec des captifs anglais retenus sur nos côtes. Il n’avait pas hésité, quand la proposition lui avait été faite, de rejoindre un équipage corsaire. Si quelqu’un devait subir le mépris des officiers de la flotte royale, me disait-il, cela devrait plutôt s’adresser aux armateurs que cette activité enrichissait alors qu’eux affrontaient le danger des blessures mortelles, de la capture ou des fortunes de mer.
Il est cependant un corsaire qui a été reçu à Brest avec tous les honneurs. Le sloop « le Ranger » commandé par le déjà célèbre commodore John Paul Jones, était le premier bâtiment à battre le nouveau pavillon américain. Il avait été salué par l’escadre de La-Motte-Piquet, dans la baie de Quiberon, par les neuf coups de canon saluant le navire d’une marine alliée. Salué à nouveau à Brest lors de son entrée dans la rade, il a constitué, pendant ses neuf mois de présence à quai, la principale attraction du port. Les salons de la ville s’arrachaient la présence du commodore. Les officiers rivalisaient d’attentions courtisanes pour avoir l’honneur d’être reçus à son bord. Je n’ai pas eu cette chance mais ma connaissance de la langue anglaise m’a permis de parler avec certains membres de l’équipage rencontrés sur les quais et de constater que leur engagement, nourri par leur haine de la couronne anglaise, était bien éloigné du simple appât du gain des armateurs de nos corsaires locaux.
Le Commodore John Paul Jones a quitté Brest sur un coup d’éclat. Ayant quitté la rade pour la mer d’Irlande, il en est revenu avec deux prises et deux cents prisonniers dont l’hébergement mettra l’Amirauté de Brest dans un extrême embarras.
Morlaix port corsaire.
Dès mon arrivée, l’Amirauté de Morlaix me fit savoir ce que l’on attendait de moi. Un navire corsaire américain était venu se réfugier dans le port après un combat qui lui avait causé plusieurs morts et de nombreux blessés. Il m’était demandé de venir en aide au chirurgien qui les soignait. Si l’amirauté avait fait appel à mes services, c’était en raison de ma bonne connaissance de la langue anglaise. C’est ainsi que je découvrais l’équipage de la « Princesse Noire ».
La « Princesse Noire » est une goélette de 26 canons et d’un équipage d’environ 200 hommes. Peinte en noir comme son célèbre compagnon le « Prince Noir », elle est d’une forme peu classique sur nos côtes. Une carène très effilée et des voiles imposantes sur de hauts mats, laissent imaginer un navire d’une grande vitesse adapté à la guerre de course. Je suis monté à bord à la rencontre du chirurgien américain. Les blessés les moins graves y étaient soignés. Nous avons échangé sur la nature des soins à apporter à leurs blessures. Il m’a fait cadeau de remèdes ignorés chez nous et qu’il m’a dit avoir reçus des sages guérisseurs d’une tribu indienne dans laquelle il avait eu la chance d’être accueilli. En Échange je lui ai offert plusieurs de mes « louzous » obtenus de Fañch ar Bleiz de Botmeur dans les monts d’Arrée. Il m’a ensuite accompagné jusqu’à l’hôpital où étaient soignés les blessés les plus graves.
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La Princesse Noire pourrait ressembler à cette goélette.
L’hôpital de Morlaix est un magnifique bâtiment. Il a été construit hors de la ville sur les bords du ruisseau le Keffleut, après qu’un incendie ait ruiné le précédent établissement. Il serait à souhaiter que l’arsenal de Brest puisse enfin disposer d’un tel équipement. Nous avons été reçus par le chirurgien de la ville en charge des pensionnaires. La fonction qui m’était dévolue était de pouvoir l’aider à communiquer avec les blessés de la Princesse Noire. Ma connaissance de la langue bretonne m’a d’ailleurs aidé à échanger quelques mots avec certains de ces irlandais, s’exprimant en gaélique, qui constituaient une bonne part de l’équipage. Éventuellement, s’il le souhaitait, je pouvais aussi donner au chirurgien quelques conseils sur les soins à leur apporter, dans la mesure où il n’était pas familier des blessures de guerre.
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Morlaix, le vieil hôpital.
Les blessés étaient régulièrement visités par les membres de l’équipage. C’est ainsi que j’ai passé trois longues journées d’échanges amicaux avec ces « redoutables » corsaires. Combien de fois les ai-je entendus refaire les récits de leurs plus belles captures. Sans cesse y revenait le nom de leur capitaine, Edward Maccater, pour lequel ils semblaient éprouver une réelle dévotion. La liste des vaisseaux qu’ils me disaient avoir apportés à Morlaix et Roscoff expliquait à elle seule la nouvelle activité de la ville.
J’ai eu aussi l’occasion de visiter quelques officiers de navires marchands retenus en otages à Morlaix. C’est ainsi que j’ai découvert une curieuse pratique de la guerre de course. Quand un vaisseau corsaire estime avoir trop de difficultés à ramener sa prise, il évalue la valeur de la marchandise et du vaisseau et demande une rançon en échange de la liberté qui lui est laissée de poursuivre sa route. Si la somme n’est pas payée séance tenante le corsaire prend en otage le capitaine et quelques membres de l’équipage qui seront libérés après versement de la rançon par l’armateur. Il semblerait que le dit armateur ait la possibilité de prendre une assurance contre les risques de capture comme il en existe contre les risque de naufrage. La valeur marchande de ces otages explique qu’ils soient relativement bien traités. Je sais par contre que les prisonniers faits sur les navires de guerre ou sur les corsaires anglais sont aussi mal traités ici que le sont les nôtres sur les pontons anglais. Seul un échange peut les libérer. C’est d’ailleurs, si je l’ai bien compris, une des missions assignée aux corsaires américains : faire le maximum d’otages afin de pouvoir les échanger contre leurs propres équipages faits prisonniers.
De retour à Brest j’ai retrouvé l’arrogance de ces officiers parlant volontiers de guerre dans les salons brestois mais se contentant pour le moment de simulacres aussi douloureux soient-ils comme lors de la bataille de Ouessant. Ils ne veulent pas voir que ce ne sont pas leurs lourds navires qui inquiètent la Couronne anglaise mais cette flottille corsaire qui s’attaque à leur commerce.