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19 janvier 2024 5 19 /01 /janvier /2024 15:45

 

 

Dans son chapitre X de "L'homme et la Terre", Élisée Reclus traite des rapports entre science et religion : "L’évolution dans laquelle l’humanité se trouve actuellement engagée a créé une opposition bien tranchée, une guerre sans merci, entre la science, c’est-à-dire la recherche objective de la vérité, et l’ensemble des sentiments, des croyances et des survivances fétichistes que l’on appelle religion."

 

Pour autant, si la science à ouvert la boîte de Pandore, il ne faut pas croire, dit-il, que tous les savants soient des héros.

 

Son analyse reste d'une étonnante actualité.

 

L’humanité n’a pas besoin de Souverain Pontife.

 

"Ainsi le soin de la santé publique n’est plus du ressort de l’Église. Le soin de la santé morale lui échappe également de plus en plus, et de toutes parts la société se révolte contre elle pour lui retirer l’enseignement, De même que le pape, après avoir brigué la domination absolue dans le monde entier, a fini par avoir pour limites de son empire les murs de son palais, de même l’Église se voit arracher successivement toutes les maîtrises qu’elle revendiquait dans la direction des intelligences et des volontés. Bouddha, Jésus, ni Mahomet ne peuvent la renseigner à cet égard : l’humanité n’a pas besoin de Souverain Pontife. Bien plus, il n’est pas une religion qui puisse satisfaire d’une manière complète le mystique entraîné par les illusions du rêve : si désireuse qu’elle soit de faire bon accueil au prosélyte, chacune d’elles est cependant encore trop précise dans ses dogmes, sa tradition, son histoire, pour ne pas gêner ceux dont la fantaisie vagabonde dans l’infini de l’espace et du temps. L’Église et les Églises ne sont que des moments dans la série de l’histoire humaine, et le sentiment poétique les déborde de toutes parts. Combien plus vaste est le chant du mystère ! L’homme n’est-il pas comme un point imperceptible dans l’immense nature ? Les "larmes des choses", suivant l’expression du poète romain, ont ému de tout temps, même avant la venue des Dieux. Dans la société future, comme dans la société présente, les amours déçues, la mort prématurée des jeunes et des bons, la lutte pour l’existence, ne sont-ce pas là des problèmes sur lesquels on rêvera longtemps avec douleur ou mélancolie et qui pénètrent l’individu de profondes émotions que nulle secousse religieuse ne pourrait dépasser ?"

 

La science ne cherche que le vrai, dût ce vrai apporter le désastre avec lui.

 

"Mais, quoique la science nous révèle un monde sans bornes de phénomènes admirables, sollicitant des transports d’émerveillement et d’enthousiasme, elle n’en procède pas moins à son œuvre avec calme et sérénité, ne cherchant que le vrai, dût ce vrai apporter le désastre avec lui. A elle d’ouvrir la boîte de Pandore, quand même l’espérance devrait également en fuir à jamais ! A cet égard, la science a ses martyrs comme la religion, mais des martyrs bien autrement désintéressés, puisqu’ils ne s’imaginent point qu’ils iront, à leur mort, s’asseoir « à la droite de Dieu », accueillis par le concert des anges. Les expériences que le médecin fait sur son propre corps en essayant l’effet des poisons ou des remèdes périlleux, la greffe et le traitement des maladies contagieuses le mènent simplement à de pénibles souffrances et à la mort sans qu’il ait d’autre satisfaction que de bien faire. Du reste, il n’y a point à l’en féliciter, car l’homme qui a le bonheur de suivre sa voie personnelle, de cheminer sur le sentier qu’il se fraie vers l’inconnu, a les joies incomparables que donnent la découverte et la contemplation de la vérité conquise."

 

Il ne faut pas croire que tous les savants soient des héros.

 

"Toutefois, il ne faut pas croire que tous les savants soient des héros, et même on doit reconnaître que la plupart portent aussi le « vieil homme » en eux. Ils courent, au point de vue moral, un danger particulier qui provient d’une trop grande spécialisation : lorsqu’ils n’ont plus que leurs études propres dans la part de l’horizon vers laquelle ils se sont tournés, ils risquent fort de perdre l’équilibre de la vie normale, de se rapetisser et de s’amoindrir dans toutes les branches qu’ils ont négligées, et l’on est très souvent étonné de constater en eux une opposition extraordinaire entre leur génie, ou du moins leur grand savoir, et de petits côtés ridicules ou mesquins. Les passions, les intérêts privés, la basse courtisanerie, les jalousies perfides se rencontrent fréquemment dans le monde des savants, au grand détriment de la science elle-même. On est également stupéfait de voir que la survivance des haines nationales s’est maintenue dans la recherche de la vérité, patrimoine commun des hommes. L’habitude est encore très fréquente de diviser le domaine de la science d’après les patries respectives. Chaque homme de science n’est qu’un représentant de l’immense humanité pensante, et, s’il lui arrive de l’oublier, il diminue d’autant la grandeur de son œuvre.

