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28 juillet 2014 1 28 /07 /juillet /2014 08:12

Lavoisier, la chimie et les langues.

 

 Nous avons déjà évoqué le 17 avril 1787, date à laquelle Lavoisier lit son "Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie" à la séance publique de l'Académie Royale des Sciences. Les Académiciens attendent-ils un discours sur la chimie ? C'est de langues qu'il va leur parler :

 

"Nous parviendrons difficilement à intéresser l'assemblée qui nous écoute, si nous entreprenions d'énoncer & de discuter les mots techniques que nous avons adoptés : ces détails feront l'objet d'un second mémoire, que M. de Morveau s'est chargé de rédiger"

 

Éliminer le phlogistique, introniser l'oxygène, des détails ? Sans doute, pour les brillants mécaniciens et mathématiciens à qui il s'adresse et pour lesquels la Chimie fait encore figure de "parvenue" dans la société académique. Il leur exposera donc "l'espèce de métaphysique" qui a inspiré les nomenclateurs et qui consiste en une réflexion sur les langues avec pour modèles les mathématiques et l'algèbre :

 

" L'algèbre est la méthode analytique par excellence : elle a été imaginée pour faciliter les opérations de l'esprit, pour abréger la marche du raisonnement, pour resserrer, dans un petit nombre de lignes, ce qui aurait exigé un grand nombre de pages de discussion".

 

L'algèbre est une véritable langue, ajoute-t-il, "comme toutes les langues, elle a ses signes représentatifs, sa méthode, sa grammaire, s'il est permis de se servir de cette expression : ainsi une méthode analytique est une langue ; une langue est une méthode analytique, & ces deux expressions sont, dans un certain sens, synonymes."

 

Après la caution des mathématiques, Lavoisier appelle celle de la philosophie. Son modèle ? La "Logique" de l'abbé de Condillac "ouvrage que les jeunes gens qui se destinent aux sciences ne sauraient trop lire, & dont nous ne pouvons nous dispenser d'emprunter quelques idées".

 

Une brève dissertation l'amène alors à énoncer les "trois choses à distinguer" dans toute science physique :

 

- La série des faits qui constitue la science ;

 

- les idées qui rappellent les faits ;

 

- les mots qui les expriment.

 

Le mot, début et achèvement de toute science.

 

"Le mot doit faire naître l'idée ; l'idée doit peindre le fait : ce sont trois empreintes d'un même cachet, & comme ce sont les mots qui conservent les idées & qui les transmettent, il en résulte qu'il serait impossible de perfectionner la science, si on n'en perfectionnait le langage, & que quelques vrais que fussent les faits, quelques justes que fussent les idées qu'ils auraient fait naître, ils ne transmettraient encore que des impressions fausses, si on n'avait pas des expressions exactes pour les rendre".

 

Ces mots qui trompent, Lavoisier les rencontre d'abord chez les alchimistes dont l'objectif premier était de ne surtout pas être compris du "vulgaire" et qui, dit-il, auraient eu bien des difficultés à trouver les mots pour transmettre à leurs lecteurs ce qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes.

 

Mais cette critique vise surtout ses contemporains, ces "chimistes systématiques" qui "ont rayé du nombre des faits ce qui ne cadrait pas avers leurs idées" et qui ont "dénaturé ceux qu'ils ont bien voulu conserver". Nul doute que les phlogisticiens n'allaient pas manquer de se sentir visés.

 

Restait maintenant à convaincre les chimistes européens de l'affirmation selon laquelle les mots proposés dans la nouvelle nomenclature étaient réellement les fidèles interprètes des faits.

 

Une réception "nuancée" de la part des académiciens français.

 

Baumé, Cadet, Darcet, et Sage, sont les quatre académiciens auxquels revient la charge de présenter un "Rapport sur la Nouvelle Nomenclature" présentée par Morveau, Lavoisier, Berthollet et Fourcroy. Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas réellement enthousiastes et qu'en ces années qui précèdent une tempête politique, ils sont loin de souhaiter le "matin du grand soir" d'une révolution chimique :

 

"Ce n'est pas encore en un jour qu'on réforme, qu'on anéantit presque une langue déjà entendue, déjà répandue, familière même dans toute l'Europe, & qu'on lui en substitue une nouvelle d'après des étymologies, ou étrangères à son génie, ou prises souvent dans une langue ancienne, déjà presque ignorée des savants, & dans laquelle il ne peut y avoir ni trace, ni notion quelconque des choses, ni des idées qu'on doit leur signifier".

