Nous avons tracé à grands traits les étapes ayant mené à la compréhension de la nutrition et de la respiration des plantes, c'est-à-dire à celle du cycle du carbone et de la production d'oxygène sur la planète Terre. Cependant, avant qu'ils s'intéressent aux plantes et qu'ils en comprennent l'importance, l'étude de l'alimentation et de la respiration des animaux avait été la première à occuper les "chasseurs d'air". Et parmi ceux-ci, Lavoisier.
Lavoisier et la respiration animale.
Nous avons déjà évoqué le mémoire de 1777 de Lavoisier sur les "Expériences sur la respiration des animaux et sur les changements qui arrivent à l'air par leur poumon". Il y reprend les expériences de Priestley en plaçant "un moineau franc sous une cloche de verre remplie d’air commun et plongée dans une jatte pleine de mercure".
Mais contrairement à son prédécesseur il analyse avec clairvoyance la nature de l'air méphitique qui reste dans la cloche et constate qu'il est constitué de deux parties.
Il met la première en évidence en faisant passer sous la cloche une solution d' alcali caustique (hydroxyde de potassium), dont il sait qu'elle est avide d'acide crayeux aériforme (ainsi qu'il nomme en ce moment le dioxyde de carbone, CO2). Il constate la diminution de 1/6ème du volume du gaz contenu sous la cloche, "d’où il résulte, conclut-il, que l’air vicié par la respiration contient près d’un sixième d’un acide aériforme, parfaitement semblable à celui qu’on retire de la craie".
Cependant, dans l'air qui reste après cette opération qui en élimine le dioxyde de carbone, un animal meurt immédiatement, une flamme s'éteint. Ce n'est donc par de l'air ordinaire. Ce nouvel air méphitique il l'appellera, plus tard, mofette puis azote.
Cette expérience lui confirme :
- Que l'air ordinaire est composé de deux fluides, l'un nécessaire à la combustion et à la respiration, l'autre incapable d'assurer ces fonctions.
- Que dans la respiration, un animal absorbe la partie respirable de l'air (notre O2) et rejette sensiblement le même volume d'acide crayeux aériforme (notre CO2).
Que se passe-t-il dans le poumon ?
"L’opinion la plus généralement répandue n’attribuait à ce fluide (l'air) d’autres usages que ceux de rafraîchir le sang lorsqu’il traverse les poumons" écrit Lavoisier dans un texte daté de 1780. C'est en effet une opinion commune. Le poumon n'aurait pour rôle que celui d'une pompe aspirante et refoulante qui aspirerait un air frais pour refroidir le sang circulant dans ses vaisseaux, comme le fait l'eau, aujourd'hui, dans le radiateur d'une automobile.
Il comprend que le sang subit, en réalité, une réaction chimique et émet deux hypothèses :
"ou la portion d’air éminemment respirable contenue dans l’air de l’atmosphère est convertie en acide crayeux aériforme en passant par le poumon ; ou bien il se fait un échange dans ce viscère : d’une part, l’air éminemment respirable est absorbé, et, de l’autre, le poumon restitue à la place une portion d’acide crayeux aériforme presque égale en volume".
Connaissant les expériences de Priestley sur le sang, qui est rouge dans une atmosphère d'air éminemment respirable mais qui devient noir dans l'acide crayeux aériforme, il semble pencher vers la deuxième hypothèse. Cependant, avant de se prononcer, il lui faudra encore réaliser bien des expériences qui, dit-il, "jetteront encore un nouveau jour, non-seulement sur la respiration des animaux, mais encore sur la combustion ; opérations qui ont encore entre elles un rapport beaucoup plus grand qu’on ne le croirait au premier coup d’œil".
Les premières réponses se trouvent dans un mémoire sur la chaleur publié en 1780 par Lavoisier et Laplace. Les acteurs de ces expériences sont des cochons d'Inde, animaux dont Lavoisier considère qu'ils sont doux et que "la nature ne leur a donné aucun moyen de nuire". Par ailleurs "ils sont d'une constitution robuste, faciles à nourrir ; ils supportent longtemps la faim et la soif ; enfin ils sont assez gros pour produire en très peu de temps des altérations sensibles dans l'air qu'ils respirent" (mémoire de 1789).
Ces premières expériences de 1780 ont pour objectif d'établir une corrélation entre respiration et combustion. L'homme comme le cochon d'Inde sont en effet différents des plantes : par un mécanisme particulier ils doivent maintenir la température de leur corps. La quantité de chaleur ainsi produite doit nécessairement être liée à la réaction chimique qui en est la source. L'étude de la respiration animale est donc l'occasion pour Laplace et Lavoisier de mettre en œuvre une technique de mesure de la chaleur, particulièrement judicieuse, qu'ils sont les premiers à avoir utilisée.
