Par Gérard Borvon
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La France se prépare à soutenir la guerre d'indépendance américaine. Brest et sa région sont en pleine effervescence. Sébastien Le Braz, jeune chirurgien de marine, tient sont journal. Deux siècles plus tard, des fragments en sont retrouvés dans le grenier d'un manoir en cours de démolition dans sa ville natale de Landerneau.
Ce jour de juin 1777, je reçus, porté par un messager venu à Landerneau depuis Brest, une convocation du Chirurgien-Major de la Marine, Etienne Billard. Celui-ci m'avait pris en affection après que je l'aie assisté, en tant qu'aide chirurgien, dans une intervention délicate réalisée à l'hôpital maritime de Brest où il venait d'être affecté. Le nouvel hôpital était sommairement installé dans l'ancien séminaire des jésuites après le récent incendie qui avait ravagé les anciens bâtiments et il n'était pas toujours commode d'y opérer. Je devais, m'écrivait-on, rejoindre de toute urgence Brest dans le but d'accompagner le Chirurgien-Major auprès d'un illustre, et pour le moment anonyme, personnage en visite dans le port.
Le Chevalier me fit savoir que lui-même avait reçu de Bougainville l'invitation à le rejoindre à bord du Bien-Aimé, le navire de 74 canons qu'il commandait, afin d'assister à une parade maritime organisée pour un visiteur de marque - sans doute le même secret voyageur. L'explorateur, que chacun ici vénère, souhaitait, écrivait-il au Chevalier, qu'un homme "d'autant d'esprit fût encore plus pénétré de l'importance de la marine en la voyant en activité". Aussi célèbre soit-il Bougainville était tenu à l'écart par les officiers nobles qui, malgré son extrême culture et son extraordinaire carrière navale, ne lui pardonnaient pas ses origines roturières. L'invitation faite à de Boufflers n'était donc pas fortuite, il savait reconnaître dans le colonel du régiment de Chartres son équivalent terrestre. J'aurais moi-même accompagné le chevalier avec bonheur. Mon oncle Guillaume Mazéas ne tarissait pas d'éloges vis à vis de l'homme qui, en plus de sa brillante carrière politique, était un mathématicien confirmé et, comme lui-même, membre de la Royal Society de Londres, la célèbre académie des sciences britannique. Cependant je n'aurais pas à regretter la place qui m'avait été attribuée pendant cette journée qui restera, j'en suis certain, gravée dans ma mémoire.
A Brest, le Chirurgien-Major me reçut avec cordialité et ne résista pas au plaisir de m'annoncer la qualité de notre visiteur dont le titre de "Comte de Falkenstein" servait de fragile incognito à l'Empereur Joseph II d'Autriche, beau-frère de sa majesté. Je laisse imaginer l'émotion qui fut la mienne à cette nouvelle. La chance qui m'était accordée était d'autant plus grande que le "Comte" avait bien précisé qu'il refusait toute suite trop nombreuse. Il nous était demandé d'accompagner discrètement sa visite pendant les trois jours de son séjour à Brest afin de pouvoir éventuellement porter secours à tel ou tel membre de sa suite, ou à lui même, si par malchance le besoin s'en faisait sentir.
Joseph II d'Autriche, "Comte de Falkenstein".
L'Empereur était arrivé à Brest le vendredi 6 Juin dans l'après midi et avait pris résidence chez le traiteur Aimé dans la Grande Rue, ce qui causa le dépit de maints personnages se disputant l'honneur de le recevoir. Le Comte d'Orvilliers, commandant de la marine, le marquis de Langeron commandant des troupes de terre et le Comte du Chaffault, chef de l'escadre, le trouvèrent lisant son courrier quand ils se rendirent à son domicile. La visite fut brève le "Comte" souhaitant se reposer avant sa visite du lendemain dont le programme était particulièrement copieux.
Journée du 7 juin.