 

Pourquoi choisir l'aventure, estiment-ils, quand l'ancien système s'avère encore utile ?

 

"La théorie ancienne qu'on attaque aujourd'hui est incomplète sans doute ; mais celle qu'on lui substitue n'a-t-elle pas ses embarras, ses difficultés ? Dans l'ancienne, nombre de phénomènes s'expliquent comme on peut, à l'aide du phlogistique… Dans la nouvelle c'est l'oxygène réuni aux bases acidifiables, qui forme ces mêmes acides ; mais qui nous dira ce qu'est l'oxygène ? Ce qu'est ce radical acide ? "

 

Qui nous dira ce qu'est l'oxygène ? Manifestement les Académiciens ne semblent pas avoir trouvé la réponse dans les mémoires des nomenclateurs. S'ils trouvent quand même quelques avantages à la nouvelle théorie, c'est ceux qu'elle doit à la précision et au calcul "auxquels la perfection de nos appareils a fourni l'analyse".

 

Ils choisissent donc de ne pas choisir :

 

"Nous dirons seulement que lorsque nous nous sommes permis ces réflexions, nous n'avons pas plus prétendu combattre la théorie nouvelle que défendre l'ancienne…

 

Nous pensons donc qu'il faut soumettre cette théorie nouvelle, ainsi que sa nomenclature, à l'épreuve du temps, au choc des expériences, au balancement des opinions qui en est la suite ; enfin au jugement du public, comme au seul tribunal d'où elles doivent & puisse ressortir.

 

Alors ce ne sera plus une théorie, cela deviendra un enchaînement de vérités, ou une erreur. Dans le premier cas, elle donnera une base solide de plus aux connaissances humaines ; dans le second elle rentrera dans l'oubli avec toutes les théories & les systèmes de physique qui l'auront précédée".

 

La faire rentrer dans l'oubli, tel est l'objectif des phlogisticiens qui ne ménagent pas leurs critiques.

 

Des mots durs, barbares, qui choquent l'oreille.

 

Le "Journal d’observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et sur les Arts et Métiers", dit plus simplement "Journal de Physique de l'abbé Rozier" est "la revue" scientifique européenne du moment. Guyton de Morveau, Lavoisier, Fourcroy y publient régulièrement. En septembre 1787 elle rend compte, d'une façon relativement neutre, de la nouvelle Nomenclature qui vient d'être publiée à Paris. Dans cette première présentation, le seul commentaire retenu est celui des commissaires de l'Académie. Mais l'attaque ne tardera pas.

 

Jean-Claude de la Métherie, directeur de la revue et l'un de ses principaux rédacteurs, ne perd pas de temps. Dès le mois d'octobre, il publie un "Essai sur la nomenclature chimique". La critique, radicale, s'y énonce en cinq points.

 

1°) Les changement de nom doivent se faire peu à peu, avec sagesse et circonspection alors que cette nomenclature propose de changer tout de suite la plupart des mots et "cela ne s'est jamais fait, ni ne peut se faire dans aucune partie de la langue".

 

2°) On doit s'éloigner le moins possible des mots anciens, ce qui n'est manifestement pas le cas, les auteurs de la nomenclature revendiquant le droit de changer "la langue que nos maîtres ont parlée" en ne faisant grâce à aucune dénomination qui leur semblerait impropre.

 

3°) On "consultera autant qu'on pourra l'analogie". Or comment imaginer du charbon dans le gaz incolore appelé "carbonique" ou dans la craie la plus blanche ?

 

4°) "On ne doit point négliger l'harmonie des mots, & on ne peut absolument s'écarter du génie de la langue. Un mot nouveau ne doit être ni dur, ni barbare, surtout dans un moment où on adoucit tous les mots, & sans doute trop. Les oreilles sont si délicates qu'on ne dit plus paille, cheval, &c. On prononce pâie, zeval, zeveux, &c."

 

Or, ajoute De la Métherie, la nomenclature emploie ces mots " durs, barbares qui choquent l'oreille, & ne sont nullement dans le génie de la langue française, tels que carbonate, nitrate, sulfate, &c… aussi la plus grande partie des savants français, & nos plus grands écrivains, tel que M. de Buffon, les ont blâmés dès l'instant qu'on les a proposés".

 

Faut-il croire que "phlogistique" ne heurte pas les oreilles "si délicates" des savants et écrivains français ? Se pourrait-il que "phlozistique" soit devenu la nouvelle prononciation à la mode dans les salons parisiens ?