Alors que l'habitude est prise, par nombre de nos contemporains, de surveiller la quantité de calories apportées par leur consommation alimentaire journalière ou même de calculer celles perdues par un effort physique, il ne nous semble pas inutile de revenir aux sources de ce savoir.
Savoir mesurer la chaleur.
Lavoisier développera ses conceptions de la chaleur dans un mémoire daté de 1783. À l’image du "fluide électrique", il imagine qu’il existe un "fluide igné" qui serait la matière de la chaleur. Plus précisément, il distingue deux types de chaleurs. L’une, la "chaleur libre", est celle qui circule naturellement d’un corps chaud vers un corps froid en élevant la température de l’un et en abaissant celle de l’autre. La seconde, la "chaleur combinée", est celle qui, par exemple, va faire fondre la glace sans que sa température ne varie.
Le lien entre les deux ?
"La chaleur qui disparaît au moment où la glace se convertit en eau, est de la chaleur qui passe de l’état libre à l’état combiné ; cette quantité de chaleur est constante et déterminée. On a observé, en effet, que, pour fondre une livre de glace, il fallait une livre d’eau à 60 degrés d’un thermomètre à mercure divisé en quatre-vingts parties : il n’existe plus de glace quelques instants après ce mélange, et toute l’eau est exactement à zéro du thermomètre. Il est clair que, dans cette expérience, la quantité de chaleur nécessaire pour élever une livre d’eau, de zéro du thermomètre à 60 degrés, a été employée à fondre une livre de glace, ou, en d’autres termes, que cette chaleur a passé de l’état libre à l’état combiné."
La fusion de la glace est donc un bon moyen de mesurer une quantité de chaleur, le thermomètre n’étant, de son côté, qu’un moyen de repérer une température. De là, un dispositif imaginé par Laplace :
"Nous n’avons encore de moyen exact pour remplir cet objet que celui imaginé par M. de Laplace (Voy. Mém. de l’Acad., 1780, page 364). Il consiste à placer le corps et la combinaison d’où se dégage la chaleur au milieu d’une sphère creuse de glace : la quantité de glace fondue est une mesure exacte de la quantité de chaleur qui s’est dégagée".
Le mémoire de 1780, auquel Lavoisier nous renvoie, est effectivement un véritable cours de calorimétrie qui pourrait valoir à Laplace et Lavoisier le titre de fondateurs de cette discipline. Des termes, encore utilisés, y sont définis : capacité de chaleur (aujourd’hui « capacité calorifique »), chaleur spécifique. Une unité de mesure est même proposée : la quantité de chaleur "qui peut élever d’un degré la température d’une livre d’eau commune".
Après l’unité, l’appareil de mesure.
Lavoisier lui donne le nom de "calorimètre" tout en s’excusant d’avoir ainsi réuni "deux dénominations, l’une dérivée du latin (calor), l’autre dérivée du grec" (mètre), se justifiant par le fait que "en matière de science on pouvait se permettre moins de pureté dans le langage, pour obtenir plus de clarté dans les idées". Il est vrai que le mot de "thermomètre", issu du seul grec, était déjà pris.
Le calorimètre est dérivé de l’idée de la sphère de glace creuse. Une enceinte extérieure est remplie de glace. Elle sert de couche isolante constamment maintenue à zéro degré de température.
À l’intérieur, un volume lui-même rempli de glace comporte, en son centre, un espace grillagé pour contenir le corps qui apporte de la chaleur. Celle-ci sera mesurée par le volume de glace fondue.
Au préalable, les expérimentateurs auront déterminé la chaleur latente de fusion de la glace, c’est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire pour faire fondre une masse donnée de glace : "La chaleur nécessaire pour fondre la glace est égale aux trois quarts de celle qui peut élever le même poids d’eau de la température de la glace fondante à celle de l’eau bouillante." Nous laisserons, encore une fois, aux apprentis physiciens qui le souhaiteraient, le soin de vérifier que cette valeur est proche de nos mesures contemporaines.

Un cochon d'Inde passera de la cloche de verre, à droite, au calorimètre, à gauche.
Lavoisier, Mémoire sur la Chaleur, 1780
Mais revenons à nos cochons d'Inde.
Les cochons d'Inde et la respiration.
L'expérience consiste :
- premièrement à faire brûler un marceau de charbon sous une cloche renversée sur une cuve de mercure et déterminer la quantité "d'air fixe" produit par la combustion d'une masse donnée de charbon.
