En plein conflit Iran-Israël, Benoît Pélopidas, spécialiste en savoirs nucléaires, évoque notre « vulnérabilité » face à la menace d’une guerre atomique : « Il n’est plus possible d’assurer de protection contre une frappe. » (Reporterre)
Depuis que l’Iran a attaqué Israël dans la nuit du 13 au 14 avril, la crainte d’un conflit ouvert entre ces deux pays s’intensifie. Si, pour l’heure, Téhéran ne dispose pas d’arme nucléaire, elle continue d’augmenter sa production d’uranium enrichi. L’Agence internationale de l’énergie atomique dit craindre une attaque d’Israël sur les installations nucléaires iraniennes et l’Iran a d’ores et déjà déclaré qu’elle riposterait en s’attaquant aux sites nucléaires de son adversaire. Car l’État hébreu fait partie des neuf pays actuellement dotés des armes nucléaires. Tout comme la Russie, qui depuis son invasion de l’Ukraine en 2022, menace régulièrement l’Europe de frappes nucléaires.
Benoît Pélopidas est fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires à Sciences Po Paris, premier programme de recherche sur ce sujet qui refuse tout financement porteur de conflits d’intérêts, et auteur du livre Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible (Presses de Sciences Po, 2022). Reporterre l’a interrogé sur le risque de conflit nucléaire dans ce contexte de très fortes tensions internationales.
Reporterre — La Russie et Israël, tous deux détenteurs de la bombe, sont désormais en conflit ouvert. Risque-t-on la guerre atomique ?
Benoît Pélopidas — Oui, la guerre nucléaire reste possible. En matière d’armes nucléaires, surtout dans le discours français, il y a toujours ce sentiment que tout ira bien, parce qu’il n’est pas rationnel d’employer cette arme et qu’on peut compter sur la rationalité des dirigeants. C’est problématique. Ces mêmes personnes disaient qu’il n’était pas rationnel pour la Russie d’envahir l’Ukraine. La décision de riposter peut ne pas être prise de manière rationnelle mais reposer sur ce que Rose McDermott appelle la rage et le désir de revanche. Des dirigeants, persuadés que la fin était proche, ont choisi l’escalade. Dans une lettre datée du 26 octobre 1962, pendant la crise des fusées de Cuba, Fidel Castro a demandé à Khrouchtchev de lancer une « première frappe » nucléaire contre les États-Unis dans le cas où ils envahiraient l’île.
Dans les exercices et les simulations militaires, les dirigeants recourent régulièrement aux armes nucléaires. Sous l’administration Obama, un exercice de simulation de crise a été mené sur la base d’un scénario d’invasion d’un État balte par la Russie. Si les adjoints ont répondu par des frappes conventionnelles, les membres du Conseil de sécurité nationale, eux, ont opté pour des représailles nucléaires.
Dans le camp des optimistes, on mise sur le fait qu’il y a plusieurs personnes dans la chaîne de commandement russe et que si un ordre de frappe était donné, il ne serait pas exécuté. C’est ce que j’appelle le pari sur la désobéissance opportune. Mais on oublie que le président russe peut démettre les désobéissants de leurs fonctions et les remplacer jusqu’au moment où l’un d’eux ne désobéira pas.
Vous interrogez plus généralement la stratégie de dissuasion nucléaire...
Les neuf États dotés d’armes nucléaires justifient cette possession en invoquant un objectif de dissuasion. La dissuasion, c’est tenter de convaincre un ennemi de renoncer à une agression parce qu’il croit qu’il subirait des représailles inacceptables en retour. Cette stratégie semble réserver les armes nucléaires à la riposte, à l’emploi « en second ». Mais quand le président étasunien Joe Biden avait fait campagne sur le non-emploi en premier, ce changement doctrinal n’a pas eu lieu. Parmi les États et alliances dotés d’armes nucléaires, seuls l’Inde et la Chine ont adopté une doctrine de non-emploi en premier.
Par ailleurs, la totalité de l’hémisphère sud est couverte par des accords de zones exemptes d’armes nucléaires. Les États signataires ont demandé aux États dotés d’armes nucléaires de ne pas les cibler. Tous les États dotés n’ont pas pris ces engagements.
« Tout ceci nous place en situation de vulnérabilité fondamentale »
Tout ceci nous place en situation de vulnérabilité fondamentale. Car depuis le couplage de missiles balistiques intercontinentaux aux têtes thermonucléaires au début des années 1960, il n’est plus possible d’assurer de protection contre une frappe nucléaire.
Pour autant, une stratégie de dissuasion nucléaire strictement défensive ne permettrait-elle pas d’éviter des conflits ?
Ce sont deux questions distinctes. Affirmer que la dissuasion nucléaire est strictement défensive oublie que c’est au nom de la crédibilité de la dissuasion que les essais nucléaires ont été conduits dans l’atmosphère puis sous terre. Plus de 2 000 au total avec une capacité de destruction agrégée de 29 000 fois Hiroshima, avec des conséquences substantielles pour les populations affectées. D’après les résultats de mon équipe de recherche, rapportés dans le livre Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie (Sébastien Philippe et Tomas Statius, aux Presses universitaires de France, 2021), plus de 90 000 Polynésiens ont été contaminés lors du seul essai nucléaire français Centaure en juillet 1974 à un niveau qui leur donnerait droit à compensation d’après la loi Morin de 2010.