 

Plus sérieux : c'est l'honneur même de la France qui est en jeu : "les étrangers font un reproche grave à la nation de ces nouveautés"

 

5°) Cinquième point : une nomenclature ne doit pas reposer sur des idées systématiques "car autrement chaque école ayant un système différent, aura une nomenclature différente". Or, ses auteurs l'affirment eux-mêmes, le propre de leur nomenclature est qu'elle repose sur un ensemble d'idées philosophiques. Élément supplémentaire à charge : celles-ci sont "regardées comme fausses par le plus grand nombre des savants, qui par conséquent ne peuvent se servir de ces mots ".

 

La critique n'épargne aucune proposition. Pourquoi azote et non pas ammoniacogène dans la mesure où cet élément est également présent dans l'ammoniac. Pourquoi hydrogène et pas éléogène car le "gaz inflammable" est également présent dans les huiles. Quel intérêt à remplacer charbon par carbone ?

 

Ce premier article libère la parole des lecteurs de la revue. Chacun en rajoute en témoignage d'indignation.

 

La guerre contre l'oxygène est déclarée.

 

Dans le numéro de décembre 1787 du journal de physique, le premier à intervenir souhaite rester anonyme. "La chimie est maintenant à la mode", dit-il, "Nos belles dames, longtemps avant que le lycée leur en offrît des leçons, avaient paru sur les bancs des diverses écoles". C'est pourquoi la nouvelle Nomenclature "était attendue avec impatience". D'où sa déception et le sentiment d'avoir été victime d'une publicité mensongère : "plus les noms placés à la tête de cet ouvrage sont propres à exciter l'intérêt du lecteur, moins ils sollicitent leur indulgence".

 

Et d'indulgence, il n'en a pas ! Il reproche, en particulier, à ces illustres scientifiques, leur mauvais usage du grec. Comment oser mutiler "les beautés" de cette langue en fabriquant des mots dont la moitié est empruntée au latin, l'autre au grec. Et surtout, observe-t-il, quand on maîtrise si mal la langue. Oxygène et hydrogène, écrit-il, "signifient précisément le contraire de ce qu'ont voulu les Auteurs de la Nomenclature. La traduction du premier mot est engendré par l'acide & non générateur de l'acide ; celle du second engendré par l'eau et non générateur d'eau". Chez les Grecs, ajoute-t-il, "Diogène voulait dire fils de Jupiter" et dans le vocabulaire usuel homogène signifie "généré de façon identique" et non pas "générateur des mêmes choses".

 

Quant à quelques mots "un peu ridicules", ajoute-t-il, "tels que calorique, carbone, carbonique, carbonate, &c. je n'en parlerai point ; c'est les premiers, c'est peut-être les seuls dont le public fera justice".

 

Notre auteur anonyme n'avait manifestement rien d'un Nostradamus. Qui peut imaginer qu'il fut un temps où "carbone" ne faisait pas partie du langage commun et qu'il n'a été imposé, il y a seulement un peu plus de deux siècles, que par un quarteron de chimistes français.

 

Pourtant "Carbone" a été une des cibles principales des adversaires de la nomenclature.

 

Oubliez ces carbonates, ces carbures…

 

Étienne-Claude de Marivetz, qui signe en faisant état de son titre de baron, vient tresser des couronnes au directeur du Journal de Physique, le "véritable journal des Savants", pour son combat contre la Nomenclature. Il fallait, dit-il, "que les Étrangers apprissent que cette innovation n'avait été reçue que dans peu de laboratoires ; il fallait que les générations futures, en lisant avec étonnement ce dictionnaire, apprissent comment furent accueillis ces muriates, ces carbonates, ces carbures, ces sulfates, ces sulfites, ces sulfures, ces phosphates, ces phosphures, ces oxydes, &c. &c. &c. Il fallait que l'on sût que ces mots bizarres ne furent reçus que dans le jargon des adeptes qui les avaient imaginés".

 

Bien vite, conclut-il, "les carbonates et les carbures auront été oubliés" et on ne lira plus cette nomenclature "que comme on lit encore l'Histoire de Pantalon-Phoebus".

 

L'éloge historique de Pantalon-Phoebus est un texte extrait du "Dictionnaire néologique à l'usage des beaux-esprits du siècle" publié en 1726 par l'abbé Desfontaines sous couvert d'un "avocat de Province". Il s'agit d'un dictionnaire destiné à répandre dans la Province le beau parlé parisien et dans lequel un cabaretier devenait un "marchand d'ivresse" et une soupe un "phénomène potager". Le dictionnaire en question ne pouvait évidemment que provoquer l'ironie des lecteurs de la fin du siècle.