- deuxièmement à faire brûler le charbon dans le calorimètre et à mesurer la quantité de glace fondue par la combustion de la même masse.
- troisièmement à glisser un cochon d'Inde sous la même cloche, à le retirer à travers le mercure quand il commence à suffoquer et à mesurer la quantité d'air fixe produite.
- quatrièmement à placer le même cochon d'Inde dans le calorimètre et à mesurer la quantité de glace fondue pendant le temps correspondant à l'expérience précédente.
Les détails de l'expérience occupent plusieurs pages illustrant toutes les précautions prises. Contentons-nous de la conclusion.
Après dix heures dans le calorimètre, et après corrections des mesures, les auteurs considèrent que la respiration du cochon d'Inde a fait fondre 10,50 onces de glace et produit 224 grains d'air fixe.
Une expérience parallèle a montré que, de son côté, la combustion d'un morceau de charbon faisait fondre 10,38 onces de glace quant elle produisait ces mêmes 224 grains d'air fixe.
Une telle coïncidence imposait une conclusion :
"La respiration est donc une combustion, à la vérité fort lente, mais d’ailleurs parfaitement semblable à celle du charbon ; elle se fait dans l’intérieur des poumons, sans dégager de lumière sensible, parce que la matière du feu, devenue libre, est aussitôt absorbée par l’humidité de ces organes : la chaleur développée dans cette combustion se communique au sang qui traverse les poumons, et de là se répand dans tout le système animal.
Ainsi l’air que nous respirons sert à deux objets également nécessaires à notre conservation ; il enlève au sang la base de l’air fixe dont la surabondance serait très-nuisible ; et la chaleur que cette combinaison dépose dans les poumons répare la perte continuelle de chaleur que nous éprouvons de la part de l’atmosphère et des corps environnants".
Les poumons considérés comme le lieu d'une combustion dont le sang transporterait la chaleur dans l'ensemble du corps… La description, vue par les biologistes, nos contemporains, peut paraître simpliste mais c'est encore le schéma qui persiste dans l'opinion générale. "Brûler des calories" est, en effet, devenu une expression usuelle même si elle n'a scientifiquement aucun sens.
Ces considérations nous invitent à passer, avec Lavoisier et Séguin, du Cochon d'Inde à la machine humaine.
Lavoisier, Seguin et la respiration humaine.
Armand Jean François Seguin (1767-1835) est un chimiste qui fera fortune dans le tannage chimique des cuirs réalisé dans une manufacture installée sur une île de la Seine qui porte aujourd’hui son nom. Cette industrie est de première importance au moment où il faut équiper les soldats de la République, puis de l’Empire, en souliers et articles divers.
Le mémoire sur "la respiration des animaux", qu’il signe avec Lavoisier et qui est publié dans les Mémoires de l’Académie des sciences pour l’année 1789, est resté célèbre par son caractère spectaculaire. Les auteurs souhaitent d'abord mettre en évidence l'importance de leur travail :
"La respiration est une des fonctions les plus importantes de l’économie animale, et, en général, elle ne peut être quelque temps suspendue sans que la mort en soit une suite inévitable. Cependant, jusqu’à ces derniers temps, on a complètement ignoré quel est son usage, quels sont ses effets ; et tout ce qui est relatif à la respiration était au nombre de ces secrets que la nature semblait s’être réservés".
Lever un des plus importants secrets de la Nature ! Telle est bien l’ambition de ce mémoire. Le modèle de la "respiration/combustion" est à nouveau formulé :
"Dans la respiration, comme dans la combustion, c’est l’air de l’atmosphère qui fournit l’oxygène et le calorique ; mais, comme dans la respiration, c’est la substance même de l’animal, c’est le sang qui fournit le combustible, si les animaux ne réparaient pas habituellement par les aliments ce qu’ils perdent par la respiration, l’huile manquerait bientôt à la lampe, et l’animal périrait, comme une lampe s’éteint lorsqu’elle manque de nourriture".
Cette hypothèse inspire à ses auteurs des accents lyriques :
"On dirait que cette analogie qui existe entre la combustion et la respiration n’avait point échappé aux poètes, ou plutôt aux philosophes de l’Antiquité, dont ils étaient les interprètes et les organes. Ce feu dérobé du ciel, ce flambeau de Prométhée, ne présente pas seulement une idée
ingénieuse et poétique, c’est la peinture fidèle des opérations de la nature, du moins pour les animaux qui respirent : on peut donc dire, avec les Anciens, que le flambeau de la vie s’allume au moment où l’enfant respire pour la première fois, et qu’il ne s’éteint qu’à sa mort".
Après les cochons d'Inde le moment est alors venu de voir comment l'homme, lui-même, nourrit la flamme qui le maintient en vie.