Le 7 Juin à 7 heures précises nous attendions l'Empereur auprès du grand bassin, ainsi que nous l'avait demandé le Comte d'Orvilliers qui devait l'accompagner depuis son domicile. Le groupe du "Comte" et de ses accompagnateurs arriva à 8 heures et demie et fit le tour du bassin où était en carénage Le Conquérant. Il s'y est fait expliquer le fonctionnement des portes permettant l'entrée et la sortie du navire, le travail nécessaire à la refonte d'un tel navire et en particulier la façon de remplacer une pièce défectueuse. Passant par l'atelier de serrurerie il fit mention du goût et de l'habileté pour cette discipline de son célèbre beau-frère dont il avait eu l'occasion de visiter l'atelier à Versailles au dessus de l'appartement privé du roi. Il rapporta que celui-ci lui avait confié que ses deux principales passions étaient la mécanique et le marine.
Nous nous rendîmes ensuite dans les locaux de l'Académie de Marine proches du bassin. Un voisinage dont se plaignaient les Académiciens tant le bruit généré par l'activité de la forme de radoub nuisait à la tenue de leurs réunions. La promesse du ministre Sartines, lors de son voyage à Brest et de sa visite à l'Académie, de construire un établissement digne de la noble Institution n'avait pour le moment pas eu de suite. L'Empereur fut reçu par le directeur de l'Académie, le capitaine de vaisseau Comte Le Bègue auquel s'étaient joints l'enseigne de vaisseau de Marguerie, secrétaire. Après avoir rapidement exposé à l'Empereur l'historique de l'Académie, ses objectifs et sa composition, M. Le Bègue lui fit visiter la salle des maquettes jouxtant la salle de réunion de l'Académie. Devant les modèles des différentes machines utilisées à l'arsenal, le secrétaire de l'Académie, qui lui en décrivait le fonctionnement, fut étonné par la connaissance qu'en avait le Prince. Il se dit même que celui-ci alla jusqu'à proposer à l'académicien de réfléchir à un problème jusqu'alors non résolu. Intéressé par la visite, l'Empereur cacha cependant mal son étonnement de voir les Académiciens si mal logés. En marque de remerciement, le Comte de Falkenstein se vit offrir un volume des Mémoires de l'Académie, doré sur tranche, qui lui fut porté à son domicile.
La suite de la visite fut une course au pas de charge : la poulierie, la corderie, la tonnellerie, la brasserie, les hangars au bois, le quai des ancres. Elle se termina vers une heure et quart par la visite du Glorieux, un vaisseau de 74 canons réputé pour sa performance, où l'Empereur se montra curieux du fonctionnement du moindre objet qui lui était présenté. Nous l'avons retrouvé après quatre heures à la cale de l'intendance où il s'embarqua sur le canot d'apparat portant les armes du roi pour rejoindre les ateliers de Pontaniou au fond de la rivière Penfeld. Il y a visité la salle des gabarits, les forges, les ateliers de menuiserie, d'avironnerie, de sculpture, de peinture, de mâture, de construction des chaloupes, pour retrouver le canot qui l'a transporté jusqu'à la cale de la pointe. Là, il est monté jusqu'aux batteries royales où il a pu admirer la disposition de l'escadre avant de redescendre au magasin des vivres. Il a demandé qu'on lui ouvre des barils de salaison. Après avoir vu les légumes et s'être fait expliquer les moyens de les conserver en mer, il voulu voir les pains et les biscuits de mer. Ayant voulu juger lui-même de leur qualité il se fit servir un assortiment de pains et de salaisons accompagné du vin servi à bord. Il était huit heures et demi quand il regagna son domicile. Si nous étions épuisés, le Comte semblait aussi vaillant qu'au début de la visite.
Cette visite m'avait fait découvrir un arsenal dont j'étais loin d'imaginer les richesses. Jamais à Paris je n'aurais pu observer tant de sciences et de techniques rassemblées. Jamais non plus je n'aurais pu imaginer de rencontrer, en une seule journée, tant de prestigieux capitaines.
Le port de Brest au temps de la guerre d'indépendance d'Amérique.
Dimanche 8 juin.
Nous avons retrouvé le Comte à bord du Robuste, un 74 canons commandé par La Motte Piquet. Le matin, après la revue des troupes sur le Champ de Bataille, il avait assisté à la messe célébrée par Monseigneur de La Marche, évêque de Léon, au Couvent des Dames où, nous a-t-on rapporté, il avait fait montre de sa piété en refusant le fauteuil et le prie-Dieu qui lui avaient été préparés pour rester agenouillé sur le pavé pendant toute la messe.