 

Oublié, est donc Pantalon-Phoebus, mais le baron de Marivetz lui-même n'attirerait plus l'attention s'il n'avait été l'un des pourfendeurs des carbonates et carbures.

 

Christophe Opoix, Maître en Pharmacie à Provins, a été, en cette année 1787, reçu à l'Académie d'Arras, alors sous la présidence de Maximilien de Robespierre. Il constate d'abord que les chimistes des générations antérieures ont su trouver les mots aptes à attirer un public nombreux. La chimie "a fait partie de la bonne éducation, & les femmes mêmes ont fréquenté assidument les amphithéâtres sans s'y trouver étrangères ou déplacées".

 

Il s'en prend, ensuite, ouvertement à Lavoisier, le "brillant orateur de la nouvelle doctrine" :

 

"Je le sais, un nombreux auditoire applaudit encore à ces Messieurs, et semblent leur répondre d'un grand succès ; mais quand la mode, la nouveauté & l'enthousiasme seront passées, quand on ne frappera plus les yeux à grands frais par des appareils nouveaux et imposants ; quand le brillant orateur de la nouvelle doctrine cessera de la soutenir de son éloquence facile et séduisante, quand la science dépouillée de ces secours étrangers, n'offrira plus qu'un squelette hideux, qu'un travestissement bizarre, qu'un extérieur repoussant, comptera-t-on le même nombre d'auditeurs ? "

 

Et naturellement, il ne donne pas, lui non plus, beaucoup de chances de survie à la nomenclature :

 

"Voulez vous savoir ce que je prévois avec regret ? Dans peu d'années les amphithéâtres seront déserts, & la science entièrement négligée. Les gens du monde pourront-ils accommoder leurs oreilles à l'étrange dissonance & à la barbarie des termes ? Auront-ils le courage de surmonter cette barrière qui va séparer la science de la Chimie de toutes les autres ? Les personnes studieuses qui, par goût, se destinent aux sciences, mais qui ne sont encore déterminées par aucune, préfèreront-elles une science qui n'aurait plus de rapport avec aucune autre, & que quelques personnes réunies peuvent au premier instant changer à ne la rendre plus reconnaissable ? "

 

Après de telles charges, qui oserait encore défendre la réforme proposée ?

 

La Nomenclature se défend.

 

C'est d'Espagne que vient l'un des premiers plaidoyers. Pourtant, là aussi, elle connaît des résistances.

 

Un professeur de Chimie de Madrid témoigne : "La nouvelle Nomenclature choque trop les oreilles espagnoles pour qu'elles puissent s'y accommoder. La langue espagnole ne se prête pas à de pareilles innovations. Aussi un apothicaire de Madrid qui voulut employer le mot carbonate, a été surnommé docteur Carbonato…"

 

Le contrepied est pris par Juan Manuel de Aréjula (1755-1830), chirurgien-major des Armées Navales d'Espagne et ancien élève de Fourcroy à Paris :

 

"Lorsque je fus instruit avec le Public que MM. De Morveau, Lavoisier, Berthollet et De Fourcroy travaillaient à former une nouvelle Nomenclature chimique, personne n'attendit avec plus d'impatience que moi le résultat de ce grand travail. Elève de ce dernier Chimiste, pénétré de ses principes, & ayant appris de lui à connaître toute l'étendue des talents de ses illustres collaborateurs, que ne devais-je pas attendre, en effet, du concours des lumières de quatre savants dont chacun était déjà connu en Europe pour ses découvertes. Mon attente ne fut pas trompée ; et du moment que je pus lire la nouvelle Nomenclature, je résolus de la faire passer dans notre langue".

 

Mais qui aime bien châtie bien. Aréjula n'hésite pas à utiliser la méthode des réformateurs pour "adapter" un certain nombre des noms choisis. En premier lieu il choisit de s'interroger sur celui qui est le socle même de la nomenclature : l'oxygène.

 

Supposons, dit-il, "un homme commençant l'étude de la Science ; dès lors qu'il sait qu'oxygène signifie engendrant, formant des acides, n'est-il pas vrai que de la seule signification de ce mot il doit tirer comme autant de conséquences infaillibles,

 

1°) que tous les acides contiennent de l'oxygène.