 

Pourtant l’on ose même émettre la prétention bizarre de rétrécir la science aux intérêts d’un parti, d’une classe, d’un souverain ! Certes, tel fameux chimiste — Thénard, dit-on — prêta largement au rire lorsqu’il présenta au roi Louis-Philippe « deux gaz qui allaient avoir l’honneur de se combiner devant lui », mais fallait-il rire ou pleurer lorsqu’on entendit un professeur éminent, ayant peut-être à se faire pardonner son nom français, revendiquer un privilège inestimable pour les savants allemands, celui d’être les gardes du corps intellectuels de l’impériale maison des Hohenzollern ?

 

Si tels savants se font gloire de servir le maître, il en est d’autres qui ont la prétention d’êtres maîtres eux-mêmes. Pendant un temps, sous l’influence du socialisme primitif des saint-simoniens et des comtistes, un article de foi semblait prévaloir : comme une grande usine discrètement conduite par des ingénieurs, la société devait être gérée, pour un temps du moins, par des techniciens et des artistes, c’est-à-dire précisément par les chefs des écoles nouvelles, visant, eux aussi, à l’infaillibilité. Jusqu’à maintenant, ces ambitions ne sont point encore réalisées, même au Brésil, où pourtant l’école positiviste de Comte a fait semblant de diriger la politique nationale, livrée comme ailleurs à la routine et au caprice. Il est certain que, constitués en classes et en castes, comme les mandarins chinois, les savants d’Europe les plus forts dans leurs spécialités respectives seraient aussi mauvais princes que tous autres gouvernants et se laisseraient d’autant plus facilement persuader de leur supériorité essentielle sur le commun des hommes qu’ils seraient réellement plus instruits.

 

Déjà, bien avant de détenir le pouvoir, nombre de savants, et surtout ceux qui occupent les positions les plus hautes, ont grand souci de l’effet produit par tel ou tel enseignement. C’est ainsi qu’au mois de septembre 1877, lors de la réunion des naturalistes à Munich, un grand combat fut suscité au sujet de la théorie d’évolution qui, sous le nom de « darwinisme », agitait alors le monde. Or, par un singulier déplacement du point de vue, la grosse question qui se débattit ne fut point celle de la vérité en elle-même, mais des conséquences sociales qui découleraient des idées nouvelles. Les préoccupations d’ordre économique et politique hantaient tous les esprits, même ceux qui eussent voulu s’y dérober. Le « progressiste » Virchov, très misonéiste malgré sa profonde science, attaqua violemment la théorie nouvelle de l’évolution organique et résuma sa pensée dans cette sentence finale qu’il croyait décisive : « Le darwinisme mène au socialisme ». De son côté, Haeckel et, avec lui, tous les disciples de Darwin présents au congrès, prétendirent que la théorie préconisée par lui portait le coup de grâce aux socialistes, et que ceux-ci, pour prolonger pendant quelque temps leurs illusions déplorables, n’avaient qu’à faire la conspiration du silence contre les ouvrages du maître[25]. Mais les années se déroulèrent. Malgré les objurgations de Virchov et de Haeckel, l’histoire continua son cours, et le socialisme fit son entrée dans le monde parallèlement au darwinisme qui pénétrait dans la science. Les deux révolutions se sont parfaitement accordées, et nombreux sont les savants qui nous ont expliqué, après coup, pourquoi il devait en être ainsi. Il ressort du moins de l’incertitude de leurs prophéties que les pédants groupés en caste intéressée ne représentent nullement la science, et que celle-ci se développe sans leur concours officiel dans les mille intelligences des hommes qui cherchent isolément, passionnés seulement pour le vrai. C’est par le renouvellement continu que se fait le progrès du savoir, et nul homme ne peut créer, nul même ne peut apprendre s’il ne cherche à s’incorporer la connaissance nouvelle en toute droiture et sincérité. C’est dans l’effort libre de chaque individu que gît tout le problème de renseignement."

 

 

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