Le compagnon de Lavoisier est un homme résolu. "Quelque
pénibles, quelque désagréables, quelque dangereuses même que fussent les expériences auxquelles il fallait se livrer, M. Seguin a désiré qu’elles se fissent toutes sur lui-même", écrit Lavoisier dans son compte-rendu.
Différentes situations sont testées, depuis le repos absolu jusqu’à un effort soutenu en passant par les périodes de digestion. On mesure l’air consommé et le rythme cardiaque. Des lois semblent lier ces données à l’effort réalisé :
"Ces lois sont même assez constantes, pour qu’en appliquant un homme à un exercice pénible, et en observant l’accélération qui résulte dans le cours de la circulation, on puisse en conclure à quel poids, élevé à une hauteur déterminée, répond la somme des efforts qu’il a faits pendant le temps de l’expérience".

Expérience de Lavoisier et Seguin sur la respiration.
(Traditionnellement cité comme « Sépia de Madame Lavoisier »)
Et voici que la mesure de l'émission de dioxyde de carbone pendant la respiration devient matière à réflexion sur la révolution sociale !
Souvenons-nous de la date de cette publication : 1789. Il n’est pas sans intérêt de suivre Lavoisier sur le chemin de traverse qu’il emprunte en marge de ses réflexions scientifiques.
"Tant que nous n’avons considéré dans la respiration que la seule consommation de l’air, le sort du riche et celui du pauvre étaient les mêmes ; car l’air appartient également à tous et ne coûte rien à personne ; l’homme de peine qui travaille davantage jouit même plus complètement de ce bienfait de la nature. Mais maintenant que l’expérience nous apprend que la respiration est une véritable combustion, qui consume à chaque instant une portion de la substance de l’individu ; que cette consommation est d’autant plus grande que la circulation et la respiration sont plus accélérées, qu’elle augmente à proportion que l’individu mène une vie plus laborieuse et plus active, une foule de considérations morales naissent comme d’elles-mêmes de ces résultats de la physique.
Par quelle fatalité arrive-t-il que l’homme pauvre, qui vit du travail de ses bras, qui est obligé de déployer pour sa subsistance tout ce que la nature lui a donné de forces, consomme plus que l’homme oisif, tandis que ce dernier a moins besoin de réparer ? Pourquoi, par un contraste choquant, l’homme riche jouit-il d’une abondance qui ne lui est pas physiquement nécessaire et qui semblait destinée pour l’homme laborieux ?
Gardons-nous cependant de calomnier la nature, et de l’accuser des fautes qui tiennent sans doute à nos institutions sociales et qui peut-être en sont inséparables. Contentons-nous de bénir la philosophie et l’humanité, qui se réunissent pour nous promettre des institutions sages, qui tendront à rapprocher les fortunes de l’égalité, à augmenter le prix du travail, à lui assurer sa juste récompense, à présenter à toutes les classes de la société, et surtout aux classes indigentes, plus de jouissances et plus de bonheur".
Propos teintés d'humanisme qui ne peuvent faire oublier à ses adversaires que l’homme de la "révolution chimique", celui qu’on accusait de dragonnades intellectuelles, est également le fermier général accusé de ruiner le peuple. Parmi tous ses confrères chimistes, il sera le seul à être englouti par le tourbillon de la révolution sociale. Il ne revendiquait cependant, du moins l’affirme-t-il en conclusion de son mémoire, que le droit de poursuivre son action dans le silence de son laboratoire.
"Nous terminerons ce mémoire par une réflexion consolante. Il n’est pas indispensable, pour bien mériter de l’humanité et pour payer son tribut à la patrie, d’être appelé à ces fonctions publiques et éclatantes qui concourent à l’organisation et à la régénération des empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son laboratoire et de son cabinet, exercer des fonctions patriotiques ; il peut espérer, par ses travaux, de diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine ; d’augmenter ses jouissances et son bonheur, et n’eût-il contribué, par les routes nouvelles qu’il s’est ouvertes, qu’à prolonger de quelques années, de quelques jours même, la vie moyenne des hommes, il pourrait aspirer aussi au titre glorieux de bienfaiteur de l’humanité".
Diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine… augmenter ses jouissances et son bonheur… C'est par cet appel d'un chimiste des lumières à une science idéalisée que nous terminerons cette première partie consacrée à la quête de cet air qui a été, tour à tour, méphitique, sylvestre, fixe, phlogistiqué, crayeux, charbonneux, carbonique… et dont on sait à présent qu'il est l'élément essentiel de la vie végétale et donc de la vie animale, la nôtre : le CO2.