 

2°) que tout corps combiné avec la portion d'oxygène à laquelle il est susceptible de s'unir, devient acide,

 

3°) que l'acidité et toutes ses propriétés seront d'autant plus sensibles, toutes choses d'ailleurs égales, que l'oxygène sera en plus grande quantité dans un corps,

 

4°) que le corps qui sera le plus susceptible d'absorber le plus d'oxygène, sera l'acide le plus puissant de la nature"

 

Or chacune de ces propositions est fausse. Il existe des acides sans oxygène, des oxydes qui n'ont pas de caractère acide. Quant à l'acidité d'un composé, elle n'est pas proportionnelle à la proportion d'oxygène qu'il contient.

 

Déjà Guyton de Morveau, dans son introduction à la Nomenclature, ne semblait pas très assuré de la justesse du mot. Nous avons adopté l'expression d'oxygène, dit-il, "à cause de la propriété bien constante de ce principe, base de l'air vital, de porter un grand nombre de substances avec lesquelles il s'unit à l'état acide, ou plutôt parce qu'il paraît être un principe nécessaire à l'acidité". Provoquer l'acidité d'un grand nombre de substances ou être un principe nécessaire à l'acidité… Ne faudrait-il pas choisir ?

 

Fourcroy est plus clair en expliquant le nom de l'oxygène par le fait que "le caractère ou la propriété la plus saillante" de ce corps "étant de former les acides, nous a engagés à tirer son nom de cette propriété remarquable".

 

Lavoisier lui-même est, à présent, bien loin de sa certitude initiale. Lui qui, dans son mémoire de 1777, déclarait que "l’air le plus pur, l’air éminemment respirable, est le principe constitutif de l’acidité : que ce principe est commun à tous les acides" déclare, à présent, dans son Traité élémentaire de chimie publié en 1789, avoir choisit le terme d'oxygène "parce qu'une des propriétés les plus générales de cette base est de former des acides".

 

Conclusion ? Ce mot qui fonde la nomenclature est mal choisi et n'est pas propre, constate Aréjula, "à remplir ni les intentions ni les principes" des réformateurs eux-mêmes. Il propose donc d'abandonner oxygène et, dans le même mouvement, d'oublier oxyde, oxydation, oxygénation, oxygéné.

 

Pour les remplacer par quoi ? Les candidats sont nombreux et Aréjula se souvient de l'air du feu (feuerluft) de Scheele qui lui semble représenter au mieux la propriété de ce gaz. Il propose donc de remplacer principe acidifiant par principe brûlant. Mais pour "se conformer à l'usage qui fait tirer du grec la plupart des noms techniques dans les sciences" il fait naître "arke-kayon" du grec arke, (principe) et kayon (brûlant).

 

Sans doute convient-il que "ce mot ne sonne pas aussi bien à l'oreille qu'oxygène", mais il fait remarquer que, prononcé en espagnol, on aurait arki-kayo, qui serait "bien loin d'être dur". Un oxyde deviendrait un arke-kaye qui pourrait s'abréger en kaye. Nous aurions ainsi des kayes d'argent, kayes de fer, &c. Ce qui signifierait littéralement brûlure d'argent, de fer…

 

Qu'est-il advenu de cette proposition ? Un coup d'œil sur un lexique français-espagnol contemporain nous indique que oxygène se traduit par oxigeno et oxyde par óxido. Le principe brûlant n'a pas remplacé le principe acidifiant. La Nomenclature des réformateurs français, même émaillée de termes impropres, l'a donc emporté, en Espagne comme ailleurs.

 

La victoire de l'oxygène.

 

Le réseau européen des phlogisticiens réuni autour du français De La Métherie, du Britannique Priestley, du Suisse Senebier était loin d'imaginer que, bientôt, seul serait utilisé le vocabulaire des réformateurs français. Le dynamisme des jeunes collaborateurs de Lavoisier, en particulier de Hassenfratz, allié à la notoriété internationale de Guyton De Morveau et de Berthollet, portent rapidement leurs fruits. Van Marum et la Hollande sont rapidement convertis. Watt et Blagden, en Angleterre, suivent le mouvement. Des supporters se découvrent également en Allemagne comme en Italie ou en Russie.

 

Plus que la Nomenclature, c'est le "Traité élémentaire de Chimie", publié en 1789 par Lavoisier qui achève la conquête. Ce premier cours de chimie, utilisant les nouveaux principes et les nouveaux termes, est rapidement traduit et adapté aux langues européennes.