« Plus de 90 000 Polynésiens ont été contaminés »
Quant à l’effet des armes nucléaires sur les conflits, il ne faut pas oublier que dans plusieurs cas, elles ont encouragé voire rendu possible des conflits. Quand la Russie a attaqué l’Ukraine, elle était convaincue que l’Otan serait dissuadée de s’impliquer par la menace de représailles nucléaires. Le Pakistan, qui dispose de l’arme nucléaire, a à plusieurs reprises soutenu des actions violentes en Inde, elle-même dotée d’un arsenal nucléaire. Il existe donc plusieurs cas où les armes nucléaires donnent confiance à celui qui les possède et rendent possibles les agressions.
La dissuasion nucléaire ne peut pas non plus mettre à son crédit toutes les absences d’explosions non désirées. Mon équipe a découvert que certaines explosions avaient été évitées non grâce au succès de pratiques de contrôle, mais par ce que j’appelle la chance : le fait que quelqu’un a désobéi, que la technologie a failli ou que des facteurs externes ont empêché l’explosion.
Il est faux de dire qu’on est en situation de contrôle parfait sur la totalité des arsenaux. Mais le secret qui entoure les armes nucléaires– en juillet 2008, la France a voté une loi rendant possible la classification à perpétuité des documents relatifs au nucléaire militaire au nom de la non-prolifération – empêche les institutions nucléaires d’apprendre de leurs erreurs et contribue à créer une illusion rétrospective de contrôle.
Pourquoi nous est-il si difficile d’appréhender le risque de conflit nucléaire ?
Il y a plusieurs raisons à cela. Cet aveuglement vient pour partie d’instructions expresses de ne pas aborder le problème de la vulnérabilité nucléaire. En février 1950, le ministère de l’Éducation nationale a émis une circulaire portant « interdiction d’inspirer aux élèves l’horreur de la guerre atomique ». À l’époque, le ministre l’a justifié en disant que c’était pour éviter la propagande communiste. Plus tard, ce choix politique de ne pas informer les citoyens a perduré pour servir la dissuasion, puis pour ne pas effrayer la population.
Un autre problème vient du fait qu’on ne peut pas s’en remettre aux experts et aux professionnels du secteur. Comme nous l’avons montré, la plupart sont en situation de conflit d’intérêt car financés par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le ministère de la Défense ou l’industrie de l’armement. Ils mobilisent les catégories d’analyse du discours officiel comme s’il s’agissait de catégories neutres. Or, quand on en vient à appeler « force de dissuasion » l’arsenal nucléaire, on suppose les effets de cette politique sans les évaluer. Un grand penseur de la dissuasion nucléaire aujourd’hui décédé, le général Lucien Poirier, a écrit dans l’un de ses livres que « dire les limites de la dissuasion nucléaire, c’est faire le jeu de l’adversaire ». Dans ces conditions, comment un expert peut-il dire autre chose que la dissuasion marche parfaitement et qu’il n’y a aucun problème ?
« La culture populaire ne nous aide plus à croire à notre condition de vulnérabilité nucléaire »
À cela s’ajoute le problème que nous avons du mal à croire à ce que nous savons. J’ai mené des entretiens avec des architectes de la dissuasion, des partisans de la guerre nucléaire, des militants du désarmement ; la plupart m’ont dit qu’ils n’arrivaient pas à croire à la possibilité d’une guerre nucléaire. Il est devenu d’autant plus difficile d’y croire que depuis le début des années 1990, la culture populaire ne nous aide plus à croire à notre condition de vulnérabilité nucléaire. C’est pourquoi la recherche indépendante est indispensable.
Le contexte actuel, où le risque de conflit nucléaire est si fort, ne peut-il pas susciter une prise de conscience ?
Nous assistons à la confrontation entre une coalition qui considère que les armes nucléaires sont des instruments indispensables à la sécurité nationale et internationale, et une autre qui considère qu’elles sont une menace. La seconde a voté en faveur de l’adoption d’un traité d’interdiction des essais nucléaires en 2017 que la première refuse de signer.
Depuis 2010, tous les États dotés d’armes nucléaires sont dans une dynamique de prolongation voire d’augmentation de taille de leurs arsenaux. Aujourd’hui, on compte environ 12 500 têtes nucléaires sur la planète. C’est beaucoup moins que les 70 000 du pic de la Guerre froide, mais c’est très au-delà des exigences de la dissuasion telles que définies par les militaires des États dotés et même de ce qui est nécessaire pour mettre fin à la civilisation telle qu’on la connaît sur la totalité de la planète.
Ce qui sera déterminant, ce sont les leçons que nous tirerons de la guerre en Ukraine et du conflit en Israël. Si l’on retient que les armes nucléaires ont permis l’agression russe et n’ont empêché ni l’attaque du 7 octobre, ni l’attaque iranienne contre Israël, alors la stratégie de dissuasion nucléaire va sembler moins pertinente. Si, au contraire, on considère – ce qui est démontrablement faux – que l’Ukraine n’aurait pas été attaquée si elle avait gardé sur son sol les armes nucléaires héritées de l’Union soviétique, la dissuasion nucléaire sera revalorisée.
Voir encore :
Refuser l'arme nucléaire, de la Bretagne à la Polynésie.