Après deux bords courus en rade, le vaisseau revint au mouillage. M. de la Motte Piquet avait invité à son bord quelques dames de qualité, curieuses de rencontrer le prince, pour animer la superbe collation qu'il avait fait servir dans la grande chambre. Grande fut leur déception en constatant que celui-ci n'y parut point, s'étant réfugié sur le gaillard d'avant qu'il ne quitta plus avant d'embarquer sur le Magnifique puis sur la Bretagne, le navire amiral de la flotte dont la taille le surprit.
Lundi 9 juin.
Le rythme de la visite ne s'est pas ralenti. Coup d'oeil au carénage à flot du Sphinx puis de celui du Zéphyr dans le bassin de Pontaniou. Ensuite passage à la forge où le travail sur une ancre de forte dimension lui fut présenté. Visite de l'hôpital du bagne suivi de celle de l'hôpital de la marine.
Après midi consacré à l'armement avec visite des ateliers de l'artillerie et participation à un exercice de tir réalisé par les soldats du corps royal de la marine et les apprentis canonniers. La rumeur a rapporté que l'Empereur lui-même aurait pointé un mortier avec succès.
Mardi 10 juin.
Le Comte de Falkenstein monta à cheval dès huit heures et se fit présenter, par le marquis de Langeron, les travaux des fortifications dont les plans lui avaient été présentés la veille. L'après midi fut consacré à l'observation de la célèbre machine à mâter travaillant à l'équipement du Glorieux qui, pour l'occasion, reçu ses mâts de misaine et de beaupré. Un canot l'attendait qui lui fit remonter la Penfeld pour une visite de la scierie et des forges de Villeneuve et des réserves des bois, immergés verticalement dans la vase, destinés à la confection des navires.
Au retour, le Comte, vraiment intéressé par les vaisseaux, voulu à nouveau contempler la Bretagne, la Ville-de-Paris et le Saint-Esprit en se faisant connaître les différentes fonctions de ces navires dans un combat naval.
Les fortifications de Brest.
Jeudi 11 juin.
Dernier jour de la visite. L'Empereur s'est rendu chez la Garde de le Marine où ces jeunes gens, pour une fois disciplinés, recevaient un cours de tactique navale en utilisant la "table d'évolutions navales" mise à leur disposition. Il souhaita également assister à la résolution, au tableau, des problèmes qui étaient soumis à ces futurs officiers.
L'après midi, à bord du Bizarre un 64 canons commandé par la Comte du Chaffault, il put assister à la mise en œuvre de l'enseignement théorique du matin. L'escadre entière, en manœuvre dans la rade, donnait le spectacle grandiose d'une flotte au combat.
C'est sur la dunette de l'Actif, le 64 canons du Comte d'Hector, major de la marine, que se termina la journée par un grand repas et un grand bal auxquels assistaient environ 150 personnes.
Avant son départ, le Comte reçu le comte d'Orvilliers, le marquis de Langeron et le Comte du Chaffault auxquels il fit part de sa satisfaction de constater qu'une si belle marine avait été mise entre de si bonnes mains.
Le Comte parti, les commentaires allèrent bon train. Même si on regrettait son peu de goût pour les mondanités, on s'étonnait de ses bonnes connaissances du milieu maritime et de sa soif d'en savoir encore plus. Chacun en profitait pour faire état des compliments qu'il avait reçus de l'empereur.
Pourtant, étant en retrait du cortège, j'avais perçu les inquiétudes de bien des ingénieurs et officiers craignant la visite d'ateliers où le matériel exposé était loin de répondre à la qualité et à la quantité nécessaires aux navires d'une flotte en état de marche. La vétusté de certains navires ne pouvait pas non plus échapper à un œil quelque peu éclairé et celui du Comte semblait l'être. Pourtant, à en croire Bougainville, dont les propos m'ont été rapportés par le Chevalier de Boufflers, Joseph II s'était répandu en compliments auprès de lui. Ce qu'il avait vu, disait-il " était encore bien supérieur à ce qu'il s'attendait à voir" ajoutant "qu'il ne se serait jamais figuré un assemblage pareils de forces actuelles et de moyens préparatoires pour de plus grandes encore".
Avait-il vraiment été dupe ? De Boufflers qui connaissait l'état d'impréparation de ses propres troupes, n'était pas loin de penser que ces propos avaient surtout été une marque de politesse vis à vis de personnes qui l'avaient reçu avec chaleur.