 

Les Britanniques se contentent d'angliciser les termes (oxygen, hydrogen) tout en les corrigeant parfois (azote devient nitrogen). En Allemagne le grec redevient germanique. Oxygène devient Sauerstoff (de sauer, acide et Stoff , matière). Hydrogène se transforme en Wasserstoff (de Wasser, eau) et Azote en Stickstoff (de ersticken, étouffer).

 

La victoire tient d'abord à la caractérisation de nouveaux éléments et parmi ceux-ci des quatre particulièrement importants : l'oxygène, l'hydrogène, l'azote, le carbone. Peu importe, finalement, leur nom, c'est leur usage qui structure les nouveaux progrès en chimie. Ce sont eux que l'on retrouve dans les décompositions et synthèses qui sont les nouveaux outils de la chimie.

 

La rapidité de la victoire est d'autant plus inattendue que l'obstacle à franchir semblait particulièrement redoutable. Témoin de la réussite de cette "guerre éclair", l'amertume de ce professeur de Pise, l'un des défenseurs du dernier carré des phlogisticiens, dans une lettre publiée, de façon anonyme, par le Journal de Physique pour l'année 1789 :

 

"Je me souviens d'avoir entendu dire par un des Messieurs les réformateurs : "Messieurs, dans deux ans d'ici, il n'y aura plus de phlogistique en France". Ces Messieurs ont tenu parole. Voilà la France, quant à eux, bien déphlogistiquée. C'est là une dragonnade académique ; mais le pauvre phlogistique ainsi banni, poursuivi, chassé, où se réfugiera-t-il ? Nous le garderons en dépit de l'air vital, persuadés qu'il vaut mieux appliquer utilement son temps à de bonnes observations, que de s'occuper à faire des noms… "

 

Cette "dragonnade académique" annonçait-elle la tempête révolutionnaire à venir ? Ironie de l'histoire, parmi ses compagnons, Lavoisier en sera la seule victime. Ses collègues réformateurs se mettront au service de la Révolution et de la Nation en armes. L'hydrogène sera produit en quantité, selon la méthode mise au point par Meusnier et Lavoisier, pour gonfler les ballons d'observation dont le premier sera vu dans le ciel de Fleurus. La chimie sera mise à contribution pour produire et purifier le salpêtre de la poudre à canon ou encore pour tanner le cuir des souliers des soldats de la république.

 

Quand la situation politique se stabilisera et que les grandes écoles républicaines se mettront en marche, la chimie qui y sera enseignée sera celle des "chimistes français" et les cours qui seront dispensés s'inspireront largement du "Traité élémentaire de Chimie" publié en 1789 par Lavoiser.  

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On peut lire aussi :

 

 

Suivre le parcours de l’oxygène depuis les grimoires des alchimistes jusqu’aux laboratoires des chimistes, avant qu’il n’investisse notre environnement quotidien.

 

Aujourd’hui, les formules chimiques O2, H2O, CO2,… se sont échappées des traités de chimie et des livres scolaires pour se mêler au vocabulaire de notre quotidien. Parmi eux, l’oxygène, à la fois symbole de vie et nouvel élixir de jouvence, a résolument quitté les laboratoires des chimistes pour devenir source d’inspiration poétique, picturale, musicale et objet de nouveaux mythes.

 

À travers cette histoire de l’oxygène, foisonnante de récits qui se côtoient, s’opposent et se mêlent, l’auteur présente une chimie avant les formules et les équations, et montre qu’elle n’est pas seulement affaire de laboratoires et d’industrie, mais élément à part entière de la culture humaine.

 

feuilleter les premières pages

 

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voir aussi :

 

 

 

 

Un livre chez Vuibert.

 

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Dérèglement climatique, fonte des glaces, cyclones, sécheresses…, coupable : le dioxyde de carbone. Pourtant sans ce gaz il n’y aurait aucune trace de vie sur Terre.

 

L’auteur nous fait suivre la longue quête qui, depuis les philosophes de la Grèce antique jusqu’aux chimistes et biologistes du XVIIIe siècle, nous a appris l’importance du carbone
et celle du CO2.

 

L’ouvrage décrit ensuite la naissance d’une
chimie des essences végétales qui était déjà bien élaborée avant qu’elle ne s’applique au charbon et au pétrole. Vient le temps de la « révolution industrielle ». La chimie en partage les succès mais aussi les excès.

 

Entre pénurie et pollutions, le « carbone fossile » se retrouve aujourd’hui au centre de nos préoccupations. De nombreux scientifiques tentent maintenant d’alerter l’opinion publique.
 

Seront-ils entendus ?

 

Feuilleter les premières pages.